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Nouveaux OGM : la Commission européenne sous influence ?
L’organisation non gouvernementale Corporate Europe Observatory (CEO), qui surveille l’influence des lobbys au niveau européen, a obtenu que la Commission européenne communique l’ensemble des échanges qu’elle a eus entre 2018 et 2020 sur la question des nouveaux OGM et des suites juridiques et légales à apporter à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de juillet 2018 [1]. À leur lecture, on comprend que la Commission européenne a échangé avec nombre d’acteurs, majoritairement ceux partisans d’une dérégulation des nouveaux OGM, au détriment de ceux partisans d’une régulation. Ces discussions déséquilibrées pourraient expliquer, en partie, la teneur de l’étude qu’elle a publiée le 29 avril 2021 et qui prône un changement législatif pour favoriser « l’innovation » [2].
Les documents de CEO que nous allons analyser dans cet article ne mentionnent pas les consultations officielles que la Commission européenne organise régulièrement dans le cadre de son travail. Il s’agit d’expliquer le lobbying réalisé hors de ces temps dédiés à la discussion. Ce qu’on note tout d’abord, c’est un déséquilibre total entre les rendez-vous que la Commission européenne a acceptés avec des organisations favorables à la déréglementation des nouveaux OGM et celles qui demandent le respect de l’arrêt de la CJUE de juillet 2018. Sans compter les rencontres avec les États plutôt favorables à la dérégulation comme les États-Unis, le Canada, l’Argentine et le Japon, la Commission a eu 22 réunions avec des organisations favorables [3] et seulement quatre rendez-vous avec des ONG [4] partisanes du statu quo arrêté par la CJUE.
Instrumentalisation de la science
Le premier point qui ressort de ces documents est que l’industrie a instrumentalisé les instituts de recherche et certains chercheurs pour faire pression sur la Commission.
Quelques instituts « publics » de recherche sont montés au créneau pour demander à la Commission de ne pas faire peser sur la science européenne ce qu’ils estiment être le lourd fardeau d’une réglementation obsolète. On trouve en première ligne, le VIB (institut flamant de biotechnologies), basé à Ghent en Belgique, mais aussi le Max Planck Institut (Allemagne), l’Université de Suède et, en France, l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement).
L’Inrae ne s’est pas positionné officiellement sur le sujet en tant que tel. Cependant plusieurs chercheurs et certains centres de recherche comme l’Institut Jean-Pierre Bourgin ont dépassé leurs prérogatives et pris parti dans le débat politique et non plus agronomique des Nouvelles techniques génomiques (NTG). Le VIB [5] a monté une plateforme intitulée EU-Sage (acronyme qui signifie Agriculture durable européenne grâce à l’« édition de gène » (sic) – European sustainable agriculture through genome editing) qui a joué au cours des dernières années un véritable rôle de lobby pour déréguler les nouveaux OGM. EU-Sage a donc présenté à la Commission européenne une déclaration signée par des scientifiques « représentant » 134 instituts européens de recherche… Au bas de cette déclaration, on retrouve les logos de ces instituts, censés soutenir, mais lesquels ne se sont en fait pas tous positionnés dans le débat. On retrouve par exemple, pour la France, la signature de Marcel Kuntz, ardent défenseur des OGM, et par ricochet le logo du CNRS. Contacté par Reporterre, le CNRS a affirmé n’avoir pas pris position et a demandé le retrait de son logo [6]. De même en Belgique, au moins deux Universités (ULB et ULC) ont exigé le retrait de leur logo de cette déclaration. Au final, d’après CEO, 45 signatures ne représentent absolument par leurs institutions, et 33 autres sont douteuses ou simplement n’émanent pas d’instituts de recherche mais de « sociétés savantes » assez obscures. Enfin, certaines signatures sont comptées deux fois, au nom de la plateforme et au nom de leurs membres. Cette déclaration est pourtant citée largement dans les échanges que l’industrie a avec la Commission et a été reprise largement dans les medias. Elle est même présentée comme un « consensus scientifique ».
Lors d’une visite de l’ancien commissaire européen chargé de la santé et de la sécurité alimentaire Andriukaitis dans un des multiples centres de l’Inra en septembre 2019 [7], les responsables du centre ont clairement pris parti pour ces nouvelles biotechnologies. Dans le compte-rendu de cette rencontre, la Commission écrit que les chercheurs de l’Inrae expliquaient que « la recherche et l’utilisation de nouvelles techniques génomiques devraient faire partie d’un panel de solutions pour une « approche systémique ». Les solutions nécessaires pour diminuer l’utilisation des pesticides ou pour diminuer la pression sur les ressources environnementales doivent être diversifiées : la nouvelle génomique devrait être utilisée lorsque les autres solutions ne permettent pas d’atteindre les objectifs. (…) Suite aux questions sur le potentiel de commercialisation, l’Inra considère que le succès de ces techniques dépend des nouveaux traits répondant aux attentes sociétales (adaptation au stress hydrique, diminution de l’utilisation des pesticides). L’Inra travaillent en étroite collaboration avec l’industrie et le secteur agricole au sein de l’EPSO (European Plant Science Organisation), notamment pour étudier l’adoption potentielle par le marché de produits présentant des avantages sociétaux ».
L’EPSO (voir encadré ci-dessous) est, à l’instar de EU-Sage, une plateforme de scientifiques européens actifs politiquement pour déréguler les OGM. L’EPSO produit de très nombreuses notes et articles qui sont largement utilisés ensuite pour influencer la Commission. Peter Rogowsky, chercheur à l’Inrae, cosigne une déclaration [8] avec deux autres chercheurs pour l’EPSO dans laquelle ils écrivent : « Une mutation ponctuelle a-t-elle un aspect différent lorsqu’elle est réalisée par un processus ou un autre ? Non ! On ne peut pas dire à partir de la mutation elle-même si elle a été spontanée ou déclenchée par une modification du génome, et des informations supplémentaires sur l’histoire du matériel génétique sont nécessaires comme condition préalable pour évaluer de quel processus de reproduction elle provient. Spontanées ou modifiées, les mutations ponctuelles sont les mêmes à tous égards ». Mais si les mutations ponctuelles peuvent sembler identiques, Inf’OGM a déjà publié sur le fait que ce n’est pas le cas des nombreuses modifications non intentionnelles résultant de la manipulation génétique et qui ne se produisent pas naturellement [9].
EPSO
L’organisation européenne des sciences végétales (connue sous son acronyme anglais EPSO) se présente comme « une organisation académique indépendante qui représente plus de 200 instituts de recherche, départements et universités de 31 pays d’Europe et d’ailleurs ». Comme pour EU-Sage, EPSO a utilisé abusivement des logos de certains instituts et le recteur de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) a, dans une lettre adressée au secrétariat de l’EPSO, demandé le retrait du logo de l’Université. Sur son site, cette organisation mentionne aussi ses « observateurs » [10] dont la plupart sont des responsables d’entreprises semencières comme Valérie Mazza de Limagrain ou Filip Cnudde de Dow AgroSciences. Leur rôle ? « Lorsque l’EPSO produit une déclaration ou une recommandation, prépare et organise un atelier, etc., les observateurs peuvent participer aux discussions et avoir l’occasion de donner leur avis ».
L’EPSO a plusieurs rôles. Premièrement, il coordonne et participe à des activités de recherche (public-privé) entre ses membres comme, par exemple, le Projet CHIC. Ce dernier, doté de 7,3 millions d’euros (dans le cadre d’un appel à projet de Horizon 2020) s’intéresse au développement de chicorées génétiquement modifiées [11]. Deuxièmement, l’EPSO organise des rencontres entre chercheurs et responsables politiques. CEO nous a appris que trois réunions ont ainsi eu lieu en 2019 et 2020 [12] afin d’« échanger des points de vue sur la situation actuelle de l’édition du génome en Europe et les prochaines étapes possibles pour permettre à l’Europe de mieux faire face au changement climatique, d’atteindre la sécurité alimentaire et nutritionnelle et d’établir une agriculture durable en Europe et dans le monde ». Ces discussions informelles se sont prolongées par la mise en place d’une mailing-list pour qu’EPSO puisse communiquer avec des responsables politiques et leur apporter une information utile. On lit ainsi dans les documents : « l’EPSO soutient une révision scientifique de la législation européenne actuelle établissant une évaluation des risques plus proportionnelle et basée sur les produits. L’EPSO souhaite également contribuer au débat sociétal sur l’édition du génome et communiquer de manière factuelle et accessible sur les sciences végétales innovantes et leur rôle sociétal » [13]. À noter que cette obligation de résultats et non de moyens, qui se rapproche des législations anglosaxones (dont États-Unis et Canada), est celle proposée au final dans l’étude de la Commission sur les nouvelles techniques. Troisièmement, l’EPSO et un des lobbys de l’industrie, EuropaBio, ont conjointement mis en place la plateforme technologique européenne (PTE) « Plantes pour le futur« [14] qui vise notamment à « aider à définir l’agenda de recherche de l’UE dans différents domaines ». Concrètement, PTE permet à quelques entreprises d’influencer l’agenda de recherche de l’UE en leur faveur, et de profiter ensuite des financements publics disponibles. On retrouve parmi les membres de cette plateforme Bayer, BASF, Vilmorin, Syngenta, Nestlé, Copa-Cogeca, etc.
Les thèmes récurrents des lobbyistes
Les trois axes de la communication des lobbyistes auprès de la Commission pour l’inciter à changer le cadre réglementaire sont : i) Les nouveaux OGM sont des outils formidables pour produire des variétés résilientes dans le cadre du changement climatique, et permettent de réduire l’usage des pesticides chimiques ; ii) si l’UE continue d’encadrer trop strictement les nouveaux OGM, l’économie (dont les PME) et la recherche européennes seront à la traîne du reste du monde ; et iii) il est impossible d’encadrer les nouveaux OGM étant donné qu’il est impossible de distinguer entre mutation naturelle et mutation induite. Cette rhétorique se retrouve dans de très nombreux échanges, déclarations ou notes que la Commission a reçus.
L’eurodéputé Norbert Lins (EPP, DE), président de la commission « agri », explique à la DG Santé, le 3 septembre 2019 [15] que « l’application de [l’arrêt de la CJUE de 2018] sera problématique, étant donné les difficultés à distinguer les produits issus des NBT des produits conventionnels ». Le député en profite également pour souligner le lien entre les NBT, identifiées aux NTG par imprécision, et la diminution de l’utilisation des pesticides. La CGB, l’interprofession des betteraviers français, explique le 17 juillet 2019 à la Commission [16] que de nouvelles variétés de betterave pourraient aider concrètement les agriculteurs à réduire l’usage des pesticides et pourraient même être une alternative aux néonicotinoïdes. Consumer Choice Center [17], une organisation étasunienne, soutient que les modifications génétiques sont « un moyen de réduire l’utilisation des pesticides » et demande à ce que soit « réévaluée la réglementation européenne existante sur les OGM sur la base des gains et des avantages potentiels pour le consommateur plutôt que simplement sur la base de craintes populaires non fondées sur des faits ». Un des responsables de cette organisation soutient que pour nourrir les onze milliards d’humains on ne pourra pas se passer des nouveaux OGM [18]. Il est curieux que cette organisation récente et inconnue du grand public ait été reçue par la Commission européenne alors que les syndicats paysans européens trouvent porte fermée. La Commission n’a pas non plus rencontré le BEUC, une organisation de défense des consommateurs importante en Europe.
Ces arguments se retrouvent finalement et logiquement dans certaines interventions de la Commission elle-même. Par exemple, lors du 60e anniversaire de la Fédération Européenne des Fabricants d’Aliments Composés pour animaux (FEFAC) [19], la Commission a insisté sur « l’impossibilité de faire la distinction entre les mutations spontanées (qui se produisent naturellement dans l’environnement) et les différents types d’interventions humaines. (…) La mise en œuvre de règles de traçabilité et d’étiquetage des OGM pour ce type de produits sera un véritable défi. (…) On peut s’attendre à ce que l’arrêt [de la CJUE] ait des conséquences importantes pour les consommateurs et les agriculteurs de l’UE. Il pourrait également avoir des répercussions sur le commerce international et sur le secteur de la recherche et de l’innovation de l’UE. L’une des conséquences de cette décision pourrait être une réduction de l’incitation à développer de nouvelles variétés végétales ».
De même lors d’une discussion avec Europabio [20], un lobby de l’industrie semencière, la Commission a explicitement demandé aux entreprises membres de CropLife (organisation faîtière des entreprises semencières) de développer « des variétés de cultures innovantes, par exemple grâce à de nouvelles techniques de sélection, ainsi que des pratiques et des produits de protection des cultures plus durables (par exemple, la robotique, les capteurs) et des produits (par exemple, les pesticides microbiens) » afin de répondre aux défis « tels que la sécurité et la sûreté alimentaires, le changement climatique et la protection de l’environnement ».
Ce n’est donc pas étonnant que la Commission cherche à influencer les opposants à la déréglementation. Ainsi, lors d’une discussion de la DG Santé avec les euro-députés écologistes Bas Eickhout (Pays-Bas) et Pascal Canfin (France), la DG a insisté sur la difficulté générée par l’application de l’arrêt de al CJUE du 25 juillet 2018 et le potentiel des nouveaux OGM pour relever le défi d’une agriculture plus durable. Elle a tenté à plusieurs reprises de faire comprendre aux membres de la commission « environnement » du Parlement européen que l’opposition systématique aux OGM était contre-productive. Et pendant ces rendez-vous la Commission a essayé, arguments de l’industrie à l’appui, de les convaincre de la dérégulation.
Au final, les nouveaux OGM seraient parés de nombreuses vertus, permettant de relever les défis environnementaux, et de produire des variétés résilientes. Leurs mutations induites seraient de plus identiques à ce que la nature produit… Ce discours s’est récemment généralisé dans les couloirs de la Commission et dans les différents ministères de l’Agriculture… Les discours du ministre français Julien Denormandie ou plus récemment du directeur de la Direction générale de l’Alimentation, Bruno Ferreira, montrent l’efficacité de ce lobbying. Le rapport de la Commission sur les possibles évolutions législatives prouve, à nouveau, la force de ces lobbys. Même si on ne peut pas prouver que ce sont les lobbys qui ont convaincu la Commission, ils ont été le plus consultés et leur avis est finalement celui de la Commission, alors que les rares opposants auditionnés ne sont pas entendus.
[2] ,
, « OGM – La Commission européenne envisage de changer la législation », Inf’OGM, 29 avril 2021
[3] Vib, Max Planck Institut, Inra, Gnis, Copa Cogeca, Confagricoltura, Confédération générale des plantes de betterave (CGB), CEFS – European Association of Sugar Manufacturers, EFFAB – Organisation interprofessionelle de l’alimentation du bétail, FoodDrink Europe, Europabio, CropLife, Euroseeds, Novozyme, BASF, Syngenta, DowDupont, Corteva, Mars, The American European Community Association, USSEC, Consumer Choice Center
[4] Greenpeace, Friend of the Earth, Ifoam, Arche Noah, Via Campesina, EU food Coalition Policy
[5] Le VIB est pieds et mains liés avec l’industrie : Basf et Bayer ont en effet participé activement à son financement et André Roef, de Bayer CropScience, est membre du bureau des directeurs.
[6] Dans un autre document de EU-Sage, on retrouve à nouveau le logo du CNRS mais accolé à la signature d’un autre chercheur, Pascal Genschik…
[8] EPSO statement ‘Detecting a point mutation does not clarify its origin’, Sep 9, 2020, EPSO, WG Agricultural Technologies
[9] , « Les effets non intentionnels, objets de controverse », Inf’OGM, 23 décembre 2020
[12] Et une quatrième est annoncée en mai 2021 : https://epsoweb.org/news/page/2/
[15] https://crisprfiles.corporateeurope.org/s/XAtCx2fStSF4STb?path=%2FPart%202%20-%20July%20-%20Oct%202019%20all%2FJuly%20-%20Oct%2019%20-%202%20new#pdfviewer
[16] https://crisprfiles.corporateeurope.org/s/XAtCx2fStSF4STb?path=%2FPart%202%20-%20July%20-%20Oct%202019%20all%2FJuly%20-%20Oct%2019%20-%202%20new#pdfviewer
[17] https://consumerchoicecenter.org/ et https://crisprfiles.corporateeurope.org/s/XAtCx2fStSF4STb?path=%2FPart%202%20Oct%202019%20-%20April%202020%20-%20all%2FOct%2019%20-%20April%2020%20-%202#pdfviewer