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Traçabilité des nouveaux OGM : les œillères de la Commission
Interpellés par l’inertie de la Commission européenne, des eurodéputés ont organisé, en avril 2022, un webinaire sur « La détection et la traçabilité des nouvelles techniques génomiques pour les OGM ». Les scientifiques invités ont réaffirmé qu’elles étaient possibles depuis longtemps. Le directeur du Centre Commun de Recherche (CCR), le service scientifique de la Commission européenne, a, quant à lui, mis en avant la complexité et le coût de mise en œuvre d’un tel dispositif. Aveu d’impuissance ou nouveau coup de pouce de la Commission au secteur agro-industriel ? Inf’OGM revient sur les principaux points de cette rencontre.
La Commission européenne (CE) n’a pas mis en œuvre de programme visant à détecter et tracer les « nouveaux OGM » issus des nouvelles techniques génomiques. S’interrogeant sur ce fait, des députés de quatre groupes parlementaires européens [1], Renew Europe, S&D (Socialistes et Démocrates) et The Greens/EFA, ont organisé un échange entre des scientifiques et le directeur du Centre Commun de Recherche (CCR). Ce dernier fournit à la Commission européenne les bases techniques, notamment pour la gestion des OGM. Il héberge par ailleurs l’ENGL [2], réseau européen des laboratoires dédiés aux OGM, en charge des questions de traçabilité et de détection [3].
Rappel des contextes juridique et scientifique
L’arrêt de la CJUE (Cour de justice de l’Union européenne) [4] de 2018 a jugé que tout organisme issu de mutagénèse est un OGM. Il a aussi clarifié la portée de l’exemption de mutagenèse prévue par la directive qui encadre les OGM. Ainsi, les OGM créés par des techniques récentes doivent être réglementés [5] [6]. La Commission européenne a publié, en septembre 2021, une « analyse d’impact initiale » à propos d’une « législation applicable aux végétaux produits à l’aide de certaines nouvelles techniques génomiques ». Elle fut suivie d’une première consultation publique fin 2021. Une « analyse d’impact complète » publiée en avril 2022 devrait aboutir, fin 2023, à une proposition législative [7] pour adapter le cadre réglementaire de certains « nouveaux OGM » [8].
Sur les plans environnemental, sanitaire, socio-économique ou éthique, les nouvelles techniques posent encore de nombreuses interrogations. De plus, elles ne provoquent pas qu’une simple modification génétique, mais aussi de nombreux effets dits « hors-cible » (mutations et épi-mutations) [9]. Enfin, le caractère « non transgénique », avancé par les défenseurs des nouveaux OGM, ne peut être retenu. En effet, la principale technique, Crispr/Cas, requiert que la protéine Cas et que le guide à ARN soient insérés par transgenèse dans l’organisme.
Appliquer aux « nouveaux OGM » les mêmes règles que celles qui régissent les OGM transgéniques implique de mettre en œuvre une procédure permettant de les détecter et de les tracer. Et les outils existent.
Le CCR en paravent de la Commission
Depuis 2016, l’ENGL avait proposé à la Commission européenne de réfléchir à la question de la traçabilité des « nouveaux OGM ». Sans succès. En 2017, la Commission s’y est même ouvertement opposée. Mais, en 2018, elle change de cap suite à l’arrêt de la CJUE et mandate ses propres experts et ceux de l’ENGL à travailler sur ce sujet [10]. Quatre ans plus tard, la Commission européenne ne s’est toujours pas emparée de la question. Ce n’est pourtant pas les moyens qui manquent. Guy Van den Eede, directeur du CCR, affirme lors du webinaire d’avril que l’ENGL « dispose de capacités scientifiques immenses » et constitue « un point focal mondial sur la détection des OGM ». Il précise, par ailleurs, que « trois problèmes centraux doivent être réglés si les produits des New Genomic Technologies (NGT) doivent être considérés comme des OGM réglementés : détection, identification et quantification des produits. (…) C’est la condition préalable de l’autorisation de mise sur le marché ».
Le représentant du CCR insiste : « les systèmes proposés pour détecter, identifier et quantifier sont compliqués, long et coûteux. (…) Il faut être en mesure de trouver les produits issus de nouvelles techniques de modification génétique inconnus » et « le marché mondial et les importations depuis des pays tiers est un véritable défi ». Ultime argument cherchant à justifier l’inertie de la Commission : « on parle là de techniques qui modifient très peu de nucléotides, moins de 15 ». C’est sur l’ensemble de ces points, et particulièrement le dernier, que vont répondre les scientifiques experts présents, Yves Bertheau de l’Inrae [11] et Sarah Agapito-Tenfen du NORCE [12].
Les outils techniques existent pourtant
Il ressort des propos d’Yves Bertheau que les techniques permettant de développer de « nouveaux OGM » sont peu performantes, contrairement à celles permettant de les détecter. La mutagénèse « dirigée », un ensemble de techniques utilisées pour la production de « nouveaux OGM », serait en fait particulièrement imprécise. Ces techniques, et leurs étapes connexes comme la culture cellulaire in vitro, engendrent des mutations et épi-mutations non intentionnelles qui ne sont jamais décrites. Or, plusieurs techniques permettent de détecter ces « cicatrices » ou « signatures » laissées dans les OGM par ces étapes techniques [13] [14]. Les laboratoires de contrôle des États membres utilisent essentiellement la PCR quantitative en temps réel, mais d’autres techniques performantes sont également accessibles dans le commerce. On peut citer, par exemple, la LCR (Ligase Chain Reaction) qui permet de détecter une mutation ponctuelle.
Yves Bertheau souligne l’urgence pour les laboratoires – comprendre l’ENGL – de reconsidérer, voire changer, leurs méthodes issues des années 2000 : « cela aurait dû être entrepris il y a longtemps, lorsque le COGEM [15] néerlandais a commencé à parler de NBT (New Breeding Techniques) [16] en 2007 ».
Le chercheur de l’Inrae relève, par ailleurs, le manque de volonté politique. Il n’y aurait selon lui « pas d’obstacles technique et financier à détecter et quantifier ces nouveaux OGM. Le même ensemble d’arguties, dont celles du coût, avait déjà été employé dans les années 1990 pour les OGM transgéniques ». Il faut selon lui commencer par « attribuer un statut d’OGM aux nouveaux produits, qui correspondent clairement à cette catégorie tant pour les techniques connexes toujours employées que les NBT elles-mêmes ». Il conclut : « Il suffit d’appliquer la législation européenne qui permettra de disposer des méthodes et des matériaux de référence. (…) La technicité accumulée des laboratoires ENGL est telle que même les OGM inconnus sont détectables si on en a la volonté politique ».
Tracer et étiqueter les produits GM dans la chaîne alimentaire : c’est le projet FoodPrint [17] lancé par le Conseil norvégien de la recherche et présenté à ce webinaire par Sarah Agapito-Tenfen, chercheuse au NORCE. En appui aux propos d’Yves Bertheau, FoodPrint ne se limite pas à l’utilisation de méthodes de PCR en temps réel. Son approche de la détection peut inclure d’autres molécules que l’ADN comme des protéines, des métabolites ou des biomarqueurs. Sarah Agapito-Tenfen explique que le projet vise à « expérimenter différentes méthodes pour qu’elles puissent être appliquées à l’échelle européenne. L’objectif est d’établir une matrice, afin de pouvoir choisir la meilleure méthode pour obtenir le meilleur résultat sur un certain organisme génétiquement modifié ». La chercheuse ajoute : « le but ultime est de créer une plateforme où chacun pourra utiliser les recherches de FoodPrint pour d’autres espèces et gènes ».
Nous avons contacté Sarah Agapito-Tenfen pour en savoir plus sur ces futurs outils : « Nous n’avons pas encore de résultats publiés, le projet vient de terminer sa première année. Nous disposons de données préliminaires, mais nous ne pouvons malheureusement pas encore les partager avec les médias. » Elle ajoute que le plan expérimental pour certaines parties du projet est aujourd’hui défini et qu’elle serait prête à nous en dévoiler les grandes lignes. Rendez-vous est pris.
Des parlementaires dénoncent un manque de volonté politique
En conclusion, les eurodéputés à l’initiative de cette rencontre enfoncent le clou sur l’enjeu sanitaire en soulignant que ce n’est qu’une question de volonté politique. Eric Andrieu, du groupe S&D, soutient les propos des intervenants scientifiques : « Détection, traçabilité et le principe de précaution doivent constituer le socle du nouveau cadre pour les nouvelles techniques de génomique , qui donnent bel et bien des OGM ». Il dénonce également « l’instrumentalisation du problème de la faim dans le monde par le lobby de l’agrochimie » pour justifier le développement des OGM.
Pour Martin Häusling, du groupe The Greens/EFA : « La Commission européenne est en infraction par rapport à une décision de la Cour de justice de l’UE (NDLR : arrêt du 25 juillet 2018 précédemment cité) selon laquelle les NGT relèvent du cadre des OGM. Il faut donc un étiquetage et une évaluation des risques pour protéger et informer les consommateurs mais aussi les agriculteurs ». Il ajoute à propos des fonds de recherche de la Commission : « il n’y a que peu de fonds alloués à l’évaluation des risques et la recherche en matière de détection. La plupart des fonds sont utilisés pour les nouveaux types de plantes ». Martin Häusling conclut : « il n’est pas acceptable d’investir dans des nouveaux produits alors que les risques n’en sont pas évalués. Nous devons dire très clairement que les prochaines technologies sont dangereuses. »
On saura, fin 2023, si l’Union européenne décidera de réglementer ou pas les OGM issus des nouvelles techniques. La Commission doit, d’ici là, finaliser la deuxième phase de sa consultation publique. Attend-t-elle l’issue de celle-ci pour éventuellement s’épargner la mise en œuvre d’un programme de détection et de traçabilité ? L’Europe, qui vante sa transparence, ne fait-elle pas défaut sur ce sujet de la détection et de la traçabilité des « nouveaux OGM » ? Au-delà des débats scientifique et juridique, ce sont la liberté de choix des européens et l’avenir de l’agriculture européenne qui sont concernés.
[1] Eric Andrieu (S&D), Benoît Biteau (Greens/EFA), Pascal Durand (Renew Europe), Martin Häusling (Greens/EFA), Maria Noichl (S&D), Sirpa Pietikäinen (EPP)
[2] The European Network of GMO Laboratories (ENGL), organe dépendant de la Commission européenne : https://gmo-crl.jrc.ec.europa.eu/ENGLabs
[3] , « Nouveaux OGM : leur traçabilité confirmée », Inf’OGM, 12 août 2021
[4] Cour de justice de l’Union européenne, « Arrêt du 25 juillet 2018, Affaire C528/16 ».
[5] La Commission européenne interprète la législation de manière inverse.
[6] , « UE – Pas d’exemption pour les nouvelles mutagénèses », Inf’OGM, 5 septembre 2018
[7] Un « Règlement » applicable directement à l’ensemble des États membres.
[8] Commission européenne, « Consultation publique à propos de la législation applicable aux végétaux produits à l’aide de certaines nouvelles techniques génomiques », ouverte du 29 avril 2022 au 22 juillet 2022.
[9] , « Nouveaux OGM : séquences non désirées, conséquences inconnues », Inf’OGM, 21 décembre 2020
[10] , « Détection des nouveaux OGM : non prioritaire pour la Commission », Inf’OGM, 24 juin 2021
[11] Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement
[12] Site Internet du NORCE : https://www.norceresearch.no/en/about-us
[13] Bertheau, Y., « Advances in identifying GM plants : current frame of the detection of transgenic GMOs », Burleigh Dodds, 2022
[14] Bertheau, Y., « Advances in identifying GM plants : towards the routine detection of “ hidden ” and “ new ” GMOs », Burleigh Dodds, 2022
[15] Commission néerlandaise sur les modifications génétiques : https://cogem.net/en/about-us/
[16] Cette expression peut laisser entendre qu’on ne parle que de simples techniques de sélection végétale. Or, le terme anglais breeding recouvre autant l’obtention de nouveaux variants génétiques que leur sélection.
[17] NORCE, projet FoodPrint : https://www.norceresearch.no/en/projects/foodprint