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Variétés privées, paysans emprisonnés
Cinq agriculteurs de la province andalouse de Huelva (Espagne) viennent d’avoir leurs plants de myrtilles confisqués. Ils n’avaient pas payé les droits de licence liés aux trois variétés cultivées. Ils risquent des amendes et jusqu’à trois ans de prison. Depuis plusieurs années, l’Espagne se distingue pour emprisonner des paysans pour défaut de licence sur des variétés végétales… Dans d’autres pays européens, la loi prévoit également, dans certains cas, la prison.
Ce sont plus de 20 000 plants de myrtilles qui ont été « immobilisés » en mai 2021 en attente d’un jugement dans les communes de Moguer et San Bartolomé de la Torre (province de Huelva, Andalousie, Espagne). La garde civile a en effet procédé à des prélèvements dans cinq fermes, qui ont révélé, après analyses génétiques, que trois variétés de myrtilles [1] étaient cultivées sans que les droits de licences pour leur certificat d’obtention végétale (COV) n’aient été payés.
Des précédents coûteux pour les contrevenants
Ce n’est pas la première fois que de tels cas se produisent. Geslive [2], une filiale de l’association nationale des obtenteurs végétaux (Anove), est à l’origine des dénonciations et des poursuites. Elle répertorie une trentaine de cas depuis 2011, sur diverses cultures (céréales, amandes, myrtilles, légumineuses, fruits, fleurs…) [3]. Selon Geslive, 53 % des pépinières contrôlées en 2016 étaient hors-la-loi [4].
La loi espagnole [5] condamne lourdement les contrevenants : neuf mois ferme de prison en 2015 pour la possession et reproduction de variétés protégées de pêches et nectarines, six mois de prison en 2016 pour un producteur de pêche plate de Chine (variété paraguayo), arrachages de 1500 plants de myrtilles et amendes de plus de 4000 euros en 2018, dans la même zone que les producteurs récemment contrôlés… Dernier en date, en février 2021, une paysanne de la région d’Ávila (Castille) a été condamnée à six mois de prison, sans possibilité d’appel, pour avoir cédé à son voisin la variété de blé tendre « Berdún » [6]. Selon la convention de l’Union pour la Protection des Obtentions végétales (UPOV) ratifiée par l’Union européenne, la cession constitue en effet une infraction, même à titre gratuit. Le délit pour non paiement des droits de licence s’applique à tous les acteurs de la filière depuis les pépiniéristes jusqu’aux détaillants, en passant par les agriculteurs… qui encourent en Espagne, depuis 2015, jusqu’à trois ans ferme de prison [7].
Dans la récente affaire de Moguer, l’une des variétés concernées, Snowchaser, est protégée par un COV déposé par l’Université de Floride qui a octroyé une licence à l’entreprise semencière sévillane Rústicas del Guadalquivir. Mais aucun des cinq producteurs contrôlés n’avait acheté ses plants en payant les droits dus à cette entreprise.
Il y a un peu plus de deux ans, la justice étasunienne avait justement condamné l’entreprise Hartmann’s, pépiniériste dans le Michigan (États-Unis), pour avoir fourni des variétés de myrtilles, propriété de l’Université de Floride, à des producteurs espagnols de Huelva : près d’un million de dollars d’amendes et l’interdiction permanente de produire et de vendre ces variétés.
Et en France ?
Le certificat d’obtention végétale est un droit de propriété industrielle octroyé à l’obtenteur de la variété dans les 75 pays membres de l’UPOV [8] ainsi que dans une trentaine d’autres pays du monde. Il est régi, dans l’Union européenne, par un règlement spécifique de 1994 dans la Communauté européenne [9]. Des lois nationales complètent ce dispositif, comme en France, avec le chapitre III du Code de la propriété intellectuelle [10]. Dans ce même Code, l’article L623-32 fixe le montant de l’amende encourue pour une personne physique : 10 000 euros. Et jusqu’à six mois de prison s’il s’agit d’une récidive.
La Sicasov (Société d’Intérêt Collectif Agricole des Sélectionneurs Obtenteurs de Variétés Végétales), d’abord en France et maintenant dans d’autres pays (Italie, Allemagne… et jusqu’en Océanie [11]), gère collectivement certains COV : recouvrement des licences, reversements, contrôles… Cette société regroupe les principales entreprises de sélection semencière. Son directeur, Jean-Fred Cuny, nous indique que pour eux, dans les dix dernières années, aucun cas n’a débouché sur une condamnation, mais que par contre ils ont « un contentieux judiciaire ouvert qui pourrait déboucher sur un jugement définitif en 2022 » sur lequel ils ne peuvent communiquer. Il précise que la Sicasov « agit en dernier recours en procédure civile et cherche en tout cas et à tout moment à mettre en place un protocole transactionnel avec le contrefacteur pour mettre rapidement un terme à l’amiable au litige ».
Interrogée par Inf’OGM sur d’éventuelles condamnations de paysans en France, l’Union française des semenciers (UFS), bien que constituée par des entreprises semencières présentes également dans la Sicasov, « ne peut répondre à [n]otre question étant donné que les missions de l’UFS ne ciblent pas le suivi de la gestion des Certificats d’Obtention Végétales qui est un doit privé des obtenteurs ». L’Instance Nationale des Obtentions Végétales [12] (Inov), ne peut non plus répondre. Elle instruit les demandes de certificats d’obtention végétale et fait assurer l’inspection de la conservation des variétés pour lesquelles des certificats ont été délivrés. Mais l’Inov, nous dit-elle, n’a « pas de vision sur ce qui se passe dans les litiges opposant les titulaires et contrefacteurs ». Bigre, il semble difficile d’obtenir des informations sur ces litiges de droit privé. Seule source : les jugements du Tribunal de Grande Instance, où nous avons pu retrouver deux condamnations à payer 10 000 euros et 3 000 euros aux obtenteurs suite à deux litiges sur des variétés de pomme de terre… en 2005 et 2017 [13], et un troisième cas sur un forsythia en 2008 [14]. Donc au final, les arrangements à l’amiable évoqués par la Sicasov semblent plutôt bien fonctionner.
Un an de prison pour un paysan italien
Pour l’Union européenne, Francesco Mattina, Vice-Président de l’Office Communautaire des Variétés Végétales (OCVV), nous rappelle qu’« en droit pénal, il n’y a pas d’harmonisation, au niveau de l’UE, entre les États membres des mesures comme dans le domaine du droit civil ». Par conséquent, aucune sanction commune n’est prévue en cas de défaut de licence sur un COV. Cependant, l’OCVV a mis en place une base de données de la jurisprudence sur les droits de protection des variétés végétales (Plant Variety Right – PVR), disponible sur leur site web [15] et publie un recueil des cas tous les cinq ans [16]. Dans cette base de données, le mot-clé « prison » renvoie à 41 cas depuis 2004… tous en Espagne !
À signaler qu’une association internationale, basée à Bruxelles, s’est spécialisée, à l’instar de Sicasov ou Geslive, dans la détection des fraudes : le Bureau de lutte contre les atteintes aux droits de propriété intellectuelle sur le matériel végétal, AIB (Anti-Infringement Bureau for Intellectual Property Rights on Plant Material). Le moyen le plus utilisé est de repérer des ventes dont les volumes paraissent excédentaires sur les marchés, puis de lancer des enquêtes pour vérifier les droits. À l’actif de l’AIB, la condamnation, pour la première fois, d’un producteur sicilien de tomates en novembre 2019 pour défaut de licences sur un COV : 15 000 euros d’amendes, plus le paiement de 70 000 euros en attente de l’appel, à répartir entre l’AIB (20 000 euros) et Syngenta (50 000 euros), propriétaire de la licence. Mais surtout : un an de prison ! [17]
Le certificat d’obtention végétale est souvent préféré, comme droit de propriété industrielle, au système du brevet. Les débats actuels sur l’ampleur de la protection qu’il confère – débats liés à la définition des « variétés essentiellement dérivées », et à la caractérisation génomique pour décrire les variétés [18] – révèlent pourtant les similitudes grandissantes avec le brevet… : envoyer des paysans en prison est maintenant un nouveau point commun de ces systèmes [19]. N’est-il pas temps d’abolir enfin la propriété sur le vivant ?
[1] Il s’agit des variétés Emerald, Snowchaser et Ventura.
[2] Geslive : Gestión de licencias vegetales – Gestion de licences végétales.
[5] Le délit est caractérisé dans l’article 274.4 du Code pénal.
[6] https://heraldodiariodesoria.elmundo.es/articulo/mundo-agrario/opas-piden-despenalizar-uso-comercial-semillas-protegidas/20210223113907306898.html
[7] Loi 1/2015 du 30 mars 2015.
[8] Auxquels il faut ajouter deux entités : l’Union européenne et l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI).
[9] Règlement (CE) n° 2100/94 du Conseil du 27 juillet 1994 instituant un régime de protection communautaire des obtentions végétales.
[11] Voir la (longue) liste des pays d’intervention.
[12] L’Inov dépend du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt. Le responsable des missions relevant de l’Inov est nommé directement par le ministère via un arrêté de nomination. Il exerce ses fonctions indépendamment de toute autorité hiérarchique ou de tutelle.
[13] https://www.doctrine.fr/d/TGI/Paris/2006/FR81C5F01CEA3E4E4EDA28 et https://www.doctrine.fr/d/CASS/2019/JURITEXT000038488711
[17] Sur cette affaire, voir notamment « Un anno di carcere per aver piantato pomodori. La guerra dei semi tra Bruxelles e Ragusa », Antonello Mangano, 24 Avril 2020.
[18] ,
, « Certificat d’obtention végétale : évoluer ou disparaître… », Inf’OGM, 13 mai 2021
[19] En France, les cas sont rares mais la contrefaçon peut être sanctionnée au pénal : c’est un délit passible de trois ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende (articles L 615-14 et L 615-14-1 du Code de la propriété intellectuelle). Au niveau international, plusieurs années de prison sont également prévues en cas de violation de brevets ou de COV sur les semences, voir « Les lois semencières qui criminalisent les paysannes et les paysans : résistances et luttes », Grain, avril 2015.