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Vente de semences : l’Europe attaque la France
Dès le 3 juillet, Inf’OGM vous informait que la Commission européenne avait émis un « avis circonstancié » contre l’autorisation récente donnée par la France de vendre des semences du domaine public à des amateurs. Inf’OGM a poursuivi son enquête et est en mesure aujourd’hui de publier ce document…
Les acteurs du monde des semences non « propriétaires » (paysannes, anciennes, libre de droits…) jubilaient le 10 juin 2020 : la loi relative à la transparence de l’information sur les produits agricoles et alimentaires était promulguée et son article 10 rétablissait la possibilité de vendre « des semences (…) d’espèces cultivées de variétés appartenant au domaine public à des utilisateurs finaux non professionnels ne visant pas une exploitation commerciale de la variété ». Cette jubilation était justifiée par un long combat dû à deux premières annulations de cet article par le Conseil constitutionnel [1].
Mais l’adage semble avoir raison : jamais deux sans trois. Cette fois, le coup est parti de la Commission européenne, comme le relatait Inf’OGM dès le 3 juillet [2]. Celle-ci a en effet notifié à la France son désaccord sur un tel article, via un « avis circonstancié » en date du 23 juin, soit deux jours avant la date de clôture de la période de statu quo. Pourquoi cette notification ? Un retour en arrière s’impose.
C’est le ministre qui est allé chercher la Commission
Cette nouvelle loi sur la transparence de l’information sur les produits alimentaires visait, en partie, à rétablir des articles de la loi Egalim censurés par le Conseil constitutionnel en octobre 2018. Parmi ceux-ci, l’article 78 du projet de loi Egalim [3], qui permettait de rétablir les possibilités de cession à titre onéreux des variétés de semences relevant du domaine public et destinées aux jardiniers amateurs [4]. Cet article 78 a été remplacé, dans le projet de loi sur la transparence, par l’article 6, à la rédaction simple : « Article 6 : Au dernier alinéa de l’article L. 661‑8 du code rural et de la pêche maritime, après le mot : “gratuit”, sont insérés les mots : “ou à titre onéreux” ».
Si, au fil des discussions et de l’évolution de ce projet de loi – déposé en mars 2019 et finalement voté en juin 2020 – l’article 6 est devenu article 10, son contenu n’en a pas été modifié.
Le 20 février 2020, Didier Guillaume, l’alors ministre de l’agriculture et de l’alimentation, intervenait au Sénat sur cet article 6 : « L’article 6 prévoit de supprimer toute exigence sur les semences destinées aux amateurs, que ce soit en matière de qualité des graines, mais aussi d’étiquetage et d’information sur la variété. Je regrette que l’Assemblée nationale l’ait adopté. Une telle disposition supprimant tout encadrement sur les conditions de vente des semences apparaît dans une proposition de loi qui vise justement à renforcer la protection des consommateurs et garantir la loyauté des transactions… Mais c’est ainsi, et le Gouvernement notifiera cet article auprès de la Commission européenne afin qu’elle puisse donner son avis sur sa compatibilité avec la réglementation européenne » [5].
Voilà pourquoi, dès le 24 mars 2020, cet article 6 était notifié à la Commission européenne. Faut-il y voir une pression des semenciers professionnels ? L’association Kokopelli, et leur avocate, Blanche Margarinos-Rey, en sont convaincus, et lancent une campagne commune pour le dénoncer [6], signé entre autre par Terre et Humanisme, Longo Maï, Graines de troc, Kokopelli, les Colibris, L’intelligence verte, Fermes d’avenir…. Selon l’avocate, cette disposition n’est pas une « mesure technique » au sens de la Directive (UE) 2015/1535, car il ne s’agit pas d’une « spécification qui figure dans un document définissant les caractéristiques du produit ou ses méthodes et procédés de production », ainsi que l’a précisé la Cour de Justice de l’UE concernant les produits agricoles. Le gouvernement n’avait donc aucune raison valable de la notifier à la Commission, sauf à l’inviter volontairement à s’y opposer.
La Commission attaquera-t-elle la France ? Ou sera-ce l’inverse ?
Contacté par Inf’OGM, Laurent Jacquiau, chef du bureau des semences et de la protection intégrée des cultures (DGAl du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation), nous informe qu’il n’est « pas autorisé à divulguer le contenu de ce document », mais que « l’analyse [de cet avis] est en cours chez [eux] ». Selon la procédure en vigueur [7], Inf’OGM a donc demandé à la Commission l’accès à ce document, que nous venons tout juste de recevoir [8]. Ce qui paraît certain, c’est que cet avis, puisqu’il a été émis, « s’oppose au dispositif français et réclame sa suppression » affirme maître Margarinos-Rey.
Et maintenant ? La loi sur la transparence de l’information sur les produits alimentaires, promulguée le 10 juin et publiée au JO, est pleinement applicable. Ce n’est bien sûr pas la première fois qu’un conflit naît entre un pays et la Commission, mais la procédure de contentieux pour aller plus loin est lourde : mise en demeure, transmission d’un avis motivé, recours en manquement… Plutôt que de laisser attaquer l’article 10, les organisations signataires de la campagne lancée le 3 juillet préconisent « d’affronter la Commission européenne devant la Cour de justice de l’Union européenne, et honorer ainsi pleinement la volonté, maintes fois réitérée, des parlementaires » [9].
Quant à la Commission, sa DG du marché intérieur apporte à Inf’OGM les précisions suivantes :
« Vu que la France a déjà adopté le texte final, la procédure dans le cadre de la Directive (UE) 2015/1535 cesse de s’appliquer. En effet, conformément à l’article 1, point g, de la directive 2015/1535, on entend par “projet de règle technique, le texte d’une spécification technique, ou d’une autre exigence ou d’une règle relative aux services, y compris de dispositions administratives, qui est élaboré dans le but de l’établir ou de la faire finalement établir comme une règle technique et qui se trouve à un stade de préparation où il est encore possible d’y apporter des amendements substantiels”. Dès qu’un projet n’est plus au stade de la préparation, la procédure au titre de la Directive (UE) 2015/1535 cesse de s’appliquer. L’objectif de la directive est en effet d’éliminer les entraves techniques aux échanges entre les États membres ou dans une partie importante de cet État ».
« Par conséquent, poursuit la Commission, à ce stade, toute action ou réaction éventuelle de la Commission est réalisée en dehors du cadre de la procédure prévue par la présente directive ». Et la Commission pourra tout de même, si elle le juge pertinent, « demander des éclaircissements et/ou émettre une réaction vis-à-vis les autorités françaises ».
Enfin, que pourrait-il se passer devant les tribunaux français ? La Commission répond sur les règles techniques en général, sans argumenter sur cet article 10 en particulier. Pour elle, cette règle a été adoptée « avant l’expiration de la période de statu quo prévu par la directive ». Dans ce cas, « les particuliers peuvent invoquer les articles 5 et 6 de la Directive (UE) 2015/1535 devant un juge national [car] cette disposition refuse l’application d’une [telle] règle technique nationale ». Mais, précise la Commission, « l’inapplicabilité doit être détectée par le juge dans le cadre d’une poursuite engagée par l’intéressé (c’est-à-dire qu’elle ne s’applique pas automatiquement) ».
Et si le problème était ailleurs ?
Il faut se souvenir que les directives européennes ne réglementent que les échanges de semences définis sous le terme de « commercialisation« , avec la définition suivante : « Commercialisation : on entend la vente, la détention en vue de la vente, l’offre de vente et toute cession, toute fourniture ou tout transfert, en vue d’une exploitation commerciale, de semences à des tiers, que ce soit contre rémunération ou non« .
Pour Guy Kastler, grand défenseur des semences paysannes depuis plus de 30 ans au sein du syndicat La Confédération paysanne, le problème se situe donc ailleurs : « Le problème de l’article de loi français n’est pas la vente à titre onéreux (contre rémunération) par opposition à l’échange à titre gratuit, la directive européenne ne fait aucune différence sur ce point. Le problème est que cet article n’a pas été rédigé dans le but de permettre aux jardiniers amateurs d’échanger leurs semences, ni aux paysans de leur en vendre (ce qui n’est pas interdit), mais de permettre aux semenciers de leur vendre des semences n’appartenant pas à une variété enregistrée au catalogue. En effet, la cession ou la vente de semences de variétés non enregistrées au catalogue directement à un jardinier amateur ne rentrent pas dans la définition des directives européennes et ne sont donc pas réglementées : un jardinier n’en fait pas une exploitation commerciale puisqu’il ne commercialisera pas sa récolte. Ce qui est réglementé, c’est la vente par un semencier, que ce soit à des amateurs comme à des professionnels, de semences qu’il a achetées et qui lui ont donc été vendues « en vue d’une exploitation commerciale », comme l’a rappelé la Cour d’appel de Nancy dans le « procès Kokopelli » [10].
Finalement, comment rendre conforme cette loi ? Pour Guy Kastler, « la rédaction d’un article de loi français conforme aux directives européennes devrait donc se limiter à la remise directe (que ce soit contre rémunération ou non) de semences par leur producteur à l’utilisateur final n’en faisant pas une exploitation commerciale, que celui-ci soit jardinier amateur, collectivité entretenant des jardins publics ou autre. Mais un tel article ne permettrait pas à une entreprise d’acheter des semences pour les revendre sans qu’elles appartiennent à une variété enregistrée au catalogue ».
Guy Kastler rappelle que « la Commission européenne avait pour cela proposé en 2013 que les micro-entreprises (jusqu’à 2 million d’euros de chiffre d’affaire et de 10 salariés) puissent commercialiser de telles semences de « variétés de niche » non inscrites au catalogue officiel aux paysans tout autant qu’aux jardiniers amateurs, proposition qui avait été fermement soutenue par la Confédération paysanne et ECVC [11] à condition que de telles variétés de niche ne soient pas couvertes par un brevet et que leur commercialisation ne soit pas limitée par des emballages trop restrictifs (et donc un surcoût disproportionné pour les acheteurs paysans). Malheureusement, cette proposition a été rejetée. Sera-t-elle reprise dans la nouvelle proposition de réglementation de la commercialisation des semences que la Commission doit rendre d’ici 6 mois (avant le 31 décembre 2020) ?«
On le voit, ce qui a semblé mettre un point final à ce long épisode sur la légalisation de la vente de semences à des amateurs, n’était en fait qu’une étape…
[1] , « Commerce des semences : la Commission va-t-elle le reverrouiller ? », Inf’OGM, 3 juillet 2020
[2] Ibid.
[3] Projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, sûre et durable, attente forte des consommateurs et des professionnels.
[7] L’accès à ces documents d’échange entre partenaires institutionnels de la directive 2015/1535 relève du règlement (CE) 1049/2001 (https://ec.europa.eu/growth/tools-databases/tris/en/the-20151535-and-you/being-heard/).
[8] Avis circonstancié de la CE du 23 juin 2020 :
[9] Voir le communiqué de presse commun.
[11] La Coordination européenne de Via Campesina.