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La Commission européenne plus à l’écoute des « biotechs » que des citoyens

Par Denis MESHAKA

Publié le 21/10/2025, modifié le 30/10/2025

    
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Début août, la Commission européenne a ouvert une consultation publique multilingue en ligne sur son « Règlement sur la biotechnologie » en préparation. Présenté comme un exercice de transparence et de participation citoyenne, le questionnaire est en fait essentiellement conçu pour recueillir la position de l’industrie. Il ne traite notamment pas des dimensions éthique et citoyenne soulevées à propos des nouvelles techniques de modifications génomiques (NTG), à l’instar des risques sanitaires, de l’appropriation du vivant par l’industrie ou encore de la gestion des données de santé. Ce règlement pourrait offrir à la Commission et aux multinationales une porte de sortie si les négociations actuelles ou passées sur d’autres actes législatifs n’atteignaient pas leurs objectifs.

La consultation publique « Règlement sur la biotechnologie »i lancée en août par la Commission européenne (CE) s’inscrit dans la « Stratégie de compétitivité » 2024-2029 de l’Union européenne (UE), qui vise à « créer un environnement propice au passage des biotechnologies du laboratoire à l’usine puis leur mise sur le marché »ii. Sans surprise, les maîtres-mots qui dominent dans ce document de 47 pages sont : compétitivité, croissance économique, innovation, investissement… En revanche, les enjeux biotechs proches des citoyens, comme l’évaluation des risques sanitaires et environnementaux, l’artificialisation puis l’appropriation du vivant ou les impacts potentiels sur la biodiversité, sont ignorés. De plus, certaines questions paraissent formulées ou choisies de sorte à ne pouvoir trouver de réponses qu’auprès du secteur industriel ou un public aguerri, comme en témoigne le titre des sections 1 à 7 du document (voir encadré). Est-ce pour fournir aux « biotechs » des outils législatifs qu’elles n’auraient pas obtenus ailleurs ?

Des questions peu accessibles,…

La consultation en ligne « Règlement sur la biotechnologie » veut s’adresser à un très large public : « citoyens, innovateurs, entrepreneurs, industrie, institutions financières, investisseurs/capital-risqueurs, chercheurs/organismes de recherche, société civile (y compris les organisations de consommateurs, de patients et de protection de l’environnement), autres utilisateurs des biotechnologies (par exemple, les agriculteurs et les sylviculteurs), syndicats, autorités nationales et régionales et toute autre partie prenante ». L’objectif de cette consultation est que « toutes les parties prenantes concernées aient la possibilité d’exprimer leur point de vue et de partager leurs perceptions sur les principaux défis auxquels le secteur [des biotechnologies] est confronté ». Or, les questions posées restent pour leur grande majorité assez générales et/ou nécessitent des connaissances préalables importantesiii.

Ces questions ne sont effectivement pas toutes clairement accessibles à l’ensemble du public, notamment à la société civile, et en particulier aux citoyens non spécialistes, alors qu’ils sont concernés au premier chef. Ainsi, même des ONG ou de petites entreprises pourraient éprouver des difficultés à y répondre de façon pertinente. Prenons pour exemple les trois premières questions de la Section 1, illustrant la portée très large et parfois abstraite des questions : « Les produits de biotechnologie et les produits issus de la bioproduction peuvent avoir une incidence positive sur l’économie de l’UE (Q1), sur la société européenne (Q2), sur l’environnement (Q3) ». Les réponses attendues (comme pour l’ensemble du questionnaire) sont formulées sur une échelle de Likert – de « pas du tout d’accord » à « tout à fait d’accord » -, ce qui suppose une capacité d’évaluation globale que tous les publics n’ont pas nécessairement.

Une autre exemple illustratif concerne la question Q1 de la section 2 : « Compte tenu des initiatives et de la législation récemment adoptées ou en cours de discussion à l’échelle de l’UE, dans quelle mesure êtes-vous d’accord avec l’affirmation suivante? : Les règles de l’UE entraînent des obstacles réglementaires à l’entrée sur le marché des produits de biotechnologie et des produits issus de la bioproduction au cours des phases suivantes… ». Plusieurs phases techniques de développement (préclinique, essais pré-commerciaux, essais cliniques…) de tels produits sont ensuite proposées, avec toujours les mêmes possibilités de réponses Likert. La complexité de l’exercice, voire l’impossibilité de le faire, est patente pour plusieurs profils du public questionné.

Ces questions de la Commission véhiculent, en outre, des présupposés positifs (« incidence positive sur l’économie »), car parler d’« incidence négative » serait moins en ligne avec son objectif de départ, la compétitivité. Comme nous allons le voir, ces choix de vocables, reflétant la posture des entreprises des « biotech», orientent les réponses.

…fermées et orientées,…

Le questionnaire utilise des formulations fermées qui orientent les réponses.La question Q3 (Section 1) ci-dessus sur l’« incidence positive » de la bioproduction sur l’environnement illustre cette logique. C’est aussi le cas pour la question qui suit (Q4), qui interroge sur l’affirmation : « Les produits de biotechnologie mis sur le marché de l’UE sont sûrs et sécurisés ». Le public questionné doit se positionner sur de telles affirmations très générales. Aucune question ne porte sur les conditions nécessaires pour garantir une telle sécurité, ni sur les incertitudes scientifiques ou les mécanismes de suivi post-commercialisation. Une réponse « sans objet » ou « je ne sais pas » à ce type de question peut, en outre, être interprétée comme une absence d’opposition, un biais statistique classique dans ce type d’enquêtes.

Via ces formulations très globales et binaires, le questionnaire ne cherche donc pas à mettre la lumière sur les conditions dans lesquelles ces « effets positifs » de la bioproduction sont possibles, ni sur les risques sanitaires, les mécanismes de surveillance, la traçabilité ou la gestion des controverses scientifiques. La phrase « les produits sont sûrs et sécurisés » (Section 1) part d’une hypothèse que la sécurité serait déjà acquise. Elle est formulée comme une affirmation à approuver ou à rejeter, avec un cadrage positif qui peut faire penser que l’énoncé est vrai. Or, la question de la sécurité fait justement débat sur le plan réglementaire. Au lieu de demander si les produits sont réellement sûrs, la Commission demande en réalité si l’on est d’accord avec son affirmation, ce qui n’est pas neutre. Surtout, en cas de réponse approuvant cette affirmation, la CE envisagerait-elle une absence complète d’évaluation des risques, puisque le présupposé serait qu’il n’existe pas ?

Aussi, en parlant « d’obstacles réglementaires perçus » (Section 2), la Commission suggère que ces règles constituent d’emblée un problème. La question est formulée de façon orientée, car elle invite à considérer la réglementation existante concernant « l’entrée sur le marché des produits de biotechnologie et des produits issus de la bioproduction » comme un frein, plutôt qu’à évaluer de manière neutre son rôle en matière de protection de la santé et de l’environnement par exemple.

…manquantes ou partielles

Au-delà des diverses questions complexes, fermées ou orientées, ce questionnaire interroge aussi par ses lacunes et le fait qu’il ignore plusieurs sujets importants. C’est notamment le cas de la déréglementation des OGM obtenus par certaines nouvelles techniques de modifications génomiques, sujet pourtant crucial. Alors que l’Union européenne en débat depuis juillet 2023, aucune question spécifique n’est formulée sur l’étiquetage, la traçabilité, et encore moins sur les effets possibles de ces technologies dans l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. C’est aussi le cas pour le sujet du biocontrôleiv qui est passé sous silence. En diluant ces sujets dans de larges catégories (« agriculture », « environnement »), la Commission se laisse la latitude nécessaire pour agréger les réponses et tirer ses propres conclusions politiques.

Par ailleurs, alors qu’il s’agit d’un véritable enjeu démocratique, le volet consacré aux données de santé est abordé de manière partielle et sous un angle unique : leur intérêt pour « la recherche et l’innovation ». La section 7 du questionnaire consacrée à l’Espace européen des données de santé (EHDS)v, entré en vigueur en mars 2025, met effectivement en avant l’utilité de telles données pour les biotechnologies, sans aucune question spécifique sur la gouvernance globale démocratique de ces données sensibles, en particulier le consentement des patients concernés ou la protection de telles données…

Parmi d’autres illustrations de tels manques ou incomplétudes, on peut aussi évoquer le sujet de la propriété intellectuelle dans le secteur des biotechnologies, qui est présentée comme un « facteur stimulant les investissements », une « compétence insuffisante » et donc à renforcer au sein de ce secteur… Rien n’est évoqué sur le sujet des brevets confiscatoires sur le vivant, des enjeux d’accès équitable aux ressources phytogénétiques et des inquiétudes que cela suscite auprès de citoyens, d’agriculteurs, de semenciers, entre autres.

…pour écarter les citoyens des débats essentiels

Présentée comme une action de transparence, cette consultation concernant le futur « Règlement biotechnologies » ressemble à une enquête visant à permettre de lire les résultats comme traduisant une adhésion des européens. En privilégiant des questions fermées, en évitant certains sujets sensibles et en cadrant le débat selon un angle essentiellement économique, cette consultation exclut de facto une partie importante du public, celui-là même qui est directement concerné : les citoyens. Or, les sujets abordés sont d’intérêt général : la sécurité (voire la souveraineté) alimentaire, la santé publique, l’appropriation du vivant, le modèle d’agriculture paysanne…

La consultation est ouverte jusqu’au 10 novembre 2025. Reste à savoir si les citoyens, les ONG et autres organisations critiques parviendront à se faire entendre dans un cadre qui, pour l’instant, semble conçu pour réduire leur influence plutôt que pour la reconnaître.

Sommaire du « Questionnaire public visant à recueillir des données en vue de l’élaboration de l’acte législatif européen sur les biotechnologies »

Section 1 — Avis général sur les biotechnologies
Section 1* — Présence des entreprises sur le marché de l’UE
Section 2 — Environnement réglementaire de l’UE
Les questions suivantes visent à recueillir des avis sur l’environnement réglementaire de l’UE, en particulier sur les obstacles réglementaires perçus.
Section 3 — Accès aux capitaux
Les questions suivantes visent à recueillir des avis sur l’accès aux capitaux publics et privés, et sur les obstacles qui y sont liés.
Section 4 — Clusters et/ou organisations de clusters dans le secteur des biotechnologies
Les questions suivantes visent à recueillir des avis sur les clusters et/ou les organisations de clusters dans le secteur des biotechnologies au sein de l’UE.
Section 5 — Production de biotechnologies
Les questions suivantes visent à recueillir des avis sur la production de biotechnologies dans l’UE.
Section 6 — Disponibilité, perfectionnement et reconversion professionnels de la main-d’œuvre dans le secteur des biotechnologies
Les questions suivantes visent à recueillir des avis sur les besoins de la main-d’œuvre active dans le secteur des biotechnologies au sein de l’UE.
Section 7 — Données et intelligence artificielle
Les questions suivantes visent à recueillir des avis sur les difficultés liées à l’accès aux données et sur le développement, le déploiement et l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans le secteur des biotechnologies.

i Commission européenne, Consultation publique « Règlement sur la biotechnologie », 4 août 2025 – 10 novembre 2025.

ii Denis Meshaka, « La Commission européenne veut sa « révolution biotech » », Inf’OGM, 11 février 2025.

iii Commission européenne, « Questionnaire public visant à recueillir des données en vue de l’élaboration de l’acte législatif européen sur les biotechnologies ».

iv L’utilisation d’OGM pour lutter contre des organismes considérés comme nuisibles, mais aussi des ARN par exemple.
Christophe Noisette, « Le biocontrôle : un terme récent et problématique », Inf’OGM, le journal, n°177, octobre/décembre 2024.

v Denis Meshaka, « La Commission européenne reporte à nouveau sa « loi biotech » », Inf’OGM, 3 juin 2025.

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