Semences et brevetabilité dans l’UE : première position du Sénat français
La commission des affaires européennes du Sénat a débattu, jeudi 28 novembre [1], de la position sur le nouveau règlement européen sur les semences que la France devrait défendre à un prochain Conseil européen [2], ainsi que de la brevetabilité des semences et des obtentions végétales, à partir d’un texte préparé par les sénateurs Jean Bizet (UMP) et Richard Yung (PS). En synthèse : oui au certificat d’obtention végétale (COV), non aux excès des brevets sur les gènes « natifs ».
Ces deux sénateurs défendent, comme moyen de protection des semenciers, le Certificat d’obtention végétale, au détriment du brevet qui, selon Jean Bizet, « risque de bloquer le progrès végétal, qui s’obtient par croisements successifs : payer des royalties à chaque nouvelle étape au détenteur d’un brevet est impossible. De plus, les plantes sont des organismes vivants en constante évolution : l’impératif de description exhaustive qui s’applique aux brevets est irréaliste ». Il a notamment argumenté son opposition aux brevets sur les gènes natifs par des mots forts : « Il faut interdire le brevetage des gènes natifs, sans quoi l’arme alimentaire sera concentrée entre quelques entreprises, et donc quelques États. (…) L’enjeu est tel que l’Union européenne devrait traiter de ces questions avec ses partenaires commerciaux dans le cadre des accords internationaux ».
Les discussions au sein de cette commission du Sénat ont aussi rappelé le conflit de juridiction entre d’une part l’Office européen des brevets (OEB), organisme intergouvernemental sui generis, qui ne dépend que très indirectement de l’UE [3] ; et d’autre part, le Parlement européen qui, dans une résolution de mai 2012, a appelé l’OEB à un meilleur respect de ses directives. Cependant, l’OEB a adopté en 1999 la directive européenne 98/44/EC mais il l’applique selon sa propre interprétation et non selon celle du Parlement européen. Et pour compliquer les choses, une future juridiction intergouvernementale sur le nouveau brevet unitaire européen, sera, elle aussi, indépendante de l’UE [4] : belles batailles juridiques en perspectives !
Les sénateurs Gattolin (EELV) et Billout (groupe communiste) ont défendu, au sein de la commission des affaires européennes du Sénat, un durcissement du texte de Jung et Bizet, argumentant que « les sélectionneurs, comme les agriculteurs, ne sont pas protégés contre une application abusive du droit de propriété intellectuelle », en ce qui concerne le COV autant que le brevet. Pour eux, les paysans sont trop exposés à des actions en contrefaçon : « Il faudrait les exclure explicitement de ce système, s’il n’est pas démontré qu’ils ont vendu sciemment une variété protégée et sous l’appellation protégée par le COV. Les paysans se voient intenter de nombreux procès dans le monde. Il faut préserver les semences de fermes et les échanges entre agriculteurs ». Ce qui les a conduit à s’abstenir, tout en annonçant des amendements lorsque cette proposition sera examinée par la commission des affaires économiques du Sénat en janvier.
En ce qui concerne la proposition de règlement européen sur la commercialisation des semences, la commission des affaires européennes du Sénat propose au gouvernement d’appuyer « le regroupement des différents textes en vigueur [sur les semences] dans un texte horizontal qui conserve les grands principes du droit en vigueur » (c’est-à-dire les obligations d’enregistrement et de certification), mais critique le projet d’allongement de durée de l’enregistrement au catalogue de 10 ans (durée actuelle) à 30 ans (durée proposée). Serait-ce par crainte de voir des variétés dans le catalogue avec un COV ayant expiré ? Elle est « défavorable aux dérogations pour les opérateurs non professionnels ». Dommage, car dans son texte, la Commission propose d’autoriser les échanges de semences entre jardiniers amateurs et aussi entre agriculteurs qui ne produisent pas de semences commerciales… Par ailleurs, cette résolution juge excessifs les pouvoirs que le texte prévoit de déléguer à la Commission européenne, considérant « que le texte doit prévoir directement toutes les dispositions essentielles ».
Non à l’extension du brevet
Par ailleurs, elle « s’inquiète (…) de la délivrance de brevets dont l’étendue est parfois incertaine », faisant « valoir les risques de blocage de l’innovation (…) lorsque les brevets portent sur des gènes dits natifs, c’est-à-dire ceux qui sont naturellement présents dans une variété exploitée par le sélectionneur ». Elle considère que si le brevet devait prendre le pas sur le COV, cela « renforcerait la concentration de l’industrie semencière (…) [et] qu’elle ferait aussi peser une menace sur l’indépendance des États ». La multiplication actuelle des dépôts de nouveaux brevets sur les plantes, leurs caractères ou leurs gènes, peut en effet faire penser que ce risque est réel. La solution que proposent les sénateurs est « l’accès des sélectionneurs à l’information pertinente sur les brevets déposés et délivrés », leur permettant ainsi de savoir si « des éléments brevetés sont présents dans le matériel végétal qu’ils manipulent ou produisent, [ce qui] devrait conditionner la recevabilité d’une action en contrefaçon ». La Commission ne va néanmoins pas jusqu’à demander une transparence totale sur les brevets présents dans une plante, contrairement au Comité économique éthique et social du Haut Conseil des Biotechnologies dans son rapport publié en juin 2013 [5].
Pour finir, elle recommande à l’OEB de clarifier ses lignes directrices, et suggère à la Commission de modifier la directive 98/44/CE, notamment en réaffirmant qu’il faut respecter « la nouveauté et l’activité inventive [et que] la brevetabilité des procédés ne devrait pouvoir être admise que dans les seuls cas où l’intervention humaine a un impact déterminant sur l’objet obtenu et où le procédé intervient directement au niveau du génome ». Conséquence : les procédés essentiellement biologiques et les gènes natifs devraient continuer à être exclus de la brevetabilité [6]. Une exclusion que l’OEB essaye pourtant de contourner en s’interrogeant actuellement sur la brevetabilité des produits nouveaux obtenus par des procédés essentiellement biologiques, y compris lorsque les procédés eux-mêmes ne sont pas brevetables [7].
Cette résolution sera donc complétée par celle de la commission des affaires économiques du Sénat en janvier et par la position de l’Assemblée nationale. Tenant compte de ces positions parlementaires, le gouvernement français pourra alors se prononcer sur le projet de règlement européen sur les semences lors d’un prochain Conseil européen de l’agriculture [8]. Autant d’étapes, pour la société civile, pour peser sur ces futures résolutions. Mais aussi, à n’en pas douter, pour l’industrie semencière…
[2] , « UE : une législation « semences » en pleine évolution », Inf’OGM, 26 septembre 2013
[3] L’OEB n’est engagé que par la Convention sur le brevet européen signée par 38 États du continent européen qui, dans leur grande majorité, doivent respecter aussi les directives de l’Union européenne sur le brevet. Cela lui laisse une grande marge de manœuvre dans l’interprétation de ces directives
[4] Pour les discussions au Sénat sur cette Cour, voir www.senat.fr/petite-loi-ameli/2013-2014/142.html
[5] Cf. , « FRANCE – Propriété industrielle sur les plantes : « halte aux brevets trop larges » recommande le CEES », Inf’OGM, 20 juin 2013
[6] saisine en cours de la Grande chambre des recours de l’OEB, voir http://www.epo.org/law-practice/legal-texts/official-journal/information-epo/archive/20131002_fr.html
[7] , « L’Office Européen des Brevets suspend la délivrance de brevets sur les produits issus de méthodes de sélection conventionnelle », Inf’OGM, 6 décembre 2013
[8] Le prochain Conseil européen de l’agriculture pourrait aborder la question le 17 février ou le 24 mars 2014, la réunion du 27 janvier étant, pour l’instant, annulée. Un simple point d’information sur le paquet semences, santé animale et contrôle est prévu les 16 et 17 décembre, sans discussion