Actualités
Kokopelli vs Baumaux : une victoire en demi-teinte
Dans le procès opposant l’entreprise Graines Baumaux à l’association Kokopelli, la Cour d’Appel de Nancy a rendu sa décision le 9 septembre 2014. Elle y rejette l’essentiel des demandes de la société Graines Baumaux, et en particulier celle fondée sur une prétendue faute de concurrence déloyale liée à l’absence d’enregistrement des variétés distribuées par Kokopelli. Sans condamner Kokopelli sur cette question (ce serait à l’État, sur la base de cet arrêt, de constater des infractions et de poursuivre Kokopelli sur le plan pénal), elle y dévoile une interprétation restrictive de la réglementation semences…
Cela fait maintenant une dizaine d’année (cf. encadré ci-dessous sur la chronologie de cette affaire) que l’entreprise Graines Baumaux a attaqué en justice l’association Kokopelli. L’entreprise estime que l’association exerce une concurrence déloyale en transgressant la loi pour commercialiser des semences de variétés non inscrites au catalogue, alors même que les produits de ces deux structures sont destinés au même public de jardiniers amateurs.
La Cour d’Appel de Nancy refuse de reconnaître l’existence d’une concurrence déloyale de la part de Kokopelli : « Force est de constater que la société Graines de Baumaux ne se trouve aucunement empêchée de proposer à la vente les mêmes produits que l’association Kokopelli et donc d’offrir la même gamme élargie de semences à sa clientèle de jardiniers amateurs ». Elle nuance toutefois la possibilité de cette vente « à la seule condition d’inscrire les variétés qu’elle entend commercialiser sur la liste officielle de « variétés dont la récolte est principalement destinée à l’autoconsommation » ».
Au-delà de la victoire en demi-teinte de Kokopelli en ce qui concerne la concurrence déloyale, cet arrêt de la Cour d’appel donne une interprétation très restrictive de la réglementation semence en vigueur en matière de commercialisation de variétés non inscrites au catalogue. Ainsi, les semences de Kokopelli seraient-elles illégales car n’appartenant à aucune variété inscrite ?
Quelle légalité pour des semences non inscrites au Catalogue ?
La directive 2002/55 [1] encadre, au sein de l’Union européenne, la commercialisation des semences de légumes. Pour pouvoir effectivement être commercialisées, les semences doivent être inscrites dans au moins un catalogue national et, pour cela, remplir un certain nombre de critères (cf. Qu’est-ce que le catalogue officiel des espèces et des variétés en France et en Europe ?). Une autre directive ultérieure à la plainte, la directive 2009/145, prévoit la possibilité de dérogations notamment pour des « variétés de conservation » et des « variétés créées pour répondre à des conditions de cultures particulières » [2]. Ces variétés particulières doivent bien faire l’objet d’une inscription sur une autre liste, mais les critères d’admissibilité sont plus souples et le coût est minime [3]. Or Kokopelli revendique la possibilité de commercialiser des variétés non inscrites au catalogue, donc sans passer par l’inscription de variétés particulières. Une pratique pour laquelle l’association a directement interrogé la Cour quant à sa légalité (voir encadré final).
La directive 2002/55 pose un cadre juridique clair, qui concerne « la production en vue de la commercialisation ainsi que la commercialisation de semences de légumes à l’intérieur de la Communauté » (article 1). Cette commercialisation n’est possible que si la variété est inscrite au catalogue (article 3), mais la définition même de commercialisation (article 2) laisse entrevoir une dérogation supplémentaire à ce cadre strict. Que dit en effet l’article 2 ?
« on entend par :
a) Commercialisation : on entend la vente, la détention en vue de la vente, l’offre de vente et toute cession, toute fourniture ou tout transfert, en vue d’une exploitation commerciale, de semences à des tiers, que ce soit contre rémunération ou non ».
Autrement dit, une structure qui vend des semences destinées uniquement à un usage amateur ne réalise pas une cession « en vue d’une exploitation commerciale ». Il est dès lors possible de commercialiser des semences n’appartenant pas à une variété inscrite au catalogue, pour autant qu’elles soient conditionnées dans un volume propre à un usage amateur (faible quantité) et que soit précisé que ces semences ne sont pas vendues pour un usage commercial des récoltes qu’elles produiront [4].
Le GNIS satisfait de l’interprétation restrictive de la Cour d’appel
Mais c’est une toute autre interprétation que retient la Cour d’appel de Nancy : « La formulation de l’article 2 de la directive permet de retenir que sont soumises à ses prescriptions la vente ou l’offre de vente de semences ainsi que les autres formes de cession réalisés dans le cadre d’une exploitation commerciale ». En choisissant d’interpréter ainsi les termes de la directive sur la base d’un raisonnement grammatical qui lui appartient, la Cour donne un sens beaucoup plus restrictif au texte. Ce n’est plus, selon elle, la finalité de l’échange qui est en cause mais la nature de l’échange. Dès lors, peut importe que le lot de semences soit destiné à un usage amateur ou non, sa seule commercialisation, aux dires de la Cour d’appel, ne serait possible qu’à condition que la variété concernée ait été inscrite.
Le Groupement national interprofessionnel de semences et plants (GNIS) se félicite de cette décision qui rejoint sa propre interprétation de la réglementation semence : « En effet, la Cour confirme la lecture qui doit être faite du système réglementaire de commercialisation des semences qui repose sur l’inscription obligatoire des variétés sur le Catalogue officiel avant de pouvoir accéder aux différents marchés » [5].
« Cet arrêt permet également de rassurer les jardiniers amateurs en rappelant que les cessions ou les échanges de petites quantités de semences non inscrites sont possibles entre “particuliers amateurs de jardinage qui ne font pas commerce de leurs semences potagères” ». En revanche, il ne devrait pas, selon le GNIS, rassurer les paysans qui pratiquent entre eux des échanges de semences non inscrites puisque tout échange ou vente de la production d’une exploitation agricole serait une activité pouvant être qualifiée d’exploitation commerciale…
Commerce vs auto-consommation
De son côté, le Réseau Semences Paysannes (RSP) « se félicite du rejet de la condamnation de Kokopelli pour concurrence déloyale envers la société Graines Baumaux. En renvoyant les deux protagonistes dos à dos pour dénigrement réciproque, sa décision est un heureux geste d’apaisement après dix années d’acharnement juridique inique contre un acteur français important de la sauvegarde et de la diffusion de biodiversité potagère. Mais en reprenant à son compte la réécriture des directives européennes faite par le GNIS, la Cour ne règle rien sur le fond ». Pourtant, ajoute le RSP, « la justification première de la réglementation européenne du catalogue est la sécurisation des récoltes de l’agriculture commerciale destinées à nourrir la population ». Pour Guy Kastler, délégué général du RSP, « il n’existe donc aucune raison pouvant justifier une quelconque volonté du législateur européen de l’imposer au jardinage amateur ». La directive 2002/55 précise, juste après la phrase citée par la Cour d’appel, que « ne relèvent pas de la commercialisation les échanges de semences qui ne visent pas une exploitation commerciale de la variété » et donne une liste non limitative d’exemples. Or pour le RSP, « de toute évidence, le jardinage amateur vise l’autoconsommation de la récolte et non une exploitation commerciale de la variété ».
Mais le RSP relativise la portée de cette interprétation de la législation en vigueur proposée à titre purement indicatif par la Cour qui était en effet appelée à se prononcer que sur la distorsion de concurrence. A ce stade, et selon le RSP, cette interprétation de la Cour n’est donc pas en soi suffisante pour confirmer la lecture que fait le GNIS du système réglementaire européen.
La modification en cours de la réglementation européenne sur les semences pourrait éventuellement apporter une clarification sur l’interprétation de ce point particulier.
Semences non inscrites au catalogue : une décision étonnante de la Cour
La question de la légalité de la pratique de Kokopelli, c’est-à-dire la vente de semences non inscrites au catalogue, a été soulevée par l’association lors du procès. Et la Cour a effectivement répondu sur ce point en donnant son interprétation restrictive des textes. Pour la Cour d’appel, les ventes de Kokopelli sont illégales, mais ne constituent pas pour autant une distorsion à la concurrence. Baumaux peut réaliser les mêmes ventes, pour autant que l’entreprise fasse effectivement inscrire ces variétés.
La Cour constate une illégalité mais ne condamne pas pour autant Kokopelli. Le GNIS explique que la Cour ne pouvait le faire puisqu’elle n’était pas spécifiquement interrogée sur ce point. Ce qui est faux : elle l’était bien puisqu’elle y consacre toute une partie de sa décision. De ce point de vue, pour Maître Magarinos-Rey, avocate de l’association, la décision de la Cour est assez étonnante. Il faudrait, pour faire condamner Kokopelli que l’État engage des poursuites pénales sur la base de constatation d’infraction.
Kokopelli, par la voix de son avocate, nous rappelle que l’État disposait déjà d’une jurisprudence suffisante pour entamer ces poursuites (cf. décision 2008), ce qu’il n’a pas fait. De même, en 2004, l’association avait été condamnée à plusieurs amendes pour ces mêmes pratiques sans que l’État ne recouvre effectivement ces sommes. Le GNIS semble avoir donc tout intérêt à faire passer l’inaction de l’État (non recouvrement d’amendes) pour une simple particularité de la procédure judiciaire (non condamnation par la Cour d’appel)… Contrairement aux affirmations du GNIS, ce dossier « vente de semences non inscrites au catalogue » est donc loin d’être tranché.
Chronologie du procès entre Graines Baumaux et Kokopelli
décembre 2005 : la société Graines Baumaux fait assigner l’association Kokopelli devant le Tribunal de Grande Instance de Nancy pour « concurrence déloyale ».
14 janvier 2008 : le Tribunal de Grande Instance de Nancy condamne Kokopelli au paiement de 10 000 euros de dommages-intérêts à la société Graines Baumaux, sur le fondement de la concurrence déloyale, caractérisée selon le tribunal par une « désorganisation du marché des graines de semences potagères anciennes et/ou de collection » [6]
Kokopelli demande à la Cour d’appel de Nancy de saisir la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question portant sur la validité de la législation européenne sur le commerce des semences potagères au regard de certains principes fondamentaux de l’Union européenne et du Traité International sur les Ressources Phytogénétiques pour l’Alimentation et l’Agriculture (TIRPAA) (cf. Lutte contre la biopiraterie : le Protocole de Nagoya et le TIRPAA).
4 février 2011 : la Cour d’appel de Nancy accepte la demande de Kokopelli et saisit la CJUE d’une « question préjudicielle » relative à la validité de la législation européenne sur le commerce des semences [7].
19 janvier 2012 : l’Avocat Général de la CJUE donne raison à Kokopelli [8] et conseille à la CJUE d’invalider certaines dispositions clé de la législation européenne sur le commerce des semences, celles visant en particulier à rendre obligatoire l’inscription de toutes les semences agricoles au Catalogue Officiel. Elle donne une interprétation en ce qui concerne la vente de semences « en vue d’une exploitation non commerciale » mais ne tranche pas en la matière puisqu’elle n’a pas été interrogée sur ce sujet [9]
12 juillet 2012 : contrairement à son habitude, la CJUE ne suit pas son avocat général et juge que la législation européenne sur le commerce des semences ne présente aucun élément de nature à affecter sa validité.
9 septembre 2014 : la Cour d’Appel de Nancy rejette l’essentiel des demandes de la société Graines Baumaux, et en particulier celle fondée sur une prétendue faute de concurrence déloyale liée à l’absence d’enregistrement des variétés distribuées par Kokopelli.
[2] Article 44 de la directive 2002/55, directive 2009/145 et arrêté du 20 décembre 2010 ouvrant une liste de variétés de conservation et une liste de variétés sans valeur intrinsèque pour la production commerciale et destinées à des conditions de cultures particulières au catalogue des espèces et variétés de plantes cultivées en France
[3] Les variétés doivent être « distinctes, suffisamment homogènes et stables » contre « distinctes, homogènes et stables » pour les autres variétés
[4] En effet, selon Guy Kastler, du RSP : « Il n’y a aucune impossibilité de cultiver de telles semences pour un usage commercial. La réglementation catalogue ne concerne que la vente des semences et non leur utilisation. La responsabilité du vendeur s’arrête à l’information qu’il donne. Il n’est en aucun cas tenu de contrôler ce que son acheteur veut faire ou fait des semences qu’il lui a vendues« .
[5] Communiqué de presse du GNIS, septembre 2014
[6] , « Kokopelli condamné, le gouvernement embarrassé », Inf’OGM, janvier 2008
[7] cf. ordonnance de la CA de Nancy sur : http://www.avocat-magarinos-rey.com/articles-publications/articles-concernant-l-association-kokopelli/
[8] http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=118143&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=66802
[9] , « UE – Kokopelli vs Baumaux : vers une révolution dans le droit européen des semences ? », Inf’OGM, 23 janvier 2012