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Les États se mobilisent fortement sur la numérisation du vivant
L’accès aux données numérisées du vivant continue de faire l’objet de tractations à l’international dont l’enjeu est fondamental. Les séquences génétiques issues d’organismes vivants seront-elles librement accessibles sans accord préalable ni partage des bénéfices ? Ou, comme c’est le cas pour les organismes vivants, les entreprises et les organismes de recherche devront-ils s’accorder avec les pays où vivent ces organismes (donc d’où sont issus leurs génomes) ? Encore imprécis, un système multilatéral aux contours à définir semble recueillir l’aval politique de plusieurs pays pour gérer ces ressources…
Tout organisme vivant est protégé par la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) sous le vocable de « ressources génétiques » [1]. La CDB impose à tout laboratoire public ou privé d’obtenir deux accords de l’État où se trouve un organisme, et éventuellement des communautés qui l’ont conservé : un premier pour y « accéder » et un second pour le transférer hors du pays. La CDB impose aussi un partage des bénéfices tirés de la commercialisation de produits réalisés grâce à cet organisme avec l’État ou la communauté. Cette convention a été adoptée afin de tenter de mettre un terme au pillage de la biodiversité. Le développement récent du séquençage à faible coût fait qu’un nombre croissant d’organisme vivant est séquencé. Les séquences génétiques obtenues sont enregistrées informatiquement dans des bases de données publiques ou privées. Depuis 2016, les États signataires de la CDB échangent pour savoir si utiliser la séquence de tout ou partie du génome d’un plant de maïs mexicain, par exemple, ou d’un poisson typique des eaux du Sénégal, revient à utiliser le maïs ou le poisson lui-même. Autrement dit, pour savoir si les règles régissant l’accès à la biodiversité s’appliquent aux séquences génétiques numérisées (connues sous leur sigle anglais DSI pour Digital Sequence Information) issues de cette biodiversité.
Cinquante-neuf prises de parole
En 2019, seize pays ou groupe de pays [2] avaient pris la parole lors d’une réunion de la CDB. En 2021 [3], ils sont trois fois plus à s’être exprimés. Ainsi, 59 prises de parole de pays ou groupes de pays ont eu lieu au cours de deux séances (fin août 2021 et fin mars 2022) [4]. La Jordanie a bien résumé la raison pour laquelle les prises de parole se sont tant multipliées. Ce pays a en effet rappelé que les ressources génétiques « constituent la soupape de la sécurité alimentaire mondiale et une source de nombreux composés pharmaceutiques et thérapeutiques uniques » et que « de nombreux pays, dont la Jordanie, sont pleinement conscients des conséquences de la mise à disposition de ces informations sur Internet sans un cadre juridique similaire au cadre de partage équitable des avantages découlant de l’utilisation de ces informations ». 46 États, dont les interventions sont disponibles en ligne [5], soulignent que les DSI sont des ressources génétiques et demandent une réglementation et un partage des bénéfices.
Une majorité de pays favorable à un partage des bénéfices…
C’est ainsi que le groupe « Afrique » a déclaré « inacceptable que les DSI créées à partir de ressources génétiques sous notre contrôle souverain puissent être plus tard utilisées commercialement sans partage juste et équitable des avantages ». Il a ainsi proposé que les avantages économiques liés à l’exploitation des ressources biologiques soient « collectés par le biais d’une majoration de 1 % sur les ventes au détail de biens de consommation résultant de l’utilisation des ressources génétiques dans les pays développés ». Ce système de collecte s’appliquerait seulement si des accords de consentement préalable et de transfert ne sont pas mis en œuvre [6]. Si cette proposition du groupe « Afrique » n’était pas retenue, il a prévenu qu’il se servirait des modalités contractuelles en cours (si elles existent déjà dans la législation nationale) sur le partage des avantages pour interdire tout enregistrement de DSI dans des bases de données informatiques qui ne permettraient pas d’identifier le pays d’origine par exemple.
Le groupe « Amérique latine et Caraïbes » [7] a rappelé « le droit souverain des pays sur leurs ressources naturelles dont les ressources génétiques ». Pour lui, il existe « une relation intrinsèque entre les DSI et les ressources génétiques ». Ainsi, tout bénéfice tiré de l’utilisation de DSI doit être partagé de manière juste et équitable. Il considère donc important que différentes méthodes soient étudiées et que les mesures nationales déjà en place et couvrant les DSI soient « fortement » prises en compte.
Le groupe « Asie Pacifique » n’a pas défendu une position aussi claire. Sa déclaration assez générale tient probablement au fait que les positions nationales au sein de ce groupe sont assez variées, allant d’un encadrement avec partage des avantages à une déconnexion complète entre DSI et ressources génétiques. Néanmoins, ce groupe souligne que la question des DSI est importante pour cette région du monde et notamment le lien avec le mécanisme de partage des avantages. Sa volonté est de « développer un dialogue constructif pour établir comment rendre le [mécanisme de partage des avantages] plus viable ».
…et une minorité pour le libre accès
Face à la trentaine de pays souhaitant un partage des avantages monétaires liés à l’utilisation des DSI, une dizaine ont exprimé l’importance de ces dernières pour la recherche.
Ainsi, le groupe « Union européenne » et ses États membres a rappelé que « la génération, l’accès, l’analyse et l’utilisation des DSI peuvent avoir un impact positif important sur les conservation et l’utilisation durable de la biodiversité ». Pour l’Union européenne, toute solution trouvée ne devra donc pas freiner le libre accès aux DSI ou la recherche. Il lui paraît en effet important que le futur accord permette d’encourager l’utilisation de DSI et, surtout, d’éviter d’imposer des « exigences inutiles en matière de surveillance, de traçage et de suivi, qui réduiraient considérablement la rentabilité d’une éventuelle solution ».
L’Union européenne estime que la génération des DSI, et leur libre accès, est en soi un bénéfice non monétaire pour les pays d’origine. Elle s’est déclarée « intéressée à ce que soient explorées diverses options politiques préservant le libre accès (aux DSI) basées sur une approche multilatérale ».
À l’instar d’Israël, les États-Unis – non signataires de la CDB – considèrent que « toute solution limitant la circulation (des DSI) pourrait créer des obstacles à la coopération scientifique et aux transferts de compétences ». Une position dont est proche le Japon qui estime même que « la convention ne peut pas outrepasser la liberté contractuelle entre un fournisseur et un utilisateur qui auraient adopté un accord mutuel, accord qui est confidentiel ». La Corée du Sud partage cette analyse mais s’est dite ouverte à des discussions autour d’options politiques pour le partage des avantages. Enfin, la Suisse, terre d’accueil de plusieurs bases de données de DSI importantes, « ne soutient pas l’extension du terme « ressources génétiques » aux DSI (…) mais soutient toutes considérations constructives, applicables, efficaces (…) pour gérer les DSI », tant que cela ne gêne pas leur libre utilisation.
Le Canada semble s’être démarqué des pays fortement « développés » en « reconnaissant le rôle des peuples indigènes comme gardiens de la biodiversité et que leur implication dans la recherche liée aux DSI et au partage des avantages doit être accru ». Mais ceci ne dit pas si les DSI doivent être soumis ou non au partage des avantages.
Au final, la plupart des pays ont souligné l’importance que les DSI restent accessibles. Mais, comme l’explique l’Afrique du Sud ou le Costa-Rica, « toute avancée permise par des DSI en libre accès ne doit pas exclure un partage des avantages monétaires ». Parmi d’autres prises de parole en ce sens [8], la Malaisie, qui avec le Brésil a déjà intégré les DSI dans sa législation nationale (voir encadré ci-dessous) s’est montrée tout aussi affirmative, soulignant que l’équité du développement économique permis par les DSI sera assurée si ces « DSI sont reconnues comme une information sensible à la commercialisation ».
Brésil et Malaisie ont déjà légiféré
La Malaisie a expliqué avoir intégré en 2017 les DSI à sa législation nationale. De même, le Brésil a rappelé l’avoir fait pour les protéger de toutes utilisations abusives. Cette législation brésilienne l’a amené à « concéder 2600 autorisations d’accès et 295 accords de partage des avantages (sur des ressources génétiques) parmi lesquels des cas utilisant exclusivement des DSI ». Pour le Brésil, les négociations doivent maintenant avancer, ce pays constatant que « les secteurs économiques les plus intensifs dans les biotechnologies ont eu la plus forte croissance dans la décennie passée. La valeur ajoutée de la bioéconomie et les droits de propriété intellectuelle dans ce secteur ont connu une croissance rapide. Par conséquent, [le partage des avantages] et les DSI ne sont pas des questions négligeables ».
Plusieurs pays souhaitent l’origine géographique des DSI
Surtout, plusieurs pays ont abordé la question de l’origine géographique. Sans cette information, il serait en effet impossible de partager avec les pays d’origine les avantages tirés. C’est pour cette raison que des pays comme la Turquie, le Mexique, la Jordanie, l’Afrique du Sud, la Colombie, le Guatemala, la Bolivie, l’Inde, l’Éthiopie, l’Ouganda ou encore le Costa-Rica ont souligné leur souhait que cette origine soit renseignée d’une manière ou d’une autre.
La Chine succincte, la Russie souhaite une gestion nationale
Silencieuses sur le sujet jusqu’alors, la Chine et la Russie se sont exprimées lors de cette troisième session. La Chine s’est montrée très succincte et elle souhaite « une manière équilibrée de résoudre cette question ». La Russie estime qu’une « structure réglementaire unifiée pour tous dans ce domaine est encore peu réaliste ». Ce pays préfère la voie nationale, une « option où chaque pays élabore son propre cadre juridique dans ce domaine (…) sur la base d’approches communes ».
Formellement, cette troisième session du groupe de travail de la CDB n’a pas débouché sur une décision permettant de trancher le débat [9]. Les discussions vont continuer. La quatrième session du Groupe de travail à composition non limitée sur le Cadre mondial pour la biodiversité post-2020 se tiendra du 21 au 26 juin 2022, à Nairobi, au Kenya [10]. Plus formellement, la convention des Parties à la CDB toujours prévue à Kunming en Chine, sans date précise à ce jour, traitera aussi de cette question.
[1] ,
, « « Ressource génétique » : une mauvaise expression », Inf’OGM, 13 avril 2021
[2] , « La biodiversité : entre open source et États souverains », Inf’OGM, 13 avril 2021
[3] Lors de la troisième session du Groupe de travail à composition non limitée sur le Cadre mondial pour la biodiversité post-2020.
[4] Groupe des États d’Amérique latine et des Caraïbes, groupe des États africains, groupe des États d’Asie et du Pacifique, Union européenne et de ses États membres, Afrique du Sud, Algérie, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Bahreïn, Bangladesh, Biélorussie, Bolivie (État plurinational de), Botswana, Brésil, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, Canada, Chine, Colombie, Costa Rica, Égypte, Émirats arabes unis, Équateur, Éthiopie, Fédération de Russie, Grenade, Guatemala, Inde, Indonésie, Iran, Israël, Japon, Jordanie, Kenya, Koweït, Malawi, Maroc, Mexico, Norvège, Nouvelle-Zélande, Oman, Ouganda, Pérou, Philippines, République de Corée, République démocratique du Congo, République unie de Tanzanie, Royaume-Uni, Serbie, Soudan, Suisse, Tadjikistan, Thaïlande (par écrit uniquement), Togo, Turquie, et Zimbabwe. Les États-Unis, non signataires de la convention, ont également pris la parole.
[5] Les prises de parole retranscrites des 23 août 2021 et 23 mars 2022 sont disponibles en ligne, (onglet « Statements »).
[6] , « Numérisation du vivant, partage des avantages : quelle législation ? », Inf’OGM, 13 avril 2021
[7] Ce groupe est composé notamment des pays comme l’Argentine, le Brésil, le Mexique ou la Colombie.
[8] Ces positions, exprimées ainsi ou avec certaines variantes, ont été partagées par d’autres pays comme l’Arabie Saoudite, la Turquie, le Soudan, le Mexique, la Jordanie ou encore la Bolivie, la Namibie, le Malawi, la Colombie, le Guatemala, la Tanzanie, l’Ethiopie, Grenade, le Maroc, le Bangladesh, Oman, le Burundi, le Burkina Faso, l’Ouganda ou encore le Congo.
[9] Voir le point 5 du « Projet de rapport de la réunion ».