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Les satellites sauveront-ils l’agriculture ?

Par Christophe NOISETTE

Publié le 02/12/2025

    
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« Comment nourrir 10 milliards d’individus en 2050 avec des ressources naturelles limitées ? Pour répondre à cet enjeu, les startups de l’agritech capitalisent sur les derniers résultats de la recherche pour proposer des innovations de rupture et apporter des solutions plus performantes et respectueuses de l’environnement ». Ceci est la présentation de l’agritech par BPI France, la banque publique d’investissement française. On retrouve encore et toujours cette fameuse promesse de nourrir le monde. Pour parvenir à cette fin, il faudrait innover, investir, numériser, robotiser…

Derrière l’agritech, il y a l’alliance entre les entreprises de la semence, du machinisme agricole, de la géospatialité (GPS), de la météo, des nano-capteurs, des satellites des stockages de données numériques (data center) et des algorithmes, indispensables pour « analyser » ces milliards de données en un temps record. Ces liens sont de plusieurs natures : cela va du partenariat à la fusion /acquisition. Mais l’idée générale est de collaborer pour mettre en place l’agriculture de demain, l’agritech, qui rêve de se passer des paysans et paysannes. Nous allons décrire dans cet article des exemples qui illustrent cette alliance.

Des robots pour rendre l’agriculture plus écolo, vraiment ?

La robotisation de l’agriculture est un des objectifs de l’Union européenne. Elle a décidé d’injecter 2,3 millions d’euros dans le projet AgRoboConnect. Ce dernier a comme « objectif d’accompagner les agriculteurs dans l’adoption de systèmes de désherbage robotisés pour des pratiques agricoles plus performantes et plus durables ». La rhétorique de la précision comme gage de durabilité est au cœur de cette vision qui vise à transformer l’agriculture mondiale. Ce programme n’est qu’un exemple parmi d’autres. Les sommes engagées à différents échelons sont considérables.

Dans ce projet technophile, le cas le plus connu est l’utilisation des outils de géolocalisation embarqués dans le matériel agricole (tracteur, moissonneuse batteuse, etc.). En effet, dans l’« utopie » des multinationales de l’agriculture, les engins sont censés devenir autonomes et, pour cela, il faut qu’ils «connaissent » exactement les contours des champs, et plus encore quel est l’espacement entre les rangs, etc. L’entreprise John Deere est pionnière dans ce domaine. Elle a très tôt proposé des tracteurs ou des moissonneuses batteuses dotés de capteurs.

Elle continue d’investir dans le domaine, comme en témoigne un « partenariat stratégique » avec l’entreprise suisse Leica Geosystemsi, filiale du groupe suédois Hexagon ABii signé en 2024 pour toujours être à la pointe de la technique et espérer distancier ses concurrents. Leica Geosystems est une entreprise qui conçoit, fabrique et commercialise des GPS, stations totalesiii (et scanners 3Divv. John Deere doit aussi analyser ses données, ce qui n’est pas son métier. Elle s’est donc associée à Trimblevi. Mais John Deere doit aussi stocker ses données pour pouvoir les utiliser. Pour cela, elle s’est associée à Amazon via sa filiale Amazon Web Services (AWS)vii. En matière de robotique, KWS, un semencier d’envergure international, collabore avec la start-up EarthSense, qui commercialise TerraSentia, un robot autonome équipé de caméras et guidé par GPS pour analyser les plantes en champ et, ainsi, selon leurs dires, « améliorer la sélection variétale via l’IA ».​

En France, on retrouve aussi de telles alliances. RAGT, une entreprise semencière, a, par exemple, lancé le projet KAFE Challenge, en lien avec Agreencultureviii. Ce projet porte sur la démonstration de la faisabilité de l’agriculture en bande (strip cropping). Vendu comme une pratique agroécologique, il s’agit de cultiver une parcelle de 40 hectares en alternant différentes cultures sur des bandes, comme l’orge, le maïs, la féverole et le soja. Les semences sont bien entendu celles de RAGT. Pour ce faire, ce projet associe de nombreuses technologies. Il développe des robots destinés à l’agriculture. Ces robots sont dits « intelligents » et l’entreprise annonce qu’ils sont contrôlables à distance (jusqu’à 600 km) et qu’ils peuvent analyser en direct des données collectées sur le terrain (phénotypage, détection de maladies, estimation de rendements) grâce, notamment, à des algorithmes de reconnaissance d’images. Pour cette entreprise, il s’agit d’une solution révolutionnaire et écologique par « l’ultra-précision dans les interventions de terrain et l’optimisation de l’usage des intrants ».

Tout d’abord, notons que cette entreprise n’a, pour le moment, fourni aucun chiffre précis quant à une réduction des intrants sur une parcelle en France. Admettons toutefois que l’ensemble de ces techniques permette de réduire la quantité d’herbicide pulvérisé, la question qu’il faudra alors se poser est la suivante : combien d’énergie et de gaz à effet de serre ont été économisés par rapport à la quantité nécessaire pour produire ces machines et les données numériques traitées. En effet, en 2025, les data centers représentaient environ 2% de la consommation électrique mondiale, soit environ 415 térawattheures (TWh) par an, et généraient près de 171 millions de tonnes de CO2 par an à l’échelle mondiale, l’équivalent des émissions annuelles d’un pays comme les Pays-Bas. Plus inquiétant encore, la consommation électrique des data centers augmente d’à peu près 12% par an et pourrait donc doubler d’ici à 2030. Sans oublier une consommation d’eau tout à fait considérable : en 2025, les data centers auraient utilisé entre 300 à 400 millions de mètres cubes d’eau à l’échelle mondiale, ce qui correspond à la consommation annuelle d’eau potable d’une ville de 10 à 15 millions d’habitantsix. Alors, écologiques les robots pilotés par l’IA ?

Satellites et IA pour suivre les cultures

AWS est omniprésente dans le paysage numérique actuel. Cette entreprise a noué des partenariats avec Bayer et de nombreuses autres entreprises du secteur agricole. Pour Bayer, AWS l’accompagne dans sa capacité à utiliser « l’intelligence artificielle » (IA) : « Bayer Crop Science considère l’IA générative comme un catalyseur permettant à des milliers de ses scientifiques et ingénieurs data de bâtir des solutions agricoles innovantes pour les agriculteurs du monde entier ». Pour concrétiser ses ambitions, la division agricole de la multinationale des sciences de la vie Bayer, entité qui pèse environ un tiers du chiffre d’affaires du groupe allemand (soit 5 milliards euros), est en train de développer une nouvelle plateforme de Data Science basée sur Amazon SageMaker Studio (AWS), explique Will McQueen, responsable des actifs data de Crop Science chez Bayer. Dotée des capacités d’IA d’Amazon Bedrock et d’Amazon Q, la plateforme a été conçue pour faciliter et accélérer la création de produits agricoles « inédits », selon le responsablex. En 2015, Bayer avait déjà racheté le système de géo-information Zoner, du canadien Calgary IntelMax, qui doit fournir aux agriculteurs des recommandations suite à des analyses de données de leurs parcelles.

Continuons à décortiquer le cas de Bayer. Toujours en lien avec « l’intelligence artificielle », la multinationale a aussi une collaboration stratégique avec la start-up Iktos. Cette dernière est spécialisée dans la conception de molécules assistée par l’IAxi. Bayer a également acquis proPlant, une société éditrice de logiciels spécialisée dans les applications de diagnostic sanitaire et d’alerte du niveau de nuisibles sur les culturesxii. Cette entreprise est depuis rebaptisée Bayer Digital Farming Gmbh.

On peut également citer quelques alliances et partenariats noués par Syngenta en matière d’agritech, pour montrer qu’il s’agit d’une tendance générale des multinationales semencières. En 2025, elle a ainsi renouvelé et étendu son partenariat avec Planet Labs, fournisseur d’images satellitaires quotidiennes qui, selon la publicité de l’entreprise, aurait une précision de trois mètres. Ces images sont intégrées dans la plateforme digitale Cropwise de Syngenta. L’objectif : permettre aux agriculteurs de suivre à distance la situation de ces champs et, en théorie, détecter précocement les infestations ou maladies. Syngenta collabore également avec xFarm Technologies pour le même type d’application. Enfin, citons encore Heritable Agriculture, une spin-off de Google X (Alphabet) spécialisée dans l’utilisation de l’IA en lien avec l’agriculture. Syngenta a signé avec cette entreprise, en 2025, un partenariat pour appliquer « l’intelligence artificielle » à la sélection variétale de légumes. L’idée est de collecter de nombreuses données, de les stocker et de les analyser. Ces données sont issues d’essais en champs, de données météo ou environnementales. Lors de la signature de cette alliance, Syngenta a souligné que cela lui permettrait de « prédire » la performance des variétés potagères en fonction des conditions géographiques et climatiques. Rien que cela. Syngenta a créé un fond de capital-risque, Syngenta Group Venture, qui lui permet d’investir dans de nombreuses start-ups de la constellation de l’agritech.

Cette liste, non exhaustive, d’entreprises interconnectés dessine une agriculture hors-sol qui s’inscrit dans une artificialisation galopante du vivant. Écouter le vivant, le sentir, le ressentir ne peut pas se faire à travers des données et des écrans d’ordinateur. Ces outils et cette numérisation éloignent l’agriculteur du réel et le transforme petit à petit en simple outil lui-même. Il n’est que le bras qui actionne un joystick, il attend que les algorithmes lui dictent les traitements à faire. Cette dynamique s’inscrit dans un grand mouvement de déracinement, d’agrandissement des exploitations agricoles et de la disparition progressive des paysans.

i John Deere, « John Deere and Leica Geosystems Partner to Bring New Solutions to the Construction Industry », 15 février 2024.

ii Contributeurs de Wikipédia, « Hexagon AB », Wikipédia, l’encyclopédie libre, page consultée le 9 octobre 9, 2025.

iii La station totale est un instrument d’arpentage qui permet de fournir des mesures précises des angles horizontaux et verticaux ainsi que des distances.

iv Le scanner 3D est un appareil qui analyse les objets ou leur environnement proche pour recueillir des informations précises sur la forme et sur l’apparence comme la couleur, la texture.

v Contributeurs de Wikipédia, « Leica Geosystems », Wikipédia, l’encyclopédie libre, page consultée le 6 janvier 2025.

vi Trimble, « John Deere, Trimble Partner to Deliver Advanced Technology Solutions to More Construction Customers Worldwide », 22 octobre 2024.
John Deere, « John Deere and Trimble Partner to Expand Integrated Grade Control Versatility within Construction Portfolio », 22 octobre 2024.

vii Amazon Web Services (AWS), « Harshal Joglekar, product owner of Cloud Adoption & Migration at John Deere », 2024.

viii Agreenculture est une entreprise basée à Toulouse et fondée en 2016. En 2021, Agreenculture a réalisé un chiffre d’affaires de 1,3 million d’euros.

ix The Green Shot, « Découvrez comment les data centers, responsables de 46% de l’empreinte carbone numérique, consomment 2% de l’électricité mondiale et quelles solutions existent pour réduire leur pollution », 22 octobre 2025.

x« Paula Rooney, « Chez Bayer Crop Science, l’innovation grandit grâce à l’IA et la Data Science », CIO, 26 août 2024.

xi « Agriculture : Iktos et Bayer veulent révolutionner la protection des cultures grâce à l’IA », Agro Media, 28 décembre 2023.

xii « Agrochimie : BAYER se renforce dans le numérique avec l’acquisition de PROPLANT », Fusacq.

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Agritech : nouvelle dépendance pour les paysans

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