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L’Office européen des brevets esquisse une frontière éthique fragile
En septembre 2024, l’Office européen des brevets (OEB) refusait un brevet concernant des chimères homme-cochon, sur base des règles éthiques de la brevetabilité en biotechnologie. En invoquant la protection de la « dignité humaine », l’OEB trace, de manière parfois fluctuante, une ligne entre innovation et respect de valeurs fondamentales. Cette décision crée un précédent – peut-être fragile – pour les inventions touchant à l’identité humaine, et souligne la complexité d’un encadrement éthique à l’ère des biotechnologies débridées.

Dans un mouvement de considérations éthiques qui ne concernent que le monde animal (dont les êtres humains) mais pas le monde végétal, l’article 53 a) de la Convention sur le brevet européen (CBE)i exclut de la brevetabilité les inventions jugées « contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs », notamment celles portant atteinte à la dignité humaine. Cette disposition se veut un garde-fou éthique dans le secteur des biotechnologies. Ce fut le cas pour une demande de brevet de l’Université du Minnesota, déposée en mars 2016, concernant la production d’une chimère humain-porc par l’intégration de cellules souches pluripotentes humaines dans des embryons porcins génétiquement modifiés. Cette demande fut in fine refusée par l’Office européen des brevets (OEB) en septembre 2024 après une longue procédure de recours. Cette décision T1553/22ii de l’OEB rappelle les limites de l’appropriation du vivant quand l’humain est directement concerné.
La CBE alignée sur la Directive 98/44
Derrière des concepts vagues et subjectifs – « ordre public » et « bonnes mœurs » – l’article 53 a) cherche à encadrer l’appropriation d’évolutions scientifiques, notamment dans le domaine du vivant, qui pourraient compromettre des valeurs éthiques fondamentales. En Europe, cet article fait écho à la Directive 98/44/CE sur la protection juridique des inventions biotechnologiques, qui exclut de la brevetabilité les procédés portant atteinte directement à la dignité humaine. Bien que cette directive ne soit pas directement applicable à la CBE, elle fournit néanmoins, via son considérant 38, un cadre éthique et juridique qui peut influer sur l’interprétation de l’article 53 a) par l’OEB. Ceci contribue à une approche harmonisée de la brevetabilité des inventions biotechnologiques en Europe.
Le considérant 38 de la Directive 98/44 fournit « une liste indicative des inventions exclues de la brevetabilité afin de donner aux juges et aux offices de brevets nationaux des orientations générales aux fins de l’interprétation de la référence à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ». Cette liste, qualifiée de non exhaustive, cite « les procédés dont l’application porte atteinte à la dignité humaine, comme par exemple les procédés de production d’êtres hybrides, issus de cellules germinales ou de cellules totipotentes humaines et animales ». C’est sur ces bases légales que l’OEB a fondé sa décision T 1553/22.
Une décision qui pose des limites éthiques
La demande de brevet intitulée « ETV2 and uses thereof » (ETV2 et ses utilisations)iii déposée par l’Université du Minnesota portait sur une méthode de production d’une chimère humain-porc par l’intégration de cellules souches pluripotentes humaines dans des embryons porcins génétiquement modifiés par la suppression du gène ETV2. Ce gène permet au porc de produire ces cellules et vaisseaux sanguins. Cette chimère est censée générer des vaisseaux sanguins et des cellules sanguines humanisées pour des applications thérapeutiques. Selon l’Université du Minnesota, la production d’animaux chimériques contenant un mélange de cellules humaines et porcines permettrait en outre un prélèvement d’organes immunologiquement compatibles avec les receveurs humains, répondant ainsi à la pénurie critique d’organes.
La division d’examen de l’OEB a estimé que cette technologie soulevait des questions éthiques, en particulier en raison de l’intégration de cellules humaines souches totipotentes dans des embryons animaux. En application de l’article 53 a), la division d’examen a donc refusé la demande de brevet en février 2022, décision dont l’Université du Minnesota a fait appel.
La Chambre de recours de l’OEB a donc pris la suite et a examiné les implications éthiques de l’invention de l’Université du Minnesota, en se concentrant notamment sur les questions de dignité humaine et d’identité biologique. Dans son mémoire, la Chambre de recours a confirmé la position de la division d’examen en estimant que l’invention « concerne des chimères humain-animal dans lesquelles la participation de cellules humaines dans le cerveau ou les cellules germinales est une possibilité réaliste plutôt que seulement hypothétique » et que « les revendications [du brevet] ne sont pas rédigées de manière à exclure les modes de réalisation [de l’invention] dans lesquels des cellules humaines sont présentes dans le cerveau et/ou les cellules germinales de la chimère ». La Chambre de recours a donc jugé qu’au vu de l’article 53 a) de la CBE et du considérant 38 de la Directive 98/44, l’exclusion de la brevetabilité pouvait se justifier.
Cette décision établit un précédent en clarifiant des limites éthiques pour la brevetabilité de chimères homme-animal et en mettant l’accent sur la protection de la dignité humaine face aux avancées biotechnologiques.
Une jurisprudence fluctuante
Avant le cas des chimères, l’article 53 a) a été à la base d’autres décisions de l’OEB, mais, si l’on met à part le sujet particulier des cellules souches (voir encadré), elles portaient en majorité sur la question de la souffrance animale.
En 1992, dans la décision T 19/90iv (affaire « Oncomouse/Université de Harvard ») suite au rejet de la demande de brevet par la division d‘examen et au recours de l’Université de Harvard, la Chambre de recours de l’OEB a examiné la brevetabilité d’une souris génétiquement modifiée pour la recherche sur le cancer. La Chambre de recours a estimé que la décision de la division d’examen sur l’exclusion de la brevetabilité « devait dépendre essentiellement d’une mise en balance minutieuse, d’une part, de la souffrance endurée par les animaux et des risques éventuels pour l’environnement et, d’autre part, des avantages de l’invention, à savoir son utilité pour l’humanité »v. Sur cette base, la Division d’examen a conclut que l’invention n’était pas contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public. Plus précisément, elle a estimé que « la production d’un animal qui se prête à l’expérimentation dans la recherche sur le cancer et permet de réduire les essais pratiqués sur des animaux, tout en comportant de moindres risques grâce à l’emploi d’un personnel qualifié, peut être considérée de manière générale comme bénéfique pour l’humanité ». Cette décision a jeté des bases de l’analyse éthique en vertu de l’article 53 a) CBE.
En 2012, dans la décision T 1262/04, la Chambre de recours a examiné la brevetabilité d’une invention concernant des méthodes de détection de cellules tumorales chez des souris non transgéniques en utilisant des protéines génératrices de lumière pour mesurer les photons émis. La Chambre devait décider si l’article 53 a) devait être appliqué avec le test de la règle 28 d) de la CBE. Cette règle exclue de la brevetabilité « des procédés de modification de l’identité génétique des animaux de nature à provoquer chez eux des souffrances sans utilité médicale substantielle pour l’homme ou l’animal, ainsi que les animaux issus de tels procédés ». La Chambre de recours a conclu que la règle 28 d) ne s’applique pas aux animaux non transgéniques, mais que l’article 53 a) impose tout de même une évaluation éthique reposant sur un équilibre entre la souffrance animale et les avantages pour l’humanité. Bien que les souris aient reçu des cellules tumorales, la méthode était promue comme permettant de réduire le nombre total d’animaux utilisés et d’accélérer la découverte de médicaments grâce à des techniques d’imagerie améliorées. La Chambre de recours a donc jugé que les bénéfices médicaux compensaient la souffrance animale, rendant ainsi l’invention brevetable.
Plus récemment, en septembre 2020, la décision T 1553/15 a examiné la brevetabilité d’une préparation pharmaceutique obtenue à partir de lapins dans la peau desquels est injecté le virus de la vaccine pour y créer une inflammation, les lapins étant ensuite tués pour récupérer la peau. Six à dix lapins étaient nécessaires pour préparer un seul comprimé. Vu le très faible rendement et le sacrifice de nombreux lapins pour exploiter l’invention, la Chambre a considéré que « la souffrance causée aux animaux est sans commune mesure avec les avantages ou l’utilité que l’invention peut avoir pour l’humanité ». Sur la base de l’article 53 a), la Chambre de recours a établi que la brevetabilité doit être refusée si l’impact sur le bien-être animal dépasse les bénéfices scientifiques attendus. Elle a en outre précisé que ce cas n’est pas comparable au cas Oncomouse/Harvard, « qui a ouvert de nouvelles voies de recherche dans le domaine de l’oncologie au prix de la souffrance d’un nombre limité d’animaux. » Cette décision rappelle la nécessité d’un équilibre éthique entre souffrance animale et progrès scientifique.
Brevetabilité des cellules souches
La brevetabilité des cellules souches est aussi encadré par l’Article 53 a) de la CBE. La Règle 28 c) de la CBE précise que, conformément à cet article 53 a), les brevets ne sont pas délivrés pour « des utilisations d’embryons humains à des fins industrielles ou commerciales ».
La jurisprudence européenne a clarifié ces dispositions à travers des décisions clés. Dans l’affaire G 2/06vi (utilisation d’embryon/WARF) du 25 novembre 2008, la Grande Chambre de recours de l’OEB a jugé que toute invention nécessitant la destruction d’embryons humains est non brevetable, même si cette destruction n’est pas mentionnée explicitement dans la revendication du brevet. Cette position de l’OEB a été confirmé par la CJUE (Cour de justice de l’Union européenne) dans sa décision C 34/10 (embryon humain – définition – brevet) du 18 novembre 2011.
Cependant, toutes les cellules souches ne sont pas soumises aux mêmes restrictions que les cellules souches embryonnaires humaines. Les cellules souches pluripotentes, qui peuvent se différencier en divers types cellulaires sans pouvoir se développer en un individu complet, ne sont pas considérées comme des embryons. Les inventions impliquant ces cellules peuvent être brevetables, à condition de respecter les autres critères de brevetabilité, tels que la nouveauté, l’activité inventive et l’application industrielle.
Des perspectives pas forcément rassurantes
Cette jurisprudence de l’OEB montre l’importance de l’interprétation de l’exclusion de « moralité » prévue par l’Article 53 a), et ce au-delà des cas spécifiques mentionnés au considérant 38 de la Directive 98/44. Elle souligne aussi la nécessité de préserver des lignes éthiques fondamentales et rappelle la tension persistante entre innovation scientifique et cadre juridique. En cela, elle pose des questions sur l’interaction entre brevetabilité, régulation et acceptabilité sociétale.
Au delà de la question de la souffrance animale, les évolutions biotechnologique récentes, illustrées par le cas des chimères humain-porc, posent des questions fondamentales sur l’appropriation et le contrôle du vivant, notamment concernant la propriété des organismes chimériques et les droits de brevet sur des formes de vie partiellement humaines. Les directives de l’OEB apportent des précisions sur ce pointvii : « bien que le corps humain, aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments […] ne peuvent constituer des inventions brevetables, un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, qui est susceptible d’application industrielle […] peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel ». Les directives de l’OEB se réfèrent aussi au considérant 21 de la Directive 98/44/CE, qui dispose qu’un tel élément « n’est pas exclu a priori de la brevetabilité puisqu’il est, par exemple, le résultat de procédés techniques l’ayant identifié, purifié, caractérisé et multiplié en dehors du corps humain, techniques que seul l’être humain est capable de mettre en œuvre et que la nature est incapable d’accomplir par elle-même ».
L’article 53 a) et ses notions d’« ordre public » et de « bonnes mœurs » se révèlent un garde-fou incertain face aux avancées biotechnologiques. L’éthique et les normes biomédicales peuvent évoluer sous l’influence de forces économiques et politiques. Si le respect de la « dignité humaine » devenait le dernier rempart, rien ne garantit qu’il soit suffisant, d’autant que l’on pourrait considérer qu’il est déjà fragilisé par notre société contemporaine.
i Convention sur le brevet européen (CBE), « Article 53, Exceptions à la brevetabilité ».
ii OEB, Chambre de recours technique, « décision T 1553/22 (Human-pig chimeras/UNIVERSITY OF MINNESOTA) 04-09-2024 », 4 septembre 2024.
iii Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), « Demande de brevet PCT n° WO 2016/141234 », 9 septembre 2016, dont est issue la demande européenne EP3264891.
iv OEB, Chambre de recours technique, « décision T 0019/90 (Souris oncogène) 03-10-1990 », 3 octobre 1990.
v OEB, Journal Officiel, « Décisions des divisions d’examen et d’opposition – Délivrance du brevet européen 0 169 672 (Souris oncogène/Harvard) », p. 588-593, 31 octobre 1992.
vi OEB, Grande Chambre de recours, « décision G 0002/06 (Utilisation d’embryons/WARF) 25-11-2008 », 25 novembre 2008.
vii OEB, Directives, « 5.2 Inventions biotechnologiques brevetables ».