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ESPAGNE – La biopiraterie passerait-elle par des AOP ?
En Catalogne espagnole, le haricot ganxet (haricot à crochet, en catalan) est sélectionné depuis plus de 150 ans par les agriculteurs du Vallès et de quelques communes du Maresme et La Selva (trois zones au nord-est de Barcelone). La Red de Semillas « Resembrando e Intercambiando », une organisation espagnole qui combat l’appropriation des semences, précise que « la semence est en forme de rein, comme un crochet, et elle est très appréciée en Catalogne pour son goût et la finesse de sa peau ». Une lignée de cette population a été inscrite en 1998 sous le nom de « mongeta de ganxet » en tant que « variété publique », par la Coopérative Agricole de Sabadell, ce qui rend cette semence commercialisable sans aucune restriction. Jusque là, tout allait bien.
Mais en 2006, la Fondation Miguel Agusti [1] en lien avec l’École Supérieure d’Agriculture (ESA) de Barcelone a fait inscrire dans le Registre officiel des variétés protégées la variété de haricot de Montcau. Cette variété n’est autre qu’une sélection réalisée à partir des nombreux individus de la population « mongeta de ganxet » [2]. La Fondation a déposé un Droit sur l’Obtention Végétale (DOV) valable jusqu’en 2031 [3]. Cette variété, issue des de la semence locale « mongeta de ganxet » est donc très proche de cette population.
La fondation Miguel Agusti, créée par l’Université polytechnique de Barcelone et la Mairie de Sabadell, a pour but de valoriser la biodiversité cultivée de Catalogne. Ainsi, elle fait de la bio-prospection, puis caractérise génétiquement et « épure » les variétés.
Par ailleurs, elle a aussi encouragé la création d’une Appellation d’origine protégée (AOP), déposée officiellement par la Généralitat de Catalogne (gouvernement autonome), pensant que cela permettrait aux agriculteurs de mieux valoriser leur production [4].
Ainsi, en 2011, est née l’Appellation d’origine protégée (AOP) « Mongeta del ganxet » [5] [6]. Dans son cahier des charges, il est précisé clairement (art.3.3) que « cette AOP protège les graines de haricot sèches ou cuites et en conserve. Les conserves de haricots couvertes par l’AOP sont élaborées uniquement avec des haricots de la variété « Ganxet » protégés par l’AOP, de l’eau et du sel. Aucun type d’additif ou de conservateur ne peut être utilisé ».
Ainsi, pour résumer, nous avons trois éléments : une semence population locale, Mongeta de ganxet, (composées de nombreux cultivars – plus de 260 recensés par la Fondation Agusti), une AOP éponyme et une variété protégée, le haricot « Montcau ». Mais quel est l’intérêt d’un montage aussi complexe ?
Pour la Red de Semillas « Resembrando e Intercambiando », plusieurs points méritent d’être soulignés.
Le premier concerne l’érosion de la biodiversité cultivée : en passant d’une population génétiquement diverse, Mongeta de ganxet, à une seule variété, haricot de Montcau, on a restreint la base génétique, la privant de possibles adaptations futures. C’est une observation générale, valable pour toute variété stabilisée.
Second point, plus problématique au niveau économique : la variété « épurée » Montcau a un rendement plus faible que la population Mongeta de ganxet ! Mauvaise sélection ?
Troisième point, conséquence de la mise en place de l’AOP : la restriction géographique de l’aire de culture, beaucoup plus limitée pour l’AOP que pour la zone historique des variétés populations de ganxet, ce qui en théorie interdit à un paysan hors de la zone d’utiliser l’appellation « Mongeta del ganxet ».
Or, quatrième point, il est en théorie interdit de faire coïncider le nom d’une appellation (AOP) avec celui d’une variété, dans le droit européen. Le règlement européen 1151/2012 qui régit, entre autres, les AOP, établit en effet (art. 6, alinéa 2) qu’une « dénomination ne peut être enregistrée en tant qu’appellation d’origine ou indication géographique lorsqu’elle entre en conflit avec le nom d’une variété végétale ou d’une race animale et qu’elle est susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit ». De fait l’AOP ganxet est la première et la seule en Catalogne qui a profité du nom d’une variété locale. Mais du coup, la situation devient paradoxale, puisqu’un paysan peut revendiquer la production de « Mongeta del ganxet » et peut vendre la semence en tant que variété publique inscrite, mais pas en tant qu’AOP ! Certains paysans et transformateurs ont même reçu des rappels à l’ordre de la part de la direction de l’AOP. Mais si l’AOP peut bel et bien empêcher un agriculteur ou une entreprise de transformation d’utiliser son nom et son logo s’ils ne sont pas dans la zone géographique adéquate, et s’ils n’utilisent pas la variété Montcau ou Ganxet, on voit mal comment ils pourraient les empêcher de cultiver et de transformer les variétés populations de haricot ganxet, s’ils ne mentionnent pas l’AOP.
La grogne monte donc de la part des paysans et des consommateurs dans cette zone côtière de Catalogne. Après plusieurs courriers de la Red de Semillas « Resembrando e Intercambiando » aux gérant de l’AOP, ceux-ci ont laissé entendre qu’ils pourraient tout au plus dans le cahier des charges élargir la zone de production. Mais pour la Red de semillas, il faudrait aussi changer le nom de l’AOP… ou tout simplement la faire disparaître.
Ce cas a été présenté lors des rencontres « Sème ta résistance » organisées à Pau fin septembre 2015 par le Réseau semences paysannes (RSP), BEDE et Emmaüs de Lescar-Pau. Au cours de cet échange, Guy Kastler, délégué général du RSP, a rappelé qu’il était possible de déposer une AOP certes avec une variété donnée, mais issue d’une sélection fermière et reproduite à la ferme, comme dans le cas du piment d’Espelette [7]. Une façon de réintroduire un peu de diversité dans la variété de l’appellation…
Le comble dans cette histoire est qu’on n’est pas face à une grosse entreprise semencière, mais bien face à une fondation, dirigée par un biologiste de l’Université qui semble penser davantage à la renommée de l’université d’agronomie de Barcelone qu’aux différents soucis causés aux paysans, qu’elle prétendait pourtant aider. Aux dernières nouvelles glanées lors des rencontres de Pau, une réunion de conciliation pourrait bientôt se tenir. A suivre…
Dernière nouvelle :
En réponse à une lettre envoyée par le Réseau « Resembrando e Intercambiando » à la Direction Générale de l’Industrie Alimentaire (DGIA) sur le positionnement du ministère de l’Agriculture, l’Alimentation et l’Environnement (MAGRAMA sous son sigle espagnol), le directeur général de la DGIA, Fernando Burgaz, dans une lettre datée du 15 septembre mais connue seulement mi-octobre, confirme le droit des agriculteurs/trices à commercialiser des semences de la variété « haricot ganxet », sans restrictions sur les aires géographiques non incluses dans l’AOP. Soulagé, le réseau réitère néanmoins sa demande soit de changer de nom de l’AOP, soit de la dissoudre, et de cesser les dénonciations et poursuites d’agriculteurs utilisant cette variété.
[3] Registre de l’Office Communautaire des Variétés Végétales, Inscription numéro 16426, mongeta Montcau : https://cpvoextranet.cpvo.europa.eu/WD180AWP/wd180awp.exe/CTX_5076-11-OxSCEXgjlz-AEB6F843/frmTable_File/SYNC_-19801217
[5] http://www.magrama.gob.es/es/alimentacion/temas/calidad-agroalimentaria/calidad-diferenciada/dop/legumbres/DOP_judias_ganxet.aspx
[7] « Les piments de ladite appellation sont obtenus à partir de semences de la variété Gorria ou de semences de variété locale répondant au type variétal défini précédemment. Les producteurs peuvent utiliser les semences provenant de leur exploitation », voir http://www.pimentdespelette.com/wp-content/uploads/cdcpimentdespelette.pdf