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Des multinationales pro-OGM gèrent indirectement la banque de semences du Svalbard

Par Denis MESHAKA

Publié le 28/11/2024

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Le Svalbard Global Seed Vault (Svalbard, Norvège), souvent surnommé le « coffre-fort » des semences, joue un rôle particulier dans la préservation de la biodiversité génétique. Sa mission principale, axée sur la conservation à long terme des échantillons de semences, est officiellement de préserver la diversité des ressources phytogénétiques et d’assurer leur accessibilité en cas de catastrophes. Une plongée dans son fonctionnement met néanmoins en lumière le poids et les intérêts non négligeables des acteurs pro-OGM au sein de sa gouvernance. Qui bénéficiera vraiment du Svalbard, les multinationales ou les paysans ?

Le 22 octobre, le Svalbard Global Seed Vault (Svalbard, Norvège) a accueilli plus de 30 000 nouveaux échantillons de semences provenant de 21 pays. Cette actualité offre l’occasion de reparler des rouages parfois controversés de cette réserve mondiale de semences située sur l’île du Spitzberg, à mi-chemin entre la Norvège et le Pôle Nord. Cet emplacement géographique a été choisi pour ses conditions nécessaires à la conservation à long terme des semences. Ouvert depuis 2008, le Svalbard se donne officiellement pour objectif de préserver des millions d’échantillons de semences d’un très grand nombre d’espèces de cultures et de garantir leur mise à disposition de ceux qui les ont fournies en cas de catastrophes naturelles ou humaines. L’Icarda, qui gérait la banque de semences de Syrie a, par exemple, récupéré des échantillons qu’elle avait déposés en 2011 au Svalbard suite aux conflits militaires qui les avaient menacés, pour les adresser au Maroc et au Liban où elle a transféré ses activités de recherche en 2015i.

Fonctionnement et gouvernance du Svalbard

Le Svalbard fonctionne selon un accord tripartite entre le gouvernement norvégien, le Centre Nordique des Ressources Génétiques (NordGen) et le Crop Trust, une organisation privée regroupant États, fondations et entreprises privées formant un « Conseil des donateurs » (cf. schéma ci-dessous). Bien que la Norvège soit propriétaire du Seed Vault, le bâtiment abritant les collections, le financement et l’assistance pour les opérations courantes sont fournis par le Crop Trustii, tandis que NordGen gère la base de données des dépôts.

Schéma : gestion tripartite du Svalbard.

Les semences sont déposées volontairement par les gestionnaires de collections selon un principe de « boite noire », c’est-à-dire qu’elles restent la propriété des déposants et qu’il sont seuls à pouvoir y accéder et les partager. Ce « double » des semences déposées au Svalbard se veut donc être une sauvegarde. Le Svalbard n’accepte que les semences qui sont partagées selon les règles du système multilatéral ou de l’article 15 du Tirpaaiii ou bien, comme on vient de le mentionner, des semences provenant du pays qui les dépose et qui doit être le lieu d’origine des semences qu’il souhaite déposer. Les semences génétiquement modifiées (GM) ne peuvent pas être déposées au Svalbard. Comme le rappelle Crop Life, la législation norvégienne interdit, à l’heure actuelle, l’importation et le stockage de semences GM sur son territoireiv. Ces règles visent à garantir que les semences conservées sont conformes aux accords internationaux sur la biodiversité et la sécurité alimentaire.

La restitution des semences déposées au Svalbard ne peut, sur le papier, se faire qu’aux déposants. Ces derniers peuvent ensuite accepter de les partager en respect de l’article 12 du Tirpaa. Celui-ci implique la signature d’accords de transferts de matériel (ou MTA pour Material Transfer Agreement) incluant des dispositions sur la propriété intellectuelle et le partage des avantages censés protéger les États, les déposants et, éventuellement, les paysans fournisseurs des semences et, éventuellement là-aussi, les rémunérerv. Malgré ces dispositions, des acteurs, tel que le syndicat agricole Via Campesina, affirment que ces MTA permettent aux entreprises privées d’accéder aux semences collectées dans les champs des paysans. Elles peuvent ensuite les utiliser pour développer de nouvelles variétés couvertes par des droits de propriété intellectuelle. Cela porte atteinte aux droits des paysans d’utiliser leurs propres semences, et ce sans en partager les avantagesvi. Outre cette potentielle facilitation de la biopiraterie, c’est aussi la gouvernance du Svalbard qui soulève des questionnements.

Influence d’acteurs favorables aux OGM

Le Crop Trust, qui joue un rôle central dans la gestion financière et opérationnelle du Svalbard, comprend nombre de membres défendant une agriculture pro-OGM. Par exemple, la présidente du Conseil d’administration du Crop Trust, Catherine Bertini, a été associée à la Fondation Bill et Melinda Gates, connue pour son soutien aux OGM. Jean-Christophe Gouache, ayant occupé des postes de direction chez Limagrain, un champion français du développement d’OGM, est un autre membre exécutif influent.

Les donateurs du Crop Trust (« Conseil de donateurs ») incluent des multinationales agrochimiques, comme Dupont-Pioneer, Syngenta et Bayer, impliquées dans la production d’OGM. Cette forte présence d’intérêts industriels au sein du Crop Trust en fait un lieu de pression influençant les politiques de conservation et d’accès aux semences, et favorisant potentiellement des projets alignés avec les intérêts commerciaux de ces multinationales.

Ce qui peut être souligné, c’est l’absence de représentation directe des paysans, pourtant les principaux fournisseurs de semences, au sein de la gouvernance d’une institution telle que le Crop Trust. Des organisations rappellent en outre les risques d’iniquité et de perte de souveraineté pour les communautés agricoles locales. Ce qui représente une violation du droit aux semences des paysans (garanti par l’article 9 du Tirpaa), ainsi que des dangers de biopiraterie et d’influence commerciale excessive. A la création du Svalbard, en 2008, le propos de la Via Campesina adressé aux multinationales semencières était sans équivoque : « Que ce soit via les brevets, le certificat d’obtention végétal ou les OGM, l’objectif des multinationales semencières est d’imposer leur droit de propriété sur toutes les semences existantes, en éliminant pour cela l’essentiel de la biodiversité cultivée qui pourrait leur faire concurrence. Est-ce parce qu’elles comptent mener à bien leur projet d’anéantissement total de toute la biodiversité cultivée dans les champs qu’elles financent aujourd’hui le stockage des semences volées aux paysans et aux Peuples Indigènes dans la banque de gènes de Svalbard ? »viii.

Impact possible sur les politiques de conservation

L’influence des multinationales agrochimiques crée un risque d’orientation des politiques de conservation. Bien que le Svalbard soit destiné à conserver des semences non-OGM, les donateurs pro-OGM peuvent exercer une pression pour aligner les politiques de conservation avec leurs intérêts, par exemple en limitant l’accès à certaines semences et en favorisant la conservation de semences résistantes aux herbicides commercialisés par ces multinationales. Le risque de décisions allant contre les intérêts de communautés agricoles locales, le système semencier paysan et les initiatives de conservation basées sur des semences traditionnelles ne peut donc être totalement exclu. Or, c’est une mission affichée du Svalbard de protéger l’accès de ces agriculteurs à cette diversité.

On peut néanmoins se demander si cette question de la conservation ne mérite pas d’être reconsidérée à la lumière de la numérisation et de la dématérialisation des semences. De plus, l’émergence des « nouveaux OGM », présentés comme non traçables car « identiques » aux semences traditionnelles et qui pourraient être exclus de la catégorie officielle des OGM dans l’UE, accentue ce questionnement.

La forte inégalité d’aide financière dont bénéficient d’une part le Svalbard et de l’autre le Tirpaa alimente de manière préoccupante le sujet de la conservation. Le Svalbard a reçu des financements substantiels (environ 30 millions de dollars [23 millions d’euros] répartis sur 6 ans à partir de 2007) de la part de la Fondation Bill et Melinda Gates. Le fonds pour le partage des avantages (BSF) du Tirpaa, destiné à soutenir la collecte et la conservation des ressources phytogénétiques dans les champs et dans les banques nationales des pays en développement, ne reçoit pas ce même niveau de soutien financier. En mai 2023, le secrétaire du Tirpaa, Kent Nnadozie, annonçait que les contributions de donateurs, dont ne fait pas partie la fondation Gates, s’élevaient à 11 millions de dollars pour financer des projets dans le monde entierix. Cette disparité affecte l’efficacité du Tirpaa au détriment des paysans, qui sont les gardiens traditionnels et principaux producteurs des ressources génétiques. Ces paysans bénéficient très rarement de ce travail de conservation, alors que leurs semences sont souvent collectées par des chercheurs et des ONG, déposées au Svalbard, puis utilisées pour mettre au point des semences couvertes par des droits de propriété intellectuelle les privant de leurs droits.

Un Graal pour les multinationales

L’importante présence des multinationales agrochimiques au sein du Crop Trust, plus particulièrement du Conseil des donateurs, pose la question d’un potentiel conflit d’intérêts. Les décisions prises au sein de ce Conseil se font normalement par consensus. Mais, en cas de désaccord, elles sont mises au vote, chaque membre disposant d’une voix. Dans un tel mode de gouvernance, malgré la présence d’États et de fondations (dont certaines ouvertement pro-OGM), les intérêts commerciaux des multinationales, elles aussi présentes, peuvent prévaloir. Le cas échéant, quel serait le pire des scénarios ?

Le Svalbard représente un accès précieux à une biodiversité génétique « numérisable ». C’est d’autant plus vrai que les collectes se font souvent avec des informations sur les traits phénotypiques particuliers auprès des paysans. En d’autres termes, les informations génétiques contenues dans chacun des échantillons de semences conservés dans la chambre forte peuvent être séquencés et l’information issue d’un tel séquençage servir de base à une demande de brevet couvrant une caractéristique d’intérêt de la variété. L’information collectée sur cette caractéristique peut être associée avec un gène au moyen d’un procédé biotechnologique et être à la base d’une demande de brevet (qui, à ce jour, n’a pas à renseigner l’origine du matériel à la base de « l’invention »). Pour une agro-industrie fervente des NTG (nouvelles techniques génomiques) et adepte d’une politique de propriété intellectuelle utilisant ces informations de séquençage (ou DSI) – c’est le cas de la plupart des membres du Crop Trust – le contenu de cette chambre forte représente donc un Graal.

On ne peut écarter le risque que des demandes d’accès aux semences stockées au Svalbard émanant de l’industrie conduisent à une appropriation de ces ressources phytogénétiques. Le cas échéant, la mission originelle du Svalbard de protéger la diversité des semences pourrait alors être dévoyée par les intérêts commerciaux de ses gestionnaires, au détriment des paysans qui sont les producteurs originels de ces semences.

Ainsi, certaines questions méritent d’être soulevées : est-il légitime qu’une banque de dépôt de semences, gérée par un consortium de semenciers et de fondations industrielles, soit soutenue par des États et des organisations intergouvernementales comme le Tirpaa ? Est-il acceptable qu’une structure supposée coopérative bénéficie principalement aux multinationales, notamment sous forme de séquences génétiques exploitables, tandis que les principaux contributeurs de ces dépôts, à savoir les paysans, n’en tirent que des avantages marginaux, et seulement en cas de catastrophes majeures telles que des aléas climatiques ou des conflits ?

i ICARDA Communication Team, « ICARDA’s seed retrieval mission from Svalbard Seed Vault », 1er novembre 2015.

ii Crop Trust, « Endowment Fund ».

iii Tirpaa : Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture.
Son système multilatéral encourage le partage de semences entre les pays pour la préservation de la biodiversité agricole. Son article 15 traite des collections ex situ, gérées par le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR) et d’autres institutions reconnues, qui doivent être accessibles de manière à soutenir les objectifs du Tirpaa.

iv Crop Trust, « Frequently asked questions about the Svalbard Global Seed Vault ».

v Frédéric Prat, « Des semences partagées, mais des droits paysans théoriques », Inf’OGM, le journal, N°125, novembre/décembre 2013.

vi Via Campesina, « Defending peasants’ rights to seeds and genetic resources, against the biopiracy », 17 juillet 2023.

viii Via Campesina, « Documents politiques », mai 2009.

ix FAO, « Vingt-huit projets approuvés pour financement », 12 mai 2023.

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