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Prophétiques mais trompeurs : les exemples fictifs dans les brevets

Par Denis MESHAKA

Publié le 24/01/2024, modifié le 18/04/2024

    
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De nombreux brevets dans le domaine des « sciences de la vie » contiennent des exemples fictifs, dits « prophétiques », de réalisation de l’invention. De tels exemples imaginés permettent aux déposants d’accroître la portée de leurs brevets. Il s’agit d’une pratique courante qui prend aujourd’hui des proportions importantes. A l’heure où les multinationales tentent d’obtenir la déréglementation de leurs OGM, connaître les grandes lignes de cette pratique permet de mieux cerner les enjeux liés aux brevets.

L’actualité sur les brevets couvrant les « inventions biotechnologiques », notamment autour des OGM/NTG, nous rappelle que ces outils juridiques sont avant tout des textes longs et complexes. Or, la teneur de ces textes décide de la portée de ces brevets. Outre la description générale de l’invention, dont ses applications industrielles, un brevet doit décrire un ou plusieurs exemples de réalisation de cette invention. Mais, au moment du dépôt de la demande de brevet, ces exemples peuvent avoir été effectivement réalisés ou pas. Lorsqu’ils ne sont pas réels, ils sont dits « prophétiques », « fantômes », « hypothétiques » ou « fictifs »… Les anglo-saxons parlent aussi de « paper examples » (exemples sur le papier). Cette pratique, autorisée dans plusieurs juridictions, dont les États-Unis et l’Europe (OEB – Office Européen des Brevets), soulève cependant des questions juridiques, en particulier dans le domaine des « inventions biotechnologiques ».

Une pratique admise sous conditions

Plus un brevet est de portée large, plus sa valeur économique potentielle augmente. Mais pour revendiquer une portée large, il faut entre autres démontrer que l’invention peut être réalisée de différentes façons. Par exemple, un brevet revendiquant des séquences génétiques présentant un pourcentage minimum – 80 %, 90 % ou 95 % – d’identité avec la séquence réellement « inventée » est très large1. Il faudrait donc moult exemples de réalisation de l’invention pour montrer que cette dernière peut être mise en œuvre sur toute la portée des revendications. Le nombre d’exemples nécessaires peut être tel qu’il est parfois nécessaire d’en créer des fictifs. Fournir une pluralité d’exemples contribue donc à remplir une exigence fondamentale du droit des brevets : une invention doit être suffisamment décrite pour qu’« un homme du métier » – un ingénieur en biotechnologie par exemple – puisse la reproduire sur toute sa portée à l’aide de ses connaissances générales. Le secteur des « biotechs » ne déroge pas à cette obligation sur la suffisance de description.

La rapide évolution et la forte compétitivité de ce secteur pousse ses acteurs à déposer de nombreuses demandes de brevets, le plus tôt possible. Et ce même si, au moment du dépôt de la demande de brevet, l’invention n’est pas suffisamment accompagnée par des exemples réels. C’est pourquoi les déposants ont recours aux exemples « prophétiques ». Aux États-Unis, depuis le début des années 80, l’USPTO (l’Office des brevets et des marques étasunien) accepte de tels exemples sous certaines conditions, notamment qu’ils ne soient pas trompeurs et qu’ils soient fondés sur une base scientifique raisonnable2. L’USPTO demande aussi qu’ils soient distingués des exemples réels dans le texte du brevet. L’OEB autorise également les exemples prophétiques, sous réserve qu’ils soient reproductibles. Mais un sondage effectué en 2021 montre que 75 % des demandeurs de brevets européens ne distinguent pas les exemples prophétiques des réels dans leur demandes de brevets3.

Les exemples figurant dans les brevets délivrés sont par défaut présumés valides. Si un examinateur peut, au cours de la procédure d’examen, requérir certaines données d’expériences complémentaires, il n’est pas censé devoir ni pouvoir tester les exemples de réalisation de l’invention. La personne contestant la validité d’un brevet pour cause d’exemples prophétiques non recevables aura la charge de la preuve.

Une fiction qui fait tache d’huile

Les offices de brevets peuvent estimer que certains exemples prophétiques d’une demande de brevet sont purement spéculatifs, sans ancrage scientifique solide, ou utilisés pour intentionnellement surestimer la portée de l’invention. Le cas échéant, le brevet ne sera pas délivré. S’il l’était néanmoins, par erreur, les brevets pourraient être invalidés ultérieurement, au niveau judiciaire.

Ce fut le cas aux États-Unis, où l’USPTO a traité plusieurs cas où les exemples prophétiques ont été utilisés de manière abusive. Des brevets ont été révoqués ou n’ont pas survécu à des litiges en raison de l’insuffisance des données expérimentales réelles soutenant les revendications. La jurisprudence étasunienne, y compris des décisions de la Cour suprême, souligne la nécessité d’une divulgation adéquate et d’une base expérimentale solide pour les revendications de brevet. En 2000, une décision d’une chambre de recours de l’OEB opposant la société Dyax au Cambridge Antibody Technology Limited et Acambis Research Limited sur un brevet couvrant des anticorps avait fait référence4. L’OEB avait confirmé dans sa décision qu’en théorie un seul exemple « hypothétique » (autre terme pour « prophétique ») de protocole de production d’anticorps pouvait suffire à un « homme du métier » pour mettre en pratique l’invention sans une charge excessive d’expérimentation (article 83 CBE sur la suffisance de description). Sans obligation donc de fournir d’exemple réel. Mais le détenteur du brevet n’ayant finalement pas pu montrer que ce seul exemple prophétique était suffisant, le brevet avait été révoqué en opposition.

La fréquence des brevets contenant des exemples prophétiques est loin d’être anecdotique. La professeur de droit Janet Freilich, de l’Université de Fordham, a mené une étude sur plus de 2 millions de demandes de brevets étasuniens en biologie et en chimie5. « Au moins 17 % des expériences dans cette population [de brevets] sont fictionnelles », conclue-t-elle. Le système des brevets à l’international veut qu’une première demande de brevet (dite « prioritaire ») soit déposée dans un pays. Le même texte est ensuite déposé dans les autres pays auxquels cette demande est étendue. Si une demande de brevet étasunienne comprend des exemples prophétiques, fictifs, ses équivalents étrangers les comprendront donc également. On peut ainsi en déduire que beaucoup de nos brevets européens sont entachés de tels exemples (et inversement) destinés à faire illusion sur la faisabilité de l’invention et à étendre la portée du brevet.

Insécurité juridique et enjeux éthiques

Déjà en 2005, un article de l’Université de Berkeley (États-Unis) intitulé « Worthless patents » (brevets inutiles) évoque l’empressement des industries pharmaceutiques et biotechnologiques à déposer des demandes de brevets avant même de savoir si les inventions ont une grande utilité ou une valeur commerciale6. C’est ainsi que des brevets basés sur des exemples prophétiques, d’une validité incertaine, ont été et sont encore délivrés. Un telle stratégie industrielle peut, a fortiori s’il elle est soutenue, mettre certains acteurs économiques injustement en insécurité juridique. On peut, par exemple, penser aux petits et moyens semenciers, ou agriculteurs, qui seraient menacés par des ténors des NTG (Nouvelles techniques génomiques) titulaires de tels brevets. Compte tenu du coût et de l’issue aléatoire des procédures de justice, ces acteurs seraient en réel en danger.

Les exemples prophétiques sont aussi entourés d’enjeux éthiques profonds, qui touchent notamment à la crédibilité de la recherche scientifique et à l’équité du système de brevets. Des solutions, telles que des directives d’examen des demandes de brevets plus strictes et une plus grande transparence, devraient être mises en place par les systèmes nationaux et régionaux pour atténuer ces problèmes. Mais la question éthique se pose aussi à niveau plus global : celui de la brevetabilité du Vivant.

Outre les préoccupations éthiques liées à l’octroi de brevets sur les organismes vivants et les possibilités d’appropriation qui en découlent, la présence d’exemples prophétiques dans de tels brevets est, par principe, juridiquement contestable. D’un côté, ils peuvent favoriser les grandes entreprises déposant des brevets en leur permettant de mettre en place des obstacles juridiques artificiels. De l’autre, ils risquent également de nuire davantage à l’innovation menée par d’autres acteurs plus modestes du secteur.

Une stratégie finalement peu efficace, voire perdante

Mais le plus surprenant de l’histoire, voire le plus cynique, Janet Freilich l’explique dans son étude déjà évoquée plus haut. Si l’utilisation d’exemples prophétiques devrait en théorie permettre l’obtention de brevets plus solides, ce n’est en fait globalement pas le cas. Elle parle de « corrélation étonnamment ambiguë – probablement négative – entre l’utilisation d’exemples prophétiques et la valeur d’un brevet ». Elle conclue même que, dans la balance bénéfices-coûts, ces derniers prévalent.

Pour expliquer la plus faible valeur de tels brevets, la juriste avance que les exemples prophétiques sont par principe insérés dans des demandes de brevets pour lesquelles des exemples réels (« working examples » en anglais) n’existent pas. Ce peut être un indice que le brevet et l’invention qu’il couvre sont intrinsèquement faibles. Une autre explication viendrait du fait que l’empressement à déposer une demande de brevets ne laisse pas le temps nécessaire pour construire des exemples réels. Et, dans certains secteurs, dont la biotech, la dynamique de demandes de brevets est une marque de fabrique et sert l’image de la société, qui peut mettre en avant son portefeuille de brevets.

Quel serait alors l’intérêt de demander des brevets avec de tels exemples prophétiques ? Une explication majeure peut résider dans la classique « stratégie du dépôt de masse ». Pour les structures qui peuvent se le permettre, déposer de nombreuses demandes de brevets permet de « mettre le pied dans la porte » et de les noyer dans le paysage juridique dans plusieurs domaines techniques. Beaucoup de ces droits sont d’ailleurs abandonnés dans un deuxième temps. Il en résulte que les plus petits acteurs du secteur concerné (par exemple, ceux de la semence et les paysans en agriculture), néophytes sur ces questions complexes, se retrouvent face à des portefeuilles de brevets immenses et opaques, et des brevets qui paraissent larges et solides, alors qu’ils ne le sont pas. Un théâtre d’ombres sert à obscurcir un jeu de pouvoirs économiques et à faciliter la concentration capitalistique.

  1. Denis MESHAKA, « Patents on genetic sequences: excess and fragility », Inf’OGM, 12 July 2023. ↩︎
  2. USPTO, MPEP, “Properly presenting prophetic and working examples in a patent application”, 7 January 2021. ↩︎
  3. Dennis Crouch, “Do you Tell the PTO that the Disclosed Embodiments are Merely Prophetic?”, PatentlyO, 30 June 2021. ↩︎
  4. EPO, “Decision T 792/00 (Varied binding proteins/DYAX) 02-07-2002”, 2 July 2002.
    EPO, European Patent EP436597B1, 2 April 1997. ↩︎
  5. Freilich, J. , Fordham University School of Law, “Prophetic Patents”, 2019. ↩︎
  6. Kimberly A. Moore, “Worthless Patents”, Berkeley Technology Law Journal, Vol. 20, p.1521-1540, 2005. ↩︎
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