Appropriation du vivant : peut-on encore contrôler la numérisation ?
Pour l’instant, l’information de séquençage numérique permet à certains acteurs, dont des entreprises, d’utiliser les séquences numérisées en se passant du consentement préalable des États et des communautés liées à cette biodiversité. Des discussions sont en cours pour réglementer, ou non, ces pratiques qui vont à l’encontre de la Convention sur la Diversité Biologique.
Un risque guette les pays qui mettent en libre accès des informations numérisées (DSI) sur les êtres vivants qu’ils hébergent : des entreprises ou des entités publiques, seules dotées du matériel nécessaire et de sa maîtrise technique, sont libres d’utiliser ces données et de breveter ce qui ne l’est pas encore. Certes la séquence d’une molécule n’est pas nouvelle et donc ne devrait pas être brevetable. Mais une fois isolée d’un organisme et associée à une fonction – la plupart du temps issue de connaissances traditionnelles – cette séquence devient une « invention » brevetable. Le tout, en dehors de tout accord de consentement préalable à l’accès aux ressources, de partage des avantages (APA) et de protection des connaissances traditionnelles à l’origine des ressources utilisées, prévus par des traités et textes internationaux [1]. Au cours de discussions au sein de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB), des pays veulent maintenir ce système, arguant que les DSI ne sont pas équivalentes aux organismes dont elles sont issues. D’autres au contraire, veulent que l’accès et l’utilisation de ces DSI soient encadrés. Ce qui fait dire, entre autres à S. Aubry, collaborateur de l’Office fédéral de l’agriculture suisse : « la suite de l’histoire à la prochaine conférence des parties de la Convention sur la biodiversité sera très intéressante : on joue l’avenir de ces traités » [2].
La parade au biopiratage s’organise
Plusieurs pays, notamment ceux riches en biodiversité, souhaitent que les données numériques aient le même statut que les « ressources » physiques dont elles sont issues. Certains l’ont même déjà inscrit dans leur loi nationale.
Pour l’Argentine par exemple, « la définition du terme « matériel » (…) comprend l’information associée à la ressource génétique (…), indépendamment de la manière dont elle est transmise » [3] [4]. Le Malawi estime, lui, avoir « des droits commerciaux (…) dans les produits ou les processus développés sur la base des résultats de la recherche ou de cette DSI, et toute utilisation nécessite un contrat d’utilisation avec le gouvernement du Malawi ». Le Malawi n’acceptera donc, chez lui, aucun pillage de sa biodiversité. Mais a-t-il les moyens et ressources d’empêcher une entreprise d’accéder, si elles sont numérisées, aux informations génétiques liées à ses ressources et de les breveter ?
Pour ces pays, il y a urgence à trouver un accord international sur le statut juridique des DSI car, en attendant, le séquençage des génomes continue et les résultats sont rendus accessibles à tous. On comprend les objectifs des entreprises et des pays ayant la technologie – mais pas la biodiversité – pour bloquer ou retarder un accord contraignant respectant les principes de l’accès et du partage des avantages : quand la majeure partie de la biodiversité sera séquencée, la signature de cet éventuel accord arrivera trop tard…
Concrètement, pour être efficace, cet accord devrait, comme pour les ressources génétiques physiques, imposer le consentement préalable encadrant l’utilisation des ressources ; la protection des savoirs traditionnels ; l’information sur l’origine géographique de l’organisme dont sont issues les séquences numérisées ; et le partage des avantages. Enfin, il faudrait que, à l’instar de l’Union européenne, les mêmes pays qui militent pour un accès débridé à la biodiversité numérisée ne continuent pas de délivrer des brevets qui, eux, s’appliquent aussi bien aux informations numériques qu’à tous les organismes les contenant…
Quelles autres solutions ?
Pour un partage des avantages effectif, certains acteurs proposent un versement obligatoire [5] à un fonds de partage mondial accompagné d’une interdiction de breveter les séquences natives. À moins qu’une piste encore plus simple soit d’interdire tout droit de propriété sur le vivant ? Les négociations sur les DSI vont continuer, notamment lors du sommet de la CDB en mai 2021 en Chine. D’ici là, Inf’OGM continuera à vous informer sur ce dossier.
[1] Rappelons que ces textes ont été écrits bien avant l’avènement du séquençage haut débit : le changement d’échelle avec l’utilisation du Big data n’était pas encore à l’ordre du jour.
[2] Sarah Laird et al., « Rethink the expansion of access and benefit sharing », Science, 13 Mar 2020:Vol. 367, Issue 6483, pp. 1200-1202, DOI : 10.1126/science.aba9609
[3] , « La numérisation du vivant, objet de discorde législative », Inf’OGM, 3 décembre 2020
[4] , « Numérisation du vivant, partage des avantages : quelle législation ? », Inf’OGM, 13 avril 2021
[5] Le montant pourrait être proportionnel au chiffre d’affaire des entreprises utilisatrices et/ou détentrices de droit de propriété intellectuelle portant sur des éléments de biodiversité et/ou les DSI qu’ils contiennent.