Brevet unitaire européen : quels impacts sur les semences ?
Actuellement, l’Union européenne prétend simplifier son système de propriété intellectuelle en instaurant un brevet unitaire européen (BUE). Mais derrière cette simplification se profile, de fait, une restriction d’accès aux semences pour les agriculteurs, à l’image de ce qui se fait en France. Entre les brevets sur les gènes, sur les procédés d’obtention et le certificat d’obtention végétale (COV), ce BUE apparaît plus comme une nouvelle arme dans la guerre que se livrent les entreprises semencières que comme une protection du droit des agriculteurs.
La propriété industrielle, en matière d’innovation agricole, s’est constituée dans un enchevêtrement d’échelles juridiques, aux niveaux national, régional et international.
Une superposition de régimes juridiques
Au niveau européen, dans le sens géographique du terme, il existe le cadre de la Convention de Munich sur le brevet européen (CBE, 1973). Cette convention est signée et appliquée par 38 États européens, dont l’ensemble des États membres de l’Union européenne, la Suisse, la Turquie… L’inventeur qui souhaite déposer un brevet peut, soit le faire à l’Office européen des brevets (OEB) et préciser dans quels États il souhaite voir ses droits reconnus, soit solliciter les offices nationaux des brevets de chacun de ces États, pour obtenir la protection de son invention. Dans tous les cas, l’inventeur devra faire traduire sa demande dans l’une des trois langues officielles de l’OEB (allemand, anglais ou français) (art. 14 CBE) et dans la langue officielle de chacun des pays concernés par le dépôt, si ces derniers l’exigent (art. 65 CBE). Concernant la brevetabilité du vivant, la Convention de l’OEB énonce que les variétés végétales, les races animales et les procédés essentiellement biologiques d’obtention d’animaux ou de végétaux, sont exclus de la brevetabilité. En revanche, cette exception ne s’applique pas « aux procédés microbiologiques et aux produits obtenus par ces procédés » [2], c’est-à-dire « les produits fabriqués ou modifiés en ayant recours à des micro-organismes, ainsi que les nouveaux micro-organismes en tant que tels » [3]. En bout de course, une semence ou une plante ne sera pas directement brevetable, mais la protection du gène breveté qu’elle contient, ou du procédé d’obtention breveté dont elle résulte [4], s’étendra à la plante entière. Subtil non ? Une condition cependant : que ce brevet ne soit pas accordé pour une variété particulière ou un nombre déterminé de variétés, mais soit potentiellement mis en œuvre sur un nombre indéfini de variétés végétales.
L’UE a établi un autre cadre juridique. La directive 98/44 sur le brevet sur les inventions biotechnologiques vise à harmoniser les cadres nationaux des États membres, qui disposent chacun de leur propre cadre juridique en matière de brevet (la France a transposé cette directive par la loi n°2004-1338). Face à cette superposition juridique, les entreprises peuvent choisir le régime qu’elles souhaitent se voir appliquer.
A ce jour, il n’existe donc pas de régime de brevet propre à l’UE dans lequel les brevets auraient exactement la même portée sur tout le territoire de l’UE, au grand dam des entreprises pour qui les coûts de traduction et d’enregistrement dans les différents États sont élevés. Depuis 2010, à l’initiative de douze États membres, s’est engagé le chantier de la construction d’un BUE [5].
Le brevet unitaire européen : plus large et moins cher
L’un des arguments de la Commission européenne pour justifier le BUE concerne les coûts : « Pour protéger son invention dans l’ensemble de l’Union, une entreprise doit […] débourser jusqu’à 32 000 euros, contre 1 850 euros en moyenne aux États-Unis » [6]. Ce BUE devrait pouvoir réduire de 80% les coûts et comme l’espère la Commission européenne, créer « un environnement plus propice à l’innovation ». La Commission européenne a donc proposé deux textes qui devront être examinés par le Parlement européen et qui s’appliqueront dans 25 des 27 États membres [7]. La proposition de règlement instituant le BUE [8] suggère une protection identique dans les 25 États par ce brevet, mais ne se substitue pas aux brevets nationaux ou aux brevets déposés dans le cadre de la Convention sur les brevets européens.
La seconde proposition de règlement concerne la traduction des brevets [9] : elle ne rendrait plus obligatoire un certain nombre de traductions et mettrait en place un système de compensation des coûts de traduction dus à cette réforme.
Brevet unitaire : une opportunité pour les agriculteurs ?
Le BUE aura des impacts sur les semences. Alors que les articles 6 et 7 du projet de règlement confèrent au détenteur du BUE des droits quant à l’exploitation du brevet, l’article 8 concerne les limitations de ses effets : les droits du détenteur du brevet ne peuvent pas empêcher d’accomplir certains actes utilisant une invention brevetée, s’il s’agit d’actes accomplis dans le cadre privé ou à des fins non commerciales, ou bien à titre expérimental. Par ailleurs, l’article 8.h) mentionne que les actes couverts par le « privilège de l’agriculteur » tels qu’ils sont énoncés dans l’article 14 du règlement 2100/94 ne sont pas non plus remis en cause par le brevet. Concrètement, bien que le règlement 2100/94 interdise à l’agriculteur de reproduire ses semences de ferme si elles sont issues d’une variété protégée, l’article 14 prévoit qu’un agriculteur puisse garder une partie de sa récolte pour la ressemer l’année suivante, mais uniquement pour 21 espèces [10], et à condition de rémunérer l’obtenteur [11], sauf pour les « petits agriculteurs » [12] qui n’auront rien à payer. Ce droit, qui est devenu un privilège puis une exception au fil du temps, aurait pu être remis en cause par la présence de brevets dans les semences [13], ce qui aurait ainsi empêché les agriculteurs de les ressemer d’une année sur l’autre. Mais l’article 11 de la directive 98/44 autorise les agriculteurs à « utiliser à des fins d’exploitation agricole le produit de [leur] récolte pour reproduction ou multiplication par [eux-mêmes] sur [leur] propre exploitation » dans le cas d’un matériel de reproduction végétal breveté et à condition de se soumettre aux obligations du règlement 2100/94. Cette disposition a été reprise dans leur législation nationale par quelques États membres de l’UE comme la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et même par la Suisse.
A priori, on aurait pu penser que le « privilège de l’agriculteur » repris dans le BUE était positif pour les agriculteurs, ceci leur permettant de ressemer leurs semences. Il n’en est rien, car derrière cette pseudo « liberté », « le couple brevet/COV permet (enfin !) de donner aux obtenteurs de variétés un outil simple, efficace et peu onéreux (le marquage moléculaire de l’information génétique brevetée), de traçabilité de leur propriété intellectuelle dans les champs, les récoltes et les produits qui en sont issus. Ils peuvent ainsi exiger efficacement les royalties sur les semences de ferme des 21 espèces autorisées par le règlement 2100/94 et interdire les autres semences de ferme. Ils pourront aussi s’approprier les récoltes et interdire effectivement les semences de variétés non protégées et contaminées par un gène breveté », affirme Guy Kastler, du Réseau Semences Paysannes. En effet, sur ce dernier point, l’autorisation du détenteur du brevet d’utiliser le matériel de reproduction breveté ne résulte que de « la vente ou une autre forme de commercialisation […] avec son consentement » (art. 11 de la dir. 98/44) de la semence couverte par le brevet. En cas de contamination, l’agriculteur qui n’a pas acheté de semences protégées par un brevet, deviendrait contrefacteur. Mais aucun juge français n’a encore été saisi pour se prononcer sur une telle question.
Les entreprises luttent pour s’approprier le vivant
Derrière tout ceci se cache aussi une lutte sans merci entre entreprises de biotechnologie détentrices de brevets et entreprises de sélection végétale principalement détentrices de COV [14]. La course à l’appropriation du vivant n’est pas terminée puisque les sélectionneurs de variétés végétales ne peuvent pas commercialiser les « nouvelles » variétés qu’ils sélectionnent, sans le consentement du détenteur de brevet, si celles-ci contiennent des éléments brevetés. A moins qu’ils ne les retrouvent et les suppriment, ce qui reste inaccessible pour les paysans, ceux-ci ne possédant pas de laboratoire. Le paysan est alors de facto privé de son droit d’utiliser une variété protégée pour en sélectionner de nouvelles. A l’heure actuelle, certains acteurs, comme l’association des obtenteurs hollandais Plantum, réclament donc un « privilège du sélectionneur » total en droit des brevets, comme celui existant sur le COV. C’est-à-dire qu’ils demandent le droit d’utiliser un végétal dont un des gènes serait breveté pour pratiquer une nouvelle sélection. D’autres acteurs pensent qu’il serait plus efficace d’interdire tout brevet sur les gènes dits natifs (cf. encadré ci-dessous).
Ces évolutions du cadre juridique ne sont que les fruits d’âpres négociations où la société civile n’est pas conviée. En témoigne d’ailleurs le vote en mai dernier d’une résolution au Parlement européen [15] qui, contrairement au cri de victoire de certaines ONG, est loin de lutter contre toute appropriation du vivant. En effet, la résolution s’empresse de souligner que « les droits de propriété intellectuelle sont essentiels pour favoriser la création de nouvelles variétés […], qu’ils constituent une condition […] à la stimulation de la croissance […] pour aider à faire face à la crise économique et à la concurrence mondiale » avant d’inviter l’OEB « à exclure de la brevetabilité les produits dérivés de l’obtention classique et de toutes techniques classiques d’obtention […] » et l’UE à « appliquer, dans sa législation en matière de brevets sur l’obtention de végétaux et d’animaux, une exemption générale en faveur des obtenteurs ». Cette résolution vient délibérément limiter l’étendue du brevet au profit du COV, pour favoriser un terrain d’entente entre les deux types d’entreprises précitées, mais non pour s’opposer à toutes les formes d’appropriation du vivant, ni pour défendre les droits des agriculteurs. Dans le même ordre d’idée, la proposition d’accord intitulée ACTA, relative à la lutte internationale contre la contrefaçon, donnera, si elle est adoptée, la possibilité aux États de mettre en œuvre des moyens concrets pour aider les détenteurs de droits à récupérer leurs royalties. L’évolution générale du cadre est donc avant tout une réponse aux enjeux économiques soutenus par les firmes de brevets contre celles des COV, dont le BUE n’est qu’un pan.
Gène natif : késako ? Il (…)
Gène natif : késako ?
Il est couramment considéré que l’expression « gène natif » renvoie aux gènes présents naturellement au sein d’une espèce, transmis verticalement – d’une génération à l’autre – et non acquis par transfert horizontal artificiel (transgénèse par exemple). Mais, rien ne définit depuis quand le gène doit être présent dans l’espèce. Malgré ce flou, certains acteurs utilisent l’expression pour des revendications importantes. Ainsi, l’Union française des semenciers (UFS), qui s’oppose à la brevetabilité des gènes natifs, considère que cette notion recouvre « toute caractéristique d’une plante donnée, conférée par un ou plusieurs éléments génétiques, qui sont : […] présents naturellement […] et recombinés dans la plante donnée à partir d’un croisement sexué [… ou] obtenus / créés à partir de méthodes traditionnelles de sélection » [16]. La définition donnée par l’UFS est donc très large et risque de ne pas plaire à toutes les entreprises de biotechnologie…
[1] « Quelles Attentes des Obtenteurs sur l’Articulation des Modes de Propriété Intellectuelle ? », UFS, présentation lors du séminaire « Le COV : réflexion et perspectives pour une innovation partagée », SNHF 1er février 2012, @@SPIP_ECHAPPE_LIEN_7@@
[2] Article 53. b. de la convention de Munich
[4] Un procédé d’obtention est à distinguer d’un procédé essentiellement biologique, ce dernier n’étant pas brevetable. cf. Contestation d’un brevet sur le brocoli : un frein dans la course à la privatisation du vivant ?
[7] L’Italie et l’Espagne se sont en effet opposés à cette réforme et ne se verront pas appliquer le régime du brevet unitaire. Cette réforme s’est engagée sur la base de la coopération renforcée qui n’engage que les Etats d’accord avec le projet. Mais les deux pays estiment que les réformes sur les brevets relèvent d’une compétence exclusive de l’Union européenne ne pouvant faire l’objet d’une coopération renforcée. La différence ? Avec la coopération renforcée, si l’Italie et l’Espagne ne sont pas d’accord, le projet pourra avancer sans eux. Si c’est la base juridique retenue par l’Espagne et l’Italie qui doit s’appliquer, dans ce cas les questions sur la traduction doivent être adoptées à l’unanimité. Et c’est sur ces questions de traduction que bloquent les deux pays qui ont déposé un recours devant la CJUE, demandant l’annulation de la coopération renforcée.
[8] Proposition de règlement sur la création d’une protection de brevet unitaire : [9] Proposition de règlement concernant le régime de traduction : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ…
[10] Les 21 espèces sont mentionnées art.14, paragraphe 2°) du règlement 2100/94 : blé, épeautre, pois, lupin, pomme de terre…
[11] Cette question de la rémunération de l’obtenteur se pose dans le cas où la variété végétale est protégée par un Certificat d’obtention végétale. Il existe aussi des variétés non protégées par un droit de propriété, comme les variétés du domaine public qui en théorie ne sont pas soumises au paiement de droits si on les reproduit.
[12] Au sens du règlement 2100/94, un petit agriculteur produit moins de 92 tonnes de céréales, soit environ une surface inférieure à 15 ha.
[13] Une semence peut être soumise à deux titres de propriété intellectuelle différent : un COV sur la variété, et un ou plusieurs brevets sur des gènes ou des procédés d’obtention.
[15] Résolution au Parlement européen sur le brevetage des procédés essentiellement biologiques (2012/2663/RSP)
[16] « Quelles Attentes des Obtenteurs sur l’Articulation des Modes de Propriété Intellectuelle ? », UFS, présentation lors du séminaire « Le COV : réflexion et perspectives pour une innovation partagée », SNHF 1er février 2012, http://www6.inra.fr/ciag/content/do…