Souveraineté alimentaire : un concept révolutionnaire
C’est en 1996, au sommet de l’alimentation de la FAO, que pour la première fois une paysanne de Via Campesina a parlé de Souveraineté Alimentaire. Son message était simple : « Faire entrer l’agriculture dans l’économie de marché est un crime contre l’humanité ». L’avenir lui a malheureusement donné raison.
Lorsque cette paysanne de Via Campesina a parlé de Souveraineté Alimentaire, elle portait alors le cri d’alarme lancé par les paysannes et les paysans du monde déjà victimes des méfaits des accords commerciaux comme l’Alena [1] conclu en 1994. Elle s’opposait frontalement à l’accord de Marrakech de 1995 qui incluait l’agriculture dans la naissante Organisation mondiale du commerce (OMC).
Économie d’échelle et destruction des paysans
À cette époque, les théories sur les avantages comparatifs, les économies d’échelle… ont le vent en poupe : il serait profitable à tous, consommateurs et agriculteurs, de produire ce qui est le plus rentable selon les secteurs géographiques. Gains de productivité et faibles coûts de production sont alors les seuls critères reconnus par les économistes libéraux.
C’est ainsi qu’en France, les politiques agricoles se sont détournées de leur premier objectif de nourrir l’Europe de manière autonome. Elles ont alors subventionné largement la concentration des élevages en Bretagne, la vigne en Gironde, les céréales dans la Beauce, entre autres…
Au niveau mondial, les avantages comparatifs se traduisent aussi par des spécialisations productives par pays : il est alors recommandé par exemple d’acheter du mouton néo-zélandais élevé dans les grands espaces à moindre coût.
Cette répartition couplée à la concentration découle d’une conception industrielle de la production qui défend d’abord les intérêts des multinationales agro-alimentaires puisque privilégiant une approche financière des systèmes de production. Il s’ensuit immédiatement le déclin de l’agriculture paysanne basée sur la polyculture élevage. Les suppressions des collectes de lait ou des petits abattoirs ont de leur côté fini par faire disparaître un grand nombre de petits producteurs.
Défendre la souveraineté alimentaire (voir encadré ci-dessous), c’est aussi défendre l’agroécologie paysanne et ses pratiques agricoles respectueuses et holistiques. La Réforme agraire intégrale, c’est-à-dire qui comprend l’accès à la Terre, à l’eau, aux semences paysannes, au crédit est au cœur des préoccupations. « Accès » étant entendu dans le sens de « droit d’usage », et non pas nécessairement « droit de propriété ».
Pour la Via Campesina, l’utilisation des OGM en agriculture illustre la volonté totalitariste de soumettre la Nature aux exigences du modèle agro-industriel pour lequel cette Nature, les travailleurs et travailleuses, les consommateurs et consommatrices se réduisent à des chiffres, des taux de profit sur des tableaux. L’OMC et les traités de libre échange dans leur ensemble sont des outils utilisés pour imposer des OGM et autres technologies : l’ionisation des aliments, les nanotechnologies, la « Smart Agriculture » ou « agriculture intelligente » (les tracteurs étant des usines ambulantes avec une technologie de pointe, sans conducteur, et les besoins en eau, engrais ou pesticides étant calculés par la technologie et non plus par le savoir paysan). C’est la même idéologie, le même système dirigé par les transnationales qui se sont données pour objectif de dominer le système de production agricole mondial.
Refuser la libre circulation des marchandises
Défendre la souveraineté alimentaire c’est aussi refuser la libre circulation des marchandises. La Via Campesina prône par contre la libre circulation des personnes. Encore une fois nous sommes à l’opposé des pratiques actuelles.
Cette revendication est un outil de politique agricole peu coûteux, à effet immédiat. Taxer les importations, c’est empêcher le dumping et donc éviter la destruction des agricultures paysannes. Mettre sur le marché des denrées qui ont été subventionnées et sont donc vendues en dessous du coût de production est scandaleux et absurde. Nous imposer des aliments contaminés par les pesticides est une atteinte à notre santé. Accepter d’importer des fruits, des légumes produits, cueillis par des esclaves modernes ou issus de territoires occupés palestiniens ou sahraouis est inadmissible. C’est ce protectionnisme que nous défendons, celui de la solidarité internationale.
Au nom de l’accès généralisé à une alimentation dite bon marché, le système capitaliste et libéral prétend être le seul à même de nourrir les populations et faire face à la croissance démographique. Mais, dans les faits, il empoisonne et affame. Les politiques d’ajustements structurels (mises en place pour rembourser l’illégitime Dette) obligent les paysan·nes à abandonner les productions vivrières au profit des agricultures dites de rente, d’exportation ; l’accaparement des terres expulse les paysan·nes au profit des productions d’agro-carburants ; et les conflits armés se généralisent, notamment en vue de favoriser l’appropriation des richesses minières. Ces attitudes sont responsables des problèmes dramatiques de malnutrition et de famine dont les paysan·nes sont les premières victimes.
Défendre la Souveraineté alimentaire, c’est donner à tous et toutes l’accès à une alimentation saine et équitable. C’est donner aux paysan·nes la place centrale qu’ils et elles méritent, celle de pouvoir nourrir.
Des forums citoyens pour promouvoir la souveraineté alimentaire
Le monde paysan réagit
C’est contre cette vision mondialisée de l’économie que Via Campesina s’est massivement rassemblée et que le combat pour le droit de Souveraineté Alimentaire s’est imposé comme un fer de lance.
Les mobilisations lors des conférences ministérielles de l’OMC ont été massives et ont donné lieu à de sévères affrontements : Seattle, Cancun, Hong Kong… jusqu’au plus terrible : le 10 septembre 2003 à Cancun, Lee Kyung Hae du KPL (organisation paysanne de Corée du Sud membre de Via Campesina) s’est suicidé. Il portait un panonceau sur lequel était inscrit : « L’OMC tue les paysans ».
Les Forums sociaux ont été une tribune majeure pour expliquer notre lutte et son importance pour les populations paysannes mais aussi pour les peuples en général. Nous étions très remontés contre le TINA (There Is No Alternative – Aucune alternative n’existe) brandi par les promoteurs de la mondialisation libérale car nous, nous en avions déjà une, alternative, et elle avait un nom : la Souveraineté Alimentaire.
L’écho altermondialiste a été immédiat, même si le terme « souveraineté » s’est trouvé critiqué, mal compris, remis en question. La définition de la Via Campesina est celle-ci : « La souveraineté alimentaire désigne le DROIT des populations, de leurs pays ou Unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers (soutien financier à l’exportation des produits agricoles pour les vendre au-dessous du coût de production) ».
Pour Via Campesina, c’est bien le sens premier de souveraineté qui est retenu : celui du pouvoir des peuples à décider pour eux-mêmes et ne pas être soumis aux obligations de l’OMC, comme par exemple, l’imposition de normes de sécurité sanitaire contraires aux nôtres, comme l’utilisation du chlore ou l’impossibilité de refuser l’importation des produits issus d’OGM.
Un sens très politique
Il s’agit de défendre le droit de produire une alimentation de qualité respectueuse de la Nature, des animaux et des humains et d’avoir accès à cette production. L’agriculture n’a pas qu’une fonction productive, elle a aussi une multi-fonctionnalité environnementale et sociale qui doit être prise en compte. Pour continuer collectivement sur la lancée des années 90, un forum pour la souveraineté alimentaire a été organisé en 2007 au Mali. Il s’est tenu dans la commune de Sélingué, dans un petit village qui a été construit pour l’occasion et qui porte le nom de Nyéléni.
C’est un grand moment de réflexion, qui a permis aux 500 représentants de plus de 80 pays, d’organisations de paysans, de pêcheurs traditionnels, de peuples autochtones, de peuples sans terre, de travailleurs ruraux, de migrants, d’éleveurs nomades, de communautés habitant les forêts, de femmes, de jeunes, de consommateurs, de mouvements écologistes et urbains… de faire un travail commun de précision et de compréhension.
Beaucoup d’écrits sont aujourd’hui consultables. Nyéléni Europe s’est tenu en Autriche en 2011, et en Roumanie en 2016, avec ce même objectif d’harmoniser et de concrétiser cette détermination altermondialiste pour l’agriculture et l’alimentation.
Les rapporteurs spéciaux (Jean Ziegler puis Olivier de Schutter) pour le droit à l’alimentation du conseil des droits de l’homme à l’ONU ont par la suite appuyé et étayé les travaux de Via Campesina dans leurs rapports.
[1] Accord de libre échange nord-américain entre les États-Unis, le Canada et le Mexique