Semence : de la sélection paysanne aux entreprises semencières
Inf’OGM inaugure avec cet article, plus qu’une nouvelle rubrique, une nouvelle fonction : celle de servir de veille citoyenne d’informations sur les semences, au sens large, pendant logique à son travail d’information sur les OGM depuis maintenant quatorze ans. Ce travail sera réalisé en partenariat avec d’autres acteurs impliqués sur les semences, comme notamment le Réseau Semences Paysannes (*). Pour son premier article dans ce cadre, Inf’OGM retrace une brève histoire de la sélection semencière, depuis celle réalisée par les paysans, jusqu’à celle des entreprises semencières.
Comparé aux 250 000 espèces de plantes répertoriées dans le monde, le nombre d’espèces de plantes cultivées pour l’alimentation est, lui, très réduit : sur les 30 000 espèces qui seraient comestibles, 350 à 400 ont été domestiquées depuis 10 000 ans (dont seulement 80 pour les grandes cultures et les légumes), et « 30 cultures seulement représentent [aujourd’hui] 95 % de l’énergie apportée par l’alimentation humaine, qui est dominée par le riz, le blé, le maïs, le millet et le sorgho » [1]. D’autres sources avancent bien sûr des chiffres différents (cf. encadré ci-dessous), mais la tendance est la même : une poignée d’espèces fournit aujourd’hui la majeure partie de notre diète alimentaire. Comment en est-on arrivé là ?
Écoutons André Charrier, professeur à l’école d’agronomie de Montpellier, nous résumer cette évolution : « Dans le cas des plantes et des animaux, la sélection, d’empirique, devient scientifique [au XIX° siècle] avec Mendel. Ce changement d’échelle, cette accélération, conduisent à une hyperspécialisation des plantes et des animaux. Les espèces considérées comme les plus adaptées aux demandes immédiates sont favorisées. La sélection entraîne la mise en place d’entreprises spécialisées de production de semences et de races améliorées. Dès lors, la diffusion des variétés améliorées fait l’objet d’un commerce sans commune mesure avec les échanges des siècles passés, d’une importante activité économique qui génère des règles spécifiques, notamment la protection des variétés » [2].
Tant que l’homme vivait de la cueillette, c’est la sélection naturelle qui s’exerçait sur les plantes, en favorisant les caractères propices à la reproduction : graines à égrenage facile, graines vêtues, voire dormantes [3]. Signalons toutefois que certaines plantes cultivées repoussent en dehors des champs, dans le milieu naturel, comme le colza. Aux débuts de l’agriculture (entre – 12 000 et – 8000 ans suivant les régions), l’homme s’est mis à ressemer les graines : il a donc cherché à domestiquer des plantes, par exemple en gardant celles sur lesquelles les graines ne se détachaient pas de la tige avant d’arriver à maturation, permettant ainsi leur récolte. D’autres caractères ont aussi été sélectionnés : robustesse, goût, critères de transformation, résistances aux maladies… D’une génération à l’autre de plantes, les agriculteurs ne conservaient que les plantes les plus adaptées à leurs conditions de culture et à leurs besoins, les plus saines, sélectionnées « dans la masse » – d’où le terme de « sélection massale ». Qualifiée d’empirique par la science moderne, cette sélection prend sa source dans des savoirs dits « traditionnels » très sophistiqués. A l’instar du maïs, cette sélection a souvent conduit, pour les céréales, à favoriser des plantes à une seule tige (donc diminution du tallage), gros épi unique (au lieu de multiples petits épis), grains gros et nus (pour faciliter sa récolte et transformation), absence de dormance, et, suivant les espèces, comme pour les légumineuses, gousses fermées. On le constate : des critères différents de ceux de la sélection naturelle, qui font que des plantes cultivées aujourd’hui ont plus de mal à se reproduire seules dans la nature [4], notamment les hybrides, au-delà de quelques générations.
Cette domestication a conduit à une réduction du nombre d’espèces utilisées pour l’alimentation. Mais le nombre de plantes cultivées n’a, lui, cessé de croître, par création ou renouvellement constant de la diversité des plantes cultivées par les agriculteurs, jusqu’à ce que les semenciers privés s’emparent de la sélection. Bonneuil et Gouyon notent, à propos des sélections paysannes : « Comme Darwin l’a fait remarquer, la sélection s’exerçant à chaque instant sur des milliards de plantes possède une puissance créatrice immense. Elle trie les variations favorables partout où elle agit. […]. Les semenciers ont beau savoir, et proclamer, que la diversité est leur matériau de base, qu’elle leur est nécessaire, ils ne peuvent pas réaliser à eux seuls le formidable travail qu’effectuait l’ensemble sélection-mutation-recombinaison sur des milliards de plantes. Ceux qui imaginent qu’avec quelques opérations de transgenèse (même des centaines), on peut en faire autant, n’ont pas la notion quantitative du phénomène et se bercent de rêves technologiques sans fondement scientifique » [5].
L’arrivée des sélectionneurs, au cours de la seconde moitié du XIX° siècle, a eu pour effet de concentrer les efforts de sélection sur un nombre toujours plus restreint d’espèces, diminuant ainsi la diversité interspécifique. La sélection acquiert en effet un caractère plus systématique, avec notamment les lignées pures (cf. glossaire) de Louis de Vilmorin en 1856 (pour les plantes autogames – à auto-fécondation, comme le blé, l’orge ou l’avoine) ; et avec les hybrides de Shull, en 1908, pour les plantes allogames (à fécondation croisée, comme le maïs). Dans les deux cas, cette sélection a diminué à la fois le nombre d’espèces cultivées, le nombre de variétés différentes par espèces, et surtout la diversité intravariétale de chacune de ces variétés [6].
Les semenciers entrent en scène, et avec eux la propriété industrielle sur le vivant
Avant les grandes entreprises semencières que l’on connaît aujourd’hui, ce sont les paysans, horticulteurs, botanistes, jardiniers qui sélectionnaient de nouveaux caractères émergents lors des multiplications successives de leurs cultures ou des croisements entre plantes. Mais dès la deuxième moitié du XVIII° siècle, sont créées les premières maisons de sélection de semences : Vilmorin (1774), Tézier (1785) et Clause (1796), qui, outre leur activité de commercialisation, mènent des recherches de sélection variétale. Les Vilmorin se lancent dans la sélection de potagères, de fleurs, mais aussi de blé, avec un succès économique indéniable : dès la fin du XIX° siècle, l’entreprise compte 400 employés et commercialise plusieurs variétés de blé dont deux couvrent la moité de la sole du bassin parisien.
Fin XIX°, début du XX° siècle, les quelques stations de recherche publiques, essentiellement dédiées jusqu’alors à la chimie des engrais, prennent un virage vers la biologie, avec notamment le travail d’amélioration des plantes… mais aussi, déjà, vers le contrôle de la pureté variétale. Ce nouveau concept de pureté variétale, essentiellement à visée industrielle, se construit à cette époque, pour transformer la variabilité constante et naturelle du vivant en marchandises figées et standardisées aptes à être reconnaissables et donc facilement appropriables. Dans la foulée, le service de répression des fraudes naît en 1905. Le commerce des semences est en essor dès les années 20 et en 1927, plus du tiers des surfaces françaises de blé est issu de croisements dirigés. Mais, constat amer pour les sélectionneurs publics et privés (mais pas pour les paysans !), seulement un agriculteur sur 70 achète sa semence aux semenciers agréés : les autres sont surtout multipliées à la ferme, mais aussi achetées à des revendeurs qui souvent en ont changé le nom ! On verra, dans un article à venir, comment les semenciers ont progressivement mis en place une protection de plus en plus drastique en leur faveur, protection qui a permis leur concentration.
Le marché des semences aujourd’hui
D’après la Fédération internationale des semences [7], la valeur totale des semences commercialisées dans le monde était de 34,6 milliards d’euros en 2011 [8], soit un dixième des recettes du budget de la France en 2013 ou encore un vingtième du marché mondial du médicament. La France est le premier pays exportateur de semences, suivi de près par les États-Unis et les Pays-Bas [9]. Dans l’Union européenne (7% de la population mondiale), ce marché des semences représente 6,8 milliards d’euros, soit 20% du marché mondial [10].
Cette industrie semencière est concentrée entre les mains de quelques grosses multinationales semencières : dix compagnies représentent autour de 70% du marché global [11], les quatre premières contrôlant 58% de ce marché (cf. tableau 1). A noter que cette concentration s’est accentuée dans les dix dernières années, puisque les quatre premières compagnies (les mêmes qu’aujourd’hui, sauf que Monsanto était en deuxième position) ne contrôlaient « que » 20 % de ce marché en 2000 (voir [12] et le schéma final en pdf joint après la dernière note). Depuis, Monsanto a entre autre acquis l’entreprise hollandaise Seminis [13], qui était la cinquième entreprise semencière en 2003, ce qui lui permet de contrôler aujourd’hui un quart des semences de potagères dans l’UE [14]. Bien sûr, toutes ces entreprises protègent leurs variétés, soit par le système de certificats d’obtention végétale, soit par des brevets [15].
- tableau 1 : Les dix premières entreprises semencières, source : http://www.etcgroup.org/sites/www.etcgroup.org/files/JD_Qui%20controlera%20l%27economie%20verte%20FR%20.pdf
Par définition, les chiffres cités de commercialisation des semences correspondent au marché solvable, celui des agriculteurs, plutôt des pays du Nord et émergents, qui achètent des semences. Mais, selon Via Campesina, « on estime à environ 1,5 milliard le nombre d’agriculteurs utilisant des procédés traditionnels de sélection » [16] et l’association Grain estime que l’agriculture paysanne nourrit encore la moitié de la population de la planète [17] : la confiscation du marché des semences aux paysans, au profit des entreprises semencières, tendance lourde et continue, n’a pas encore atteint la majorité des paysans. Il n’est donc pas trop tard pour que les paysans qui l’ont perdu se réapproprient l’acte de sélection végétale, ce à quoi s’attache de nombreux réseaux d’agriculteurs dans le Monde, et notamment depuis le début des années 2000, le Réseau Semences Paysannes en France. Ce réseau a notamment co-organisé, avec BEDE et Bio d’Aquitaine, les rencontres internationales des maisons de la semence paysanne (automne 2012), prouvant le dynamisme mondial d’un tel réseau, avec des participants de plus de quinze pays [18]. Ont notamment été soulignés les apports des pays du Sud (en particulier Brésil et Inde) et le développement des réseaux européens, avec la coordination Libérons la biodiversité [19] et internationaux (notamment dans le cadre du Comité international de planification des organisations de la société civile pour la souveraineté alimentaire – CIP – qui dépend du Comité de la sécurité alimentaire mondiale de la FAO). Car il est encore temps de sauver la biodiversité des ressources génétiques végétales (et animales), mise à mal par cette concentration des entreprises semencières. Nous nous attacherons, dans les prochains articles de cette nouvelle veille semences, à décrire les enjeux d’une telle réappropriation, ses acteurs paysans, et l’évolution législative en cours [20].
Qui nous nourrira En 2030 ?
La chaîne industrielle dit travailler avec 150 espèces (dont principalement 12), 72 genres et 700 espèces sauvages apparentées ; 45% des recherches sur les croisements concernent le maïs ; 80 000 variétés ont été créées depuis 1960 (dont 59% ornementales) ; et la moyenne des coûts de développement d’une variété transgénique est de 136 millions de dollars.
Dans le même temps, les réseaux de paysans créent des variétés à partir de 7000 espèces, à partir d’un accès direct à 50 à 60 000 espèces sauvages apparentées ; 2,1 millions de variétés ont été créées (dont seulement quelques-unes ornementales), et il n’y a pas de coût commercial pour créer une variété.
Source : http://www.etcgroup.org/fr/content/qui-nous-nourrira.
[1] Biodiversité en danger, tant pour les plantes que pour les races d’élevage, AGRAPRESSE, 03/06/13
[2] in Biodiversité : le fruit convoité, Solagral, Ed. FPH, fév. 1994, p.12
[3] André Gallais, De la domestication à la transgénèse, Quae éditions, 2013
[4] Ibid
[5] « Une autre recherche est possible », Christophe Bonneuil, Isabelle Goldringer et Pierre-Henri Gouyon, dans La recherche en procès, cultures OGM : une impasse pour l’Inra ?, http://www.mnhn.fr/oseb/IMG/pdf/COLMAR_La_RECHERCHE_en_PROCES_2.pdf
[6] André Gallais, op. cit.
[8] par ordre décroissant, les sept pays au-dessus du milliard d’euros sont : les États-Unis, la Chine, la France, le Brésil, l’Inde, le Japon et l’Allemagne
[9] tous trois pour des valeurs supérieures à 1,4 milliard de dollars (un peu plus d’un milliard d’euros)
[10] Voir le document de travail : « Proposal for a Regulation of the European Parliament and of the Council on the production and making available on the market of plant reproductive material (plant reproductive material law), http://ec.europa.eu/dgs/health_consumer/pressroom/docs/proposal_aphp_es_ia_en.pdf
[11] Who will control the Green Economy, ETC Group, December 2011, http://www.etcgroup.org/sites/www.etcgroup.org/files/publication/pdf_file/ETC_wwctge_4web_Dec2011.pdf
[12] Frédéric Prat, « Semences : un marché local, mais une concentration mondiale », Terre citoyenne N°6, mars 2003
[14] Philip H. Howard, « Visualizing Consolidation in the Global Seed Industry : 1996–2008 », Sustainability journal, 2009, 1, 1266-1287, Basel, p. 1276, http://www.mdpi.com/2071-1050/1/4/1266
[15] Inf’OGM reviendra sur la protection industrielle des plantes, et les enjeux et débats qu’elle génère. Pour les personnes pressées, voir déjà « Les brevets en débat », interview contradictoire entre Guy Kastler, du réseau semences paysannes et François Houllier, directeur scientifique “plante et produits du végétal” à l’Inra, sur : http://www.infogm.org/spip.php?article3465
[16] L’ Agriculture Familiale, Paysanne et Durable Peut Nourrir le Monde, Perspectives de la Via Campesina, septembre 2010, http://viacampesina.org/downloads/pdf/fr/paper6-FR.pdf, en page 6
[17] Hold-up sur l’alimentation, ouvrage collectif Grain et Cetim, oct. 2012 (p.30) http://www.grain.org/article/entries/4612-hold-up-sur-l-alimentation-un-nouveau-livre-de-grain.pdf
[18] voir « Le journal des rencontres », notamment la page 12, BEDE/RSP, http://www.semencespaysannes.org/images/imagesFCK/image/accueil/WEB2_RSP_journal_rencontres-MSP.pdf
[20] voir la proposition de la Commission du 6 mai sur la commercialisation des semences & plants : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2013:0262:FIN:FR:PDF