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Nouveaux OGM : un lien délétère entre réglementation et brevets
La possible absence d’obligation de traçabilité des « nouveaux OGM » par la Commission européenne conférerait aux brevets une portée injustifiée et délétère pour les paysans et les petits semenciers, mais également pour la biodiversité et l’alimentation.
En novembre 2019, le Conseil européen invite la Commission européenne (CE) à « soumettre une étude à la lumière de l’arrêt de la Cour de justice dans l’affaire C-528/16 concernant le statut des nouvelles techniques génomiques dans le droit de l’Union, et une proposition, le cas échéant pour tenir compte des résultats de l’étude » [1] [2]. Cette demande s’adresse à l’ensemble des directions juridiques de la Commission concernées par les OGM, y compris celles traitant des droits de propriété intellectuelle, notamment les brevets.
Seule la DG Santé de la Commission européenne a publié en réponse, le 29 avril 2021, un document, circonscrit aux aspects réglementaires [3]. Cette proposition de modification de l’actuelle réglementation européenne sur les OGM est claire : exempter partiellement ou totalement la mutagénèse dirigée et la cisgenèse, produisant des « nouveaux OGM », des exigences d’évaluation des risques, d’étiquetage et de traçabilité qui s’appliquent actuellement aux OGM.
La réglementation impacte la sphère des brevets
Cette absence d’exigence de traçabilité des « nouveaux OGM » aurait plusieurs conséquences, peu mises en lumière par les experts et les médias. Elle affecterait notamment l’application du droits des brevets. La coordination européenne Via Campesina (ECVC) [4] a publié début novembre 2022 un rapport dénonçant ce lien de causalité entre réglementation OGM et droits des brevets [5]. Elle souligne que « la disparition de l’exigence de traçabilité [des nouveaux OGM] conduirait à une extension abusive de la portée des brevets, au détriment du secteur agricole garanti sans OGM et des droits des paysan.ne.s et des obtenteurs relatifs aux semences ».
L’industrie semencière craint le rejet des « nouveaux OGM » par les citoyens comme ces derniers avaient refusé, dans l’Union européenne, les OGM transgéniques au début des années 2000. Elle déploie donc beaucoup de moyens pour obtenir une déréglementation qui l’exonérerait de l’étiquetage [6]. Mais elle souhaite aussi s’affranchir d’une autre contrainte : devoir tracer les « nouveaux OGM » qu’elle produit. C’est ici que le sujet des brevets entre en jeu. Ne pas exiger de l’industrie semencière la traçabilité des « nouveaux OGM » équivaut, en effet, à ne pas avoir à les distinguer de plantes exprimant des traits natifs comparables à ceux exprimés par ces mêmes « nouveaux OGM ». Ceci étendrait – d’une façon artificielle – la portée des brevets couvrant ces « nouveaux OGM » aux plantes porteuses de tels traits natifs qui pourraient cependant s’en distinguer si une traçabilité était prévue. On peut relever, au passage, que l’industrie semencière soutient une position contradictoire : elle affirme d’un côté que les modifications apportées par les « nouvelles techniques génomiques » génèrent des produits similaires aux produits naturels (et qu’ils ne sont pas distinguables, dissociables) et de l’autre elle défend la brevetabilité de ces produits puisqu’ils constituent des produits techniques ou obtenus par des moyens techniques brevetables.
Un effet délétère à différents niveaux
Le monde paysan, ainsi que les petits obtenteurs et sélectionneurs, seraient les premières victimes de cette nouvelle approche. Les moyens dont dispose l’industrie semencière en terme d’« innovation » et de valorisation – par dépôt de demandes de brevets notamment – ne sont en effet pas comparables à ceux de petites entités. Leurs approches sont aussi différentes : alors que ces dernières cherchent à identifier de nouveaux traits par croisement-sélection sans viser de protection brevet, l’industrie semencière découvre et numérise des séquences génétiques qu’elle associe à des caractères préexistants dits « natifs » [7]. Son potentiel informatique lui permet en effet de rapidement traiter des milliers de données, identifier de nouvelles informations génétiques brevetables, et programmer les manipulations génétiques destinées à obtenir de nouvelles semences sans avoir besoin de travailler sur une plante ou une semence physique. On peut à cet égard se poser la question de la brevetabilité de cette dernière approche, en particulier de la validité du critère d’activité inventive. La position de l’Office Européen des Brevets sur ce point est elle-même sujette à questionnements (voir encadré ci-dessous).
Comme le souligne ECVC, la suppression de la traçabilité, et son effet sur l’application du droit des brevets, affecterait également la biodiversité : « six sociétés transnationales contrôlent aujourd’hui plus de 60 % du marché mondial des semences en réduisant la majeure partie de la biodiversité cultivée au seul pool génétique très restreint qu’elles exploitent. Les gènes d’intérêt des principales cultures agricoles sont déjà presque tous brevetés par ces transnationales.Toute petite ou moyenne entreprise qui innove utilise nécessairement au moins un de ces gènes et tombe ainsi automatiquement sous leur dépendance : avec le montant des droits de licence, le seul choix qui reste à ces entreprises est entre l’élimination du marché ou l’acceptation d’un « partenariat » déséquilibré suivi de l’absorption ».
Imposer la traçabilité est une évidence
Pour ne pas faire peser le risque de contrefaçon de brevets aux paysans et aux petites structures, et ne pas brider la biodiversité, l’exigence de traçabilité des OGM est justifiée et incontournable. Cela offrirait, en outre, une garantie pour l’ensemble de la société civile que les questions du risque environnemental (dissémination et contamination) et de la transparence (information des consommateurs de présence d’OGM) sont pris en compte par le législateur. Et les moyens techniques ne manquent pas [8].
Yves Bertheau, expert des questions de traçabilité des « nouveaux OGM » et co-fondateur de l’ENGL [9], laboratoire de référence de l’Union européenne affirme : « Toutes les étapes de modification génétique et épigénétique, de la mutagénèse aléatoire in vitro à l’édition primaire et à la transgenèse, laissent des traces détectables dans les variétés et cultivars. […] Il n’y a pas de goulot d’étranglement technique pour tracer tous les types d’OGM et pour prouver que les modifications prévues sont ou non artéfactuelles » [10]. Le chercheur souligne aussi la nécessité d’instaurer un débat démocratique sur la question et « un manque de volonté politique claire de répondre aux demandes des consommateurs » [11].
Brevetabilité et « traits natifs »
L’Office européen des brevets délivre des brevets revendiquant des caractéristiques de plantes existant déjà dans la nature ou déjà connues. Elle justifie cette position ainsi :
« …de simples découvertes ne sont, en général, pas brevetables, ce qui vaut également dans le domaine des végétaux. Le législateur a néanmoins décidé qu’un végétal obtenu au moyen d’un procédé technique est brevetable même lorsque la caractéristique concernée (comme par ex. la couleur, la résistance aux nuisibles, le rendement, la croissance vigoureuse, etc.) était déjà présente dans la nature. L’objectif est d’encourager ou de récompenser les inventions qui consistent à insérer la caractéristique dans un végétal au moyen d’un procédé technique et à mettre à disposition du public l’enseignement technique y afférent, ce qui est habituellement beaucoup plus rapide et ciblé qu’avec un processus naturel et présente donc de nombreux avantages pour l’obtention de végétaux » [12].
[1] Conseil européen, Décision (EU) 2019/1904 du Conseil, 8 novembre 2019.
[2] , « Semences et OGM : des études pour changer la législation de l’UE ? », Inf’OGM, 2 décembre 2019.
[3] Commission européenne, « Study on the status of new genomic techniques under Union law and in light of the Court of Justice ruling in Case C-528/16 » (Anglais), 29 avril 2021 (consulté le 12 décembre 2022).
[4] La coordination européenne Via Campesina est aussi connue sous son sigle anglais ECVC.
[5] Coordination Via Campesina, « Impacts de l’initiative de la Commission visant à modifier la réglementation de certains OGM végétaux sur l’application du droit européen des brevets », 9 novembre 2022 (consulté le 12 décembre 2022).
[6] , « OGM et transparence : quand les entreprises s’en mêlent », Inf’OGM, 5 avril 2022.
[7] , « Brevets sur le vivant : récompenser l’exploration ? », Inf’OGM, 14 octobre 2022.
[8] , « Traçabilité des nouveaux OGM : les œillères de la Commission », Inf’OGM, 28 juin 2022.
[9] Commission européenne, « European Union Reference Laboratory for Genetically Modified Food and Feed (EURL GMFF) », (consulté le 12 décembre 2022).
[10] Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) / « Webinaire NGT, Nouvelles techniques d’édition du génome : des questions pour les productions agricoles et pour l’Agriculture Biologique », présentation de Yves Bertheau : « ”Nouvelles techniques” de modification des génomes et épigénomes (NTMGE) », 8 décembre 2022.
[11] Ibid.
[12] Office Européen des Brevets, « Questions/réponses sur les brevets portant sur des végétaux » (consulté le 12 décembre 2022).