OGM : fin de la faim
Les OGM pourraient-ils être une solution au problème de la faim dans le monde ? C’est en tout cas l’un des arguments des compagnies de biotechnologies, dans leurs campagnes et actions de promotion des OGM. Mais s’ils le font avec une telle insistance et une telle constance depuis des années, faut-il croire que cet argument recèle un fond de vérité ou bien n’ y a-t-il pas d’autres raisons qui puisent à la source d’une forme de mauvaise conscience des pays riches à l’égard des pays « en voie de développement » (PVD) ?
Pourquoi veut-on croire à ce nouveau mythe du pouvoir des biotechnologies à nourrir le monde alors que la question reste pratiquement sans réponse depuis qu’elle est posée dans les enceintes onusiennes et dans la littérature socio-économique comme l’une des priorités du développement mondial ?
Ce dossier se propose de faire une synthèse critique de ce lien qu’un certain nombre d’acteurs et d’organismes tentent d’établir entre OGM et lutte contre la faim. On peut montrer que les différentes facettes du problème (l’annonce d’une seconde génération d’OGM, l’amélioration de la productivité des cultures, le bénéfice de l’aide alimentaire, le brevetage des variétés traditionnelles) sont autant de miroirs aux alouettes pour les PVD.
Notre hypothèse est qu’un tel lien établi entre OGM et la fin de la faim alimenterait non seulement une bonne conscience occidentale, mais aussi les intérêts économiques des pays développés : la récente polémique sur l’aide alimentaire américaine aux pays africains et refusée finalement par le gouvernement de la Zambie en est un exemple.
Dans l’escalade verbale entre les représentants de l’administration Bush et ceux de la bureaucratie européenne provoquée par « l’affaire de la Zambie », le recours aux arguments moraux n’ont pas manqué. Ainsi dans le Wall Street Journal du 13 janvier 2003, Robert Zoellick, le représentant au commerce américain, s’en prenait violemment à l’Europe accusée de développer une position « immorale » en encourageant certains pays africains dans le refus de l’aide alimentaire américaine sous prétexte qu’elle contiendrait des OGM. Quelques semaines auparavant, l’expression « crime contre l’humanité » avait été utilisée par les responsables américains pour fustiger le moratoire européen sur la commercialisation des OGM.
« Immorale » Europe responsable d’un crime contre l’humanité ?
Doit-on croire pour autant que les Etats-Unis utilisent de tels arguments dans la seule perspective du développement de l’aide humanitaire ? La polémique Etats-Unis / Union européenne autour de l’aide alimentaire à l’Afrique revêt bien plutôt des enjeux économiques importants.
L’aide alimentaire est née dans les années 50, comme un moyen d’écouler les excédents agricoles des pays du Nord dans les pays pauvres et aussi de maintenir les cours, obéissant ainsi plutôt à la logique commerciale qu’aux fluctuations des besoins objectifs de l’urgence alimentaire1.
Le cas de l’Indonésie premier bénéficiaire de l’aide alimentaire en 1998, à l’instigation de la FAO et du PAM, a permis de montrer que l’octroi de cette aide correspond à la recherche de nouveaux marchés à long terme plutôt qu’à la couverture d’un réel besoin.
Le marché à l’exportation du maïs et du soja américains se restreint sous l’effet conjugué du moratoire européen et des restrictions à l’importation des semences transgéniques par des pays asiatiques comme la Chine2 et le Japon3. Ainsi « le volume des exportations de soja américain a baissé de manière significative, passant de 9,2 millions de tonnes en 1996 à 6,8 millions de tonnes en 2000 »4.
Dans son dernier rapport, la Soil Association (Association britannique de promotion de l’agriculture biologique) fait le point sur 6 années d’utilisation des OGM aux Etats-Unis estimant que « le soja, le maïs et le colza génétiquement modifiés ont coûté à l’économie américaine depuis 1999, au moins 12 milliards de dollars en subventions, baisse des prix, pertes des marchés à l’exportation, et rappels de produits » (affaire du maïs Starlink5), « la diminution des ventes à l’exportation à cause des cultures transgéniques a provoqué une chute des prix agricoles et nécessite des subventions gouvernementales de 3 à 5 millions de dollars par an »6. Une autre étude de Charles Benbrook de l’académie nationale des sciences des Etats-Unis montrait déjà fin 2001 que les agriculteurs américains avaient perdu 92 millions de dollars du fait des méventes du maïs transgénique7.
Dans ce contexte, le lobby des firmes américaines a poussé le gouvernement américain à porter plainte contre l’Europe devant l’OMC pour la contraindre à mettre fin au moratoire, ruineux pour son économie agricole. Reste que sous l’effet des pressions diplomatiques et économiques, les Etats-Unis ont réussi à écouler plusieurs centaines de milliers de tonnes de maïs au Zimbabwe, au Mozambique, au Malawi, au Lesoto et en Ethiopie. Seule la Zambie aura maintenu la position du refus. La Commission européenne, les Pays-Bas, le Japon, la Tanzanie, le Kenya ou encore l’Ouganda ont alors débloqué des fonds ou des stocks pour que ce pays puisse s’approvisionner en aliments non transgéniques8.
ENCADRE – Afrique, Asie : famine et malnutrition en 2003
En 1996 le premier sommet mondial de l’alimentation a fixé un objectif ambitieux : diviser par deux les 840 millions d’affamés d’ici 2015 ; mais en 2002 le nombre de personnes souffrant de faim dans le monde restait évalué à 800 millions ; 40% des enfants de moins de 5 ans dans les PVD souffraient de sous-nutrition ou de famine.
Après deux ans de sécheresse importante, l’Afrique australe compte 12 à 14 millions de personnes luttant pour la survie.
La FAO estime à 30 à 50% la part de la population d’Afrique australe souffrant de malnutrition (près de 200 millions de personnes).
En l’espace des 20 dernières années, la part des enfants d’Afrique australe souffrant de malnutrition est passée de 18 à 32 millions.
Les Nations Unies reconnaissent que les dépenses pour la consommation par foyer en Afrique sont de 20% inférieures à ce qu’elles étaient il y a 25 ans.
En 2015, l’Afrique devrait compter plus de 70% de la population mondiale souffrant de faim.
En Inde, les surplus alimentaires étaient de plus de 60 millions de tonnes en 2001, alors que le nombre estimé de personnes souffrant de malnutrition était de 320 millions.
La banque mondiale estime que la malnutrition coûte à l’Inde 10 milliards de dollars par an en perte de productivité (maladie, mortalité).
Chaque jour dans le monde environ 160 000 personnes supplémentaires quittent la campagne et migrent vers les villes du fait de l’industrialisation de l’agriculture et de l’importation de nourritures subventionnées. La plupart de ces migrants sont contraints par la pauvreté à vivre dans les bidonvilles à la périphérie des villes.
L’Europe égoïste ?
Dans ce nouveau bras de fer économique entre les Etats-Unis et l’Union européenne, et malgré leur succès précédent du recours à l’OMC dans l’affaire du « bœuf aux hormones », les Etats-Unis ont hésité de longs mois à porter l’affaire du moratoire devant l’OMC, craignant d’attiser les réactions européennes, même en cas de succès. Finalement en mai 2003, les Etats-Unis, soutenus par plusieurs pays comme l’Argentine et le Canada, ont déposé une plainte auprès de l’OMC9.
Leur action de contestation des positions européennes continue néanmoins à prendre des formes de dénonciation morale, en mobilisant certaines sphères scientifiques africaines pour qu’elles manifestent une opposition indignée contre l’égoïsme européen. Ainsi, lors de l’ouverture du forum de l’AGOA10, le Ministre de l’agriculture mauricien a déclaré : « les biotechnologies sont essentielles au futur de l’agriculture africaine »11.
Comme pour se dédouaner l’Union européenne a pu mettre en avant aussi son souci du développement des biotechnologies agricoles en faveur des pays en voie de développement à l’occasion d’une conférence de deux jours organisée à Bruxelles sur le thème « Vers une agriculture durable pour les pays en voie de développement », au cours de laquelle l’organe de recherche de l’Union européenne (Cordis) a rappelé que les « biotechnologies pouvaient créer des plantes résistant à la sécheresse et pouvant pousser dans des conditions de salinité élevée, plus rapide à la croissance et plus facile à transporter. Tout cela permettant d’abaisser les coûts d’accès à la nourriture »12. À cette occasion, l’Union européenne a été critiquée par Florence Wambugu de l’Harvest Biotech Foundation International, regrettant sa politique de mise en garde des agriculteurs des pays en voie de développement par rapport à l’adoption des biotechnologies végétales.
Cependant cette prise de position qui s’appuie sur la légitimité de la prétendue rationalité scientifique ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté scientifique africaine. Comme en Europe, celle-ci est partagée et d’autres arguments incitant au principe de précaution sont exprimés par d’autres personnalités. Tewolde Berhan Gebre Egziaber, représentant de l’Ethiopie et porte parole de l’Afrique dans les négociations du protocole de Cartagène, rappelle ainsi les interrogations liées aux OGM : flux de gènes, effets non désirés sur certains insectes pollinisateurs, sur les risques allergènes, risques économiques (notamment pour les exportations vers l’Europe)13. Il dénonce aussi le régime du droit des brevets14 et les dépendances accrues aux monopoles des semences par les firmes multinationales.
Et que dit la FAO ?
En contrepoint du débat scientifique et politico-économique, la FAO exprime depuis plusieurs années un point de vue nécessairement ambivalent, soulignant à la fois le potentiel des OGM pour la mise au point de plantes résistant au milieu spécifique des cultures tropicales et la nécessaire vigilance sur l’impact des OGM sur la biodiversité. Elle met aussi en garde contre les risques de renforcement des dominations économiques.
Ainsi le rapport de la FAO en 1999 soulignait que « la biotechnologie est généralement plus onéreuse que la recherche classique, il faudrait réserver son emploi à des besoins spécifiques pour lesquels elle représente un avantage comparatif ». Les Etats membres de la FAO se montraient déjà inquiets qu’un fossé se creuse entre pays développés et « en développement » sur la capacité à utiliser les biotechnologies. Depuis lors, en dépit des alertes, des promesses, des efforts, les biotechnologies n’ont en rien contribué à soulager la faim dans le monde. Dans un communiqué de presse rendant compte de sa communication à Rome le 18 février, la sous-directrice générale de la FAO, Louise Fresco, dénonce la « fracture moléculaire » nord/sud, affirmant que le fossé s’est élargi dans la maîtrise des biotechnologies entre pays pauvres et pays riches. Louise Fresco souligne qu’ « il n’y a pour le moment pas d’investissements réels dans aucune des cinq cultures les plus importantes des zones tropicales semi-arides (sorgho, millet, pois cajan, pois chiches, arachide) […] 70% des investissements dans la biotechnologie agricole sont réalisés dans le secteur privé de la recherche des pays développés et des pays en développement les plus avancés. […] Il n’y a pas de programmes publics d’envergure s’adressant aux principaux problèmes des pauvres et de l’environnement, ni de mesures ciblées sur des cultures comme le manioc ou sur les petits ruminants ». Et il est clair que si on étudie les plantes actuellement génétiquement modifiés (soja, coton, maïs et colza) et leurs nouvelles caractéristiques (tolérances aux herbicides ou produisant leur propre insecticide), on s’aperçoit qu’elles correspondent à un système agraire adossé à un système agro-alimentaire industriel. Enfin, et surtout, la FAO reconnaît que le problème de la faim n’est pas tant une question de production que de stabilité politique et d’accès à la nourriture.
Le riz doré, le riz de rêve et la pomme de terre du nouveau monde
L’annonce récurrente de l’arrivée de nouvelles plantes transgéniques permettant de lutter contre la faim et la malnutrition, nécessite une vigilance pour vérifier les avancées véritables et identifier les simples effets d’annonce.
En juin 2001, dans un dossier précédent d’Inf’OGM15 nous faisions état des « polémiques autour du riz transgénique doré » annoncé en janvier 2000 par les équipes de Ingo Potrykus (Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich, Suisse) et de Peter Beyer (Université de Fribourg, Allemagne), recherche financée par la fondation Rockefeller et l’Union européenne. Rappelons brièvement ici que ce riz enrichi en provitamine A faisait l’objet à la fois d’une querelle scientifique sur l’efficacité réelle de ce riz pour lutter contre la déficience en vitamine A liée à la malnutrition (problème des conditions d’assimilation du béta carotène) et d’interrogations juridiques sur les conditions de mise à disposition des pays pauvres de ce riz compte tenu des différents brevets protégeant le procédé.
Si le programme annoncé suit son cours la première commercialisation devrait être réalisé en 2003 ou 2004 ; cela ne concernerait toutefois que des surfaces réduites servant de vitrine promotionnelle pour faire écho aux effets d’annonce. L’impact sur les effets de la malnutrition mondiale serait négligeable, bien loin de résoudre le problème du décès des 1 à 2 millions d’enfants par an lié à la déficience en béta carotène.
Se pose alors la judicieuse question de savoir si la centaine de millions de dollars, investis pour mettre au point ce riz doré, n’aurait pas permis d’avancer plus sérieusement et plus rapidement pour juguler ce fléau, si elle avait irrigué d’autres recherches.
Le riz doré n’est pas encore sorti du laboratoire et voici que l’IRRI annonce la mise au point de nouvelles variétés de riz transgénique pouvant satisfaire les PVD : « Dream Rice » (le riz de rêve plus nutritif) et « Aérobic Rice » (le riz aérobie nécessitant moins d’eau). Des essais seraient mis en place au Cambodge, au Laos, en Inde, en Indonésie et en Thaïlande16. De leur côté, des équipes de chercheurs américaines et coréennes conjuguent leurs efforts pour développer un riz capable de pousser dans des conditions de stress environnemental (froid, sécheresse, forte salinité). Par ailleurs le New Scientist annonce la mise au point en Inde par une équipe de chercheurs de l’université Nerhu de New Delhi d’une pomme de terre transgénique17 enrichie en acides aminés (lysine et méthionine) nécessaires au développement intellectuel des enfants. Cette nouvelle invention qui satisferait les populations indiennes végétariennes est présentée par ses promoteurs comme moralement inattaquable.
Ces nourritures de rêve ne risquent-elles pas d’être le mirage du développement biotechnologique pour des années encore, occultant sans cesse les conditions sociales et économiques qui en réalité président au problème de la faim dans le monde, comme la FAO l’a justement souligné ? Pour une nouvelle variété de riz transgénique combien de centaines de variétés traditionnelles disparues sous l’effet de la « révolution verte » comme en Inde, dont certaines possédaient ces caractéristiques de résistance aux stress environnementaux18. D’ailleurs, notons que l’ONG indienne Navdanya a établi un registre des espèces de riz locales. Elle a ainsi dénombré à l’ouest du Bengale, 78 espèces de riz résistant naturellement à la sécheresse. Elle a aussi recensé des variétés tolérantes aux sols salins, dans les régions côtiéres d’Orissan Keral et Karnataka19. L’argent mis dans la recherche biotechnologique n’aurait-il pas plu d’efficacité s’il était investi dans la connaissance de notre très riche biodiversité ?
L’effort statistique de l’ISAAA pour la promotion des OGM dans les PVD
Selon l’ISAAA (Service International pour l’acquisition des applications des biotechnologies agricoles), les agriculteurs chinois cultivant du coton Bt en 2002 ont vu leurs revenus augmenter de 500 euros par hectare, soit un gain de 750 millions d’euros au niveau national. Des gains comparables sont reportés en Afrique du Sud.
Faute de ressources alternatives, ce suivi n’est possible aujourd’hui qu’au travers des statistiques fournies par l’ISAAA, qui consolide les données collectées auprès des industriels du secteur des biotechnologies qui ont un intérêt objectif à voir croître les cultures.
Le dernier rapport de l’ISAAA (janvier 2003) pour l’année 2002 fait état d’une nouvelle augmentation de 12% des surfaces cultivées (pour un total de 59 millions d’hectares) : « plus d’un 5ème des surfaces mondiales de soja, de coton et de colza sont maintenant génétiquement modifiés ». Le rapport insiste cette année sur le nombre d’agriculteurs concernés par cette agriculture transgénique, en particulier dans les pays en voie de développement : « près de 6 millions d’agriculteurs dans seize pays ont choisi de cultiver des plantes OGM contre 5 millions au moins dans treize pays en 2001. Plus de 3/4 de ses agriculteurs sont des petits exploitants des pays en voie de développement »20.
Ce rapport met aussi en avant que que l’Inde, la Colombie et le Honduras ont mis en culture du coton Bt pour la première fois en 2002. Si l’ISAAA s’est donné la mission de soutenir les pays en voie de développement dans l’accès aux biotechnologies, c’est sans doute plus par intérêt de la conquête des marchés et des territoires que par philantropie. Le raisonnement qui sous-tend l’importance de ces données du point de vue de la lutte contre la faim dans le monde est que le coton Bt est d’un meilleur rendement que le coton non OGM et donc permet l’augmentation du revenu économique des petits exploitants. Et la lutte contre la pauvreté est le meilleur moyen de lutter contre la faim en donnant la possibilité aux familles d’accéder au marché de la nourriture. L’argument est valide, notons simplement qu’il affaiblit (justement) l’affirmation première que la faim dans le monde est liée à un problème d’insuffisance de nourriture que viendrait pallier l’agriculture transgénique.
La révolution biotechnologique au service du développement ?
Si l’argument moral de l’aide alimentaire est largement mis en avant pour la promotion des OGM, les firmes en biotechnologie n’oublient cependant pas de faire valoir aussi les arguments économiques.
D’un point de vue strictement macro-économique, l’argument majeur est celui d’une croissance continue des surfaces d’OGM cultivées dans le monde.
L’Inde qui est après la Chine le deuxième pays le plus peuplé du monde (1 milliard d’habitants) apparaît ainsi comme un exemple modèle pour faire valoir cet argument économique. Avec 9 millions d’hectares de coton cultivés, l’Inde est le troisième pays producteur après la Chine et les Etats-Unis, et 60 millions d’indiens dépendent directement ou indirectement de cette culture. En mars 2002, après trois ans de tests, les autorités indiennes ont approuvé la culture commerciale dans quelques régions du centre au travers de Monsanto et de sa filiale indienne Mahyco.
L’ISAAA affiche des chiffres de gains de productivité du coton Bt (par rapport aux cotons traditionnels) de 5 à 10% en Chine, aux États-Unis et au Mexique et de 25% en Afrique du Sud. Mais un article publié par les chercheurs Matin Qaim et David Zilberman21 sous le titre « Effets de rendement des semences génétiquement modifiées dans les pays en voie de développement » affiche une amélioration de 80% du rendement du coton Bt en Inde. Certains chercheurs22 s’interrogent néanmoins sur la pertinence des résultats pour apprécier les effets réels du coton Bt pour les pays en voie de développement. En effet, les résultats présentés ne portent pas sur les premières cultures commerciales de 2002, mais sur celles de la dernière vague d’essai en champs de 2001.
Par ailleurs, du fait de leur origine (pour une large part en provenance de Mahyco-Monsanto et d’autres issues de simples questionnaires aux producteurs de coton), les données de base de l’étude ne peuvent être totalement fiables et donnent à l’article plutôt une dimension spéculative qu’une réelle valeur scientifique et interdisent en tout cas d’extrapoler les résultats (comme le font Qaim et Zilberman) à l’ensemble des pays en voie de développement.
Devinder Sharma relève aussi que les organismes auxquels ils sont rattachés – David Zilberman (Centre pour le développement de la recherche, Université de Bonn) et Matin Qaim (Department of Agricultural and ressource Economics, Université de Californie, Berkeley) sont connus pour développer plutôt des thèses favorables aux semences transgéniques et en particulier au coton Bt et au « riz doré ».
Même le directeur des affaires publiques de Monsanto en Inde, Ranjana Smetacek cherche à minimiser ces résultats en reconnaissant que l’année de référence de l’étude (2001) était une année particulièrement sévère au niveau des attaques par le Bollworm, accentuant ainsi le différentiel entre le coton Bt et le coton traditionnel. Ce qui est aussi une façon de préparer les esprits à la future annonce de moindres différentiel pour les cultures commerciales de 2002 lorsqu’elles seront connues au terme des deux premières saisons23. Ceci étant d’après Ranjana Smetacek les premières données disponibles partielles recueillies auprès des quelques milliers d’exploitants du coton Bt feraient apparaître une amélioration du rendement de 30% pour un gain économique de 50 à 60 $ par ha pour partie liée à la baisse de 65 à 75 % des pesticides (3 traitements évités)24. Fort de ces résultats, Monsanto-Mahyco espérent cultiver plus de 250 000 ha en 2003, contre 40 000 ha en 2002.
Au-delà de toute cette polémique sur l’amélioration des rendements, il resterait à vérifier l’impact économique réel sur le revenu moyen des agriculteurs indiens et l’effet sur la diminution réelle des problèmes de malnutrition des populations indiennes liée à la pauvreté. Il paraît plus vraisemblable comme le montre le prix nobel alternatif Vandana Shiva25, présidente de la Research Foundation for Science, Technology and Natural Ressources, que l’introduction du coton Bt renforce les effets pervers de la révolution verte en sélectionnant un nouveau profil d’agriculteurs s’adaptant aux échanges économiques de la mondialisation par l’adoption de la monoculture industrielle. Son effet sera de marginaliser en retour la polyculture traditionnelle globalement plus productive dans une logique vivrière. Autrement dit, l’émergence d’une population d’agriculteurs intégrés aura pour contrepartie l’élimination et l’appauvrissement d’un nombre croissant de petits paysans qui rejoindront les rangs des exclus, et risque donc d’aboutir au contraire de ce qui est promis aujourd’hui par les firmes. Or, comme le rappelle Claude Aubert26, dans son dernier ouvrage, c’est parmi les paysans cultivant moins de un hectare « que l’on trouve plus des deux tiers des personnes souffrant de la faim dans le monde ». Que ce soit la « Révolution verte » ou les OGM, ces améliorations techniques ne peuvent pas améliorer le quotidien de ces personnes. En revanche, des petits projets d’agriculture durable, permettent des augmentations de rendement très importantes, grâce à des techniques simples et peu coûteuses27.