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Brevets sur le vivant : la Chine plus « éthique » que les États-Unis ?
Selon une étude académique parue en avril 2024, les systèmes brevets chinois et étasuniens aborderaient différemment la brevetabilité du vivant en raison de leur spécificités culturelles, leurs valeurs et leurs objectifs économiques. Plus « éthique » au premier abord, le système brevets du géant asiatique ne tourne néanmoins pas le dos aux intérêts économiques et aux progrès scientifiques.
Dans les biotechnologies, secteur d’innovation et de développement économique à l’échelle internationale, les lois sur les brevets jouent un rôle critique. Dans une étude publiée par la Mitchell Hamline School of Lawi (Minnesota, États-Unis) Tu Xiongying, agent en brevets auprès de l’USPTOii, met la lumière sur les divergences en matière de brevetabilité des inventions dans le domaine de la « biologie » dans les systèmes brevets chinois et étasunien. Ces deux pays se conforment à un texte de loi international, l’accord sur les Adpiciii, qui établit des normes minimales autorisant certaines disparités entre les législations nationales des pays membres de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Chacun de ces deux poids lourds économiques adapte cependant cette législation brevets à des spécificités, des valeurs et des objectifs qui lui sont propres. Cette étude confirme ainsi qu’il n’existe pas d’approche juridique universelle pour la protection des inventions, objets techniques, a fortiori dans les biotechnologies.
Un cadre législatif international commun
C’est en 1994 que l’OMC se dote de l’accord sur les Adpic. Parmi ses dispositions, celles concernant la brevetabilité (article 27) édictent des règles de base, comme le fait que des brevets doivent pouvoir être obtenus dans les pays signataires pour toute invention, de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques sans discrimination, à condition de satisfaire aux critères habituels de nouveauté, d’inventivité et d’applicabilité industrielle.
L’article 27 liste des exceptions à ces règles de base sur la brevetabilité. Parmi celles-ci, « les méthodes diagnostiques, thérapeutiques et chirurgicales pour le traitement des personnes ou des animaux », mais aussi « les végétaux et les animaux autres que les micro-organismes, et les procédés essentiellement biologiques d’obtention de végétaux ou d’animaux autres que les procédés non biologiques et microbiologiques ». Il précise néanmoins que les pays excluant les variétés végétales de la protection par brevets doivent prévoir un système de protection dit sui generis efficace (un autre système). C’est dans le cadre de cette exception touchant les « sujets biologiques » que s’inscrit l’étude de la Mitchell Hamline School of Law.
Deux siècles séparent la création des systèmes brevet étasunien (1790) et chinois (1984). Avant 1980, année de l’adhésion de la Chine à l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle), le concept même de propriété intellectuelle est pratiquement inconnu dans ce pays. En 1992, le système chinois est révisé pour intégrer les principales règles du futur Accord sur les Adpic que la Chine se doit d’appliquer à partir de 2001, lors de son entrée dans l’OMC. Ce moment coïncide avec le premier séquençage du génome humain.
Deux approches de la brevetabilité
L’application des critères de brevetabilité par la Chine et les États-Unis, dont ceux touchant les sujets « biologiques », prend en compte deux cadres législatifs. D’une part, le cadre commun de l’Accord sur les Adpic ; de l’autre, celui propre à chacun des deux pays qui permet des exclusions spécifiques d’inventions. Or, les textes législatifs de ces deux pays divergent dans leur approche des exceptions, dont les exclusions de la brevetabilité, et la manière dont ces exclusions sont théoriquement mises en œuvre.
Tu Xiongying explique que la Chine utilise une exception dite « statutaire », alors que les États-Unis appliquent une exception « judiciaire ». L’approche « statutaire » chinoise exclut de la brevetabilité les inventions qui sont « en conflit avec les lois, la moralité sociale et les intérêts publics ». Comme le précise Xiongying, « le terme « moralité sociale » désigne les principes éthiques et les normes de comportement qui sont largement reconnus et acceptés sur le territoire de la Chine. Les contextes culturels spécifiques influencent sa signification, qui évolue au fil du temps et selon les régions ».
Du côté des États-Unis, aucune disposition interdisant la brevetabilité pour motif d’ordre public ou de moralité n’existe dans la loi des brevets. Xiongying écrit que leur droit des brevets s’ancre dans la clause de la Constitution relative à la propriété intellectuelle, qui confère au Congrès le pouvoir de « promouvoir le progrès des sciences et des arts utiles, en assurant aux auteurs et inventeurs, pour une durée limitée, le droit exclusif sur leurs écrits et découvertes respectifs ». Autrement dit, les exceptions naissent concrètement au fil des décisions de justice, et la Cour suprême étasunienne n’a introduit que trois exceptions judiciaires aux objets brevetables : les lois de la nature, les phénomènes naturels et les idées abstraites.
Dysharmonie sur la brevetabilité du vivant ?
L’étude de la Mitchell Hamline School of Law livre son analyse des dispositifs législatifs chinois et étasunien concernant la brevetabilité de quatre différents sujets biologiques : les méthodes de diagnostic et de traitement des maladies, les animaux et plantes modifiés par l’humain, les ressources génétiques et les cellules souches humaines. En voici les points saillants avec les « approches » de chaque système.
Méthodes de diagnostic et de traitement des maladies
Chine : « Humanitaire et éthique sociale » | États-Unis : « Incitation à l’innovation » |
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– Exclusion de principe des méthodes de diagnostic, thérapeutiques et chirurgicales pour humains ou animaux de la brevetabilité – Liberté aux médecins de choisir sans entrave les meilleures méthodes – Importance de l’accès aux soins pour tous, considérations humanitaires et éthiques sociales – Protection par brevets jugée néanmoins nécessaire si investissements importants pour de nouveaux traitements et méthodes diagnostiques | – Brevetabilité des méthodes de traitement et de diagnostic distinctes des lois naturelles, des phénomènes naturels et idées abstraites – Facteur jurisprudentiel : la décision Vanda Pharmaceuticals c. WW Pharmaceuticals (2018) valide les brevets sur méthodes de traitement médical avec tests diagnostiques génétiques car vont au-delà de la simple observation de phénomène naturel (Mayo c. Prometheus/2013)iv – Protection des inventions médicales appropriée pour stimuler l’innovation |
Animaux et plantes créés par l’humain
Chine : « Harmonie avec la nature » | États-Unis : « Droits de propriété » |
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– Exclusion des végétaux et animaux en tant que tels de la brevetabilité, mais brevetabilité des méthodes les produisant – Valeurs culturelles d’harmonie avec la nature et valeur intrinsèque des êtres vivants – Favorise une culture de propriété collective et de bénéfices partagés – Protection brevets jugée utile pour des modèles (organismes) de maladies animales obtenus par génie génétique ou de plantes résistantes aux maladies et tolérantes à la sécheresse, pour attirer des investissements dans la recherche et faciliter le transfert de technologie | – Brevetabilité des organismes vivants multicellulaires non humains modifiés de manière qui ne s’effectue pas naturellement ainsi que de l’identification de leurs composantes génétiques, y compris les animaux et les plantes – Protection large des sujets biologiques, y compris les organismes génétiquement modifiés – « Théorie du travail » de John Locke et Constitution américaine, récompensant les inventeurs – Préoccupations éthiques concernant la commercialisation des êtres vivants et le contrôle monopolistique potentiel |
Ressources génétiques
Chine : « Partage des bénéfices » | États-Unis : « Accès sans restriction » |
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– Protection via la législation nationale et la conformité avec les accords internationaux Adpic – Divulgation obligatoire de la source des ressources génétiques et partage équitable des bénéfices – Négociations entre les déposants et le gouvernement sur le partage – Volonté de prévenir la biopiraterie et de protéger la biodiversité | – Non-participation à la CDB, soutien à l’accès libre aux ressources génétiques – Favorise l’innovation et les avancées scientifiques – Protègent leurs propres intérêts commerciaux et réticents à partager leurs droits de brevets avec d’autres pays – Participation active aux efforts internationaux de préservation de la biodiversité |
Cellules souches embryonnaires
Chine : « Moralité sociale en Chine » | États-Unis : « Test Alice/Mayo » |
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– Exclusion du corps humain et de ses stades de développement de la brevetabilité – Évolutions récentes validant brevetabilité des hESC (cellules souches embryonnaires humaines) obtenues dans les 14 jours suivant la fécondation – Conjugue protection de l’innovation, promotion de l’ « art utile » et sauvegarde de la moralité sociale | – Pas de barrières morales pour les brevets sur les cellules souches – Exclusion judiciaire standard (lois naturelles, phénomènes naturels et idées abstraites) – Décisions judiciaires (en cours) influencées par les mouvements sociaux – Conjugue protection de l’innovation, promotion de l’ « art utile » et sauvegarde de la moralité sociale |
Le réalisme économique s’impose
Suite à l’avènement des biotechnologies au début du 21ème siècle, la Chine a tenté d’entretenir une approche stricte de la brevetabilité du vivant, en imposant notamment des restrictions sur les manipulations génétiques humaines et l’utilisation des embryons humains à des fins commerciales. Au fil du temps, elle a cependant autorisé plusieurs exceptions lorsqu’il était question de technologies dans lesquelles inventeurs et déposants de brevets chinois s’investissent : modèles de maladies animales obtenus par génie génétique, plantes résistantes aux maladies et tolérantes à la sécheresse, cellules souches embryonnaires humaines.
Cette approche pragmatique, ou « duplicité opportuniste », de la Chine laisse entrevoir son possible choix de composer avec les valeurs étasuniennes, au nom de son ouverture aux marchés. Les deux pays affichent en outre un objectif commun : la protection de l’innovation, la promotion de l’ « art utile » et la sauvegarde de la moralité sociale. Mais l’art utile comme la moralité sociale sont-ils définis de la même façon aux États-Unis et en Chine ? Une permissivité accrue de la brevetabilité en Chine pourrait aussi se faire au cas par cas en tentant de suivre au mieux deux volontés : continuer à intégrer la sphère économique mondiale et respecter les cultures traditionnelles. Dans une telle perspective, la question de l’éthique sur la brevetabilité du vivant a-t-elle encore toute sa place ?
i Ten Xiongying, « Disharmony in Patent law : A comparative studiy of patent eligibility of biological subject matters between China and the United States », 25 mars 2024.
ii L’USPTO est l’office étasunien des brevets, équivalent à l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) en France ou l’Office européen des brevets (OEB) en Europe.
iii Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce :
OMC, « Accord sur les ADPIC: Aperçu ».
iv Holman, Christopher M., « Vanda v. West-Ward Pharmaceuticals: Good News for the Patent Eligibility of Diagnostics and Personalized Medicine, with Some Important Caveats », BIOTECHNOLOGY LAW REPORT 117, 20 octobre 2020.