OGM : un débat sans fin sur le vivant et la rationalité
Un OGM est un être vivant pensé par une intelligence humaine en déconnexion avec son environnement, les pratiques agronomiques et la culture d’un territoire. Il est pensé en oubliant les relations complexes entre les êtres vivants, qui assurent une adaptation continue des uns envers les autres. Cette pensée du vivant est simpliste. C’est elle qui auparavant fut à l’origine des variétés modernes stables et homogènes (DHS), qui conduisent nos systèmes alimentaires dans une impasse sanitaire et économique, et à une perte de la diversité de nos cultures. Cette pensée, au final, plonge notre humanité dans un matérialisme morbide.
L’agriculture représente une diversité d’activités techniques et culturelles fortement influencées par l’environnement où elles prennent place. Dans son histoire, le choix des plantes cultivées et la mise œuvre de leur sélection reflètent ainsi toutes les dimensions biologiques, agronomiques, socio-économiques et culturelles du système alimentaire auquel elles participent. Je propose donc une vision pluridisciplinaire, ou plutôt transdisciplinaire, intégrant de la génétique, de l’agronomie, de l’histoire, de l’épistémologie et des sciences de l’agriculture biologique pour apporter une réflexion sur la nature d’un OGM.
Depuis le début de l’agriculture et de la domestication des plantes, les pratiques ont modelé les plantes et vice-versa, créant la diversité des civilisations. La question est finalement : quelle civilisation représente la plante dite OGM ? Et question corollaire : quelle civilisation alternative et émergente s’y oppose [1] ? Les débats s’éternisent entre pro et contre, depuis leur apparition, avec la constitution des mouvements anti-OGM, à la fin des années 90. Ces débats seront sans fin puisque les protagonistes ne parlent pas le même langage, ne discutent pas du même objet et sont dans des rationalités différentes.
Débats sur le référentiel qui définit le vivant
Sans le savoir ni en prendre conscience, les débatteurs des plantes OGM, et toutes autres modifications biologiques en laboratoire, s’opposent en arrière-plan sur deux concepts essentiels : le vivant et la rationalité. Ces deux notions sont dépendantes l’une de l’autre. La manière d’en parler reflète le fond culturel et spirituel du débatteur, de son regard sur le monde et de sa façon de le comprendre.
Quand on lit, à propos de débats tels qu’ils ont lieu depuis plus de 25 ans sur les OGM, « […] certains participants à ces dialogues ne sont pas prêts à renoncer à leurs affirmations d’origine, même si la science normale démontre qu’elles sont erronées, parce que leur conviction est en réalité ancrée sur d’autres points, économiques, sociaux voire moraux pour lesquels le compromis n’est pas envisagé », on imagine que cela va durer encore longtemps [2]. Le plus énigmatique dans cette phrase est l’adjectif « normale » pour qualifier la science biologique qui crée et évalue ces plantes. Comment est-il possible de s’attribuer « la normalité » pour une science qui a restreint son champ de pensée au niveau matériel et aux seules informations que ses instruments sont capables de mesurer ? Notons que l’article de Sylvestre Huet, précédemment cité, a été primé en 2019 par l’Académie d’Agriculture, qui fait l’éloge de la rationalité [3].
N’est-ce pas plutôt pécher par ignorance ? Comment ne pas reconnaître l’existence de tant de civilisations qui ont été construites avec d’autres savoirs tout aussi rationnels mais dépassant la connaissance de la seule nature matérielle et biochimique du vivant ? Replacer chaque savoir dans un contexte culturel déconstruit le mythe du progrès scientifique qui s’arroge la prétention de pratiquer la « science normale ». Michèle dell’Angelo-Sauvage résume très bien les différentes approches de la vie et du vivant et conclut que « [p]ourtant deux façons de penser le vivant perdurent, une vision réductionniste dans laquelle tout ce qui existe ne serait composé que de parties, d’éléments « simples » et une vision holistique ou globaliste affirmant l’existence de systèmes sans lesquels nous ne pouvons pas comprendre les parties » [4]. En se plaçant dans une vision holistique, il est facile de réaliser à quel point le réductionniste est amnésique et aveugle tant la planète est confrontée à de multiples défis, tous créés par la puissance technique des humains dont les pratiques sont l’application de connaissances scientifiques rationnelles et démontrées statistiquement ! Comment oser prétendre qu’avec davantage de progrès technique, la situation peut s’améliorer ?
Des limites pourtant perceptibles par la science « normale »
L’artificialisation des semences, avec la conception de variétés stables et homogènes, a suivi de près l’introduction des intrants chimiques. Elles aussi sont devenues un intrant industriel comme un autre pour une transformation globale des itinéraires techniques [5]. Que sont les OGM (et toutes plantes atteintes dans leur intégrité par les biotechnologies), si ce ne sont des produits issus de la suite logique et rationnelle de l’industrialisation du monde semencier ? La variété moderne est apparue avec la création du métier de sélectionneur, qui a dépossédé les paysans de leur bien le plus précieux, leurs semences. En retirant les semences de leur environnement naturel et en niant les savoirs paysans qui leur étaient associés, les plantes cultivées ont perdu leur capacité de co-évolution avec leur environnement physique et culturel.
Avec les outils d’investigation des sciences du vivant, on peut mesurer, d’une part, que les environnements génétiques et physiques homogènes des agroécosystèmes dominants et industriels ont créé un environnement sélectif très différent de celui des écosystèmes naturels, que ce soit pour les cultures [6] ou les micro-organismes [7] ; et que de nouveaux agents pathogènes spécialisés dans des milieux artificialisés évoluent plus rapidement et sont plus virulents que leurs ancêtres « sauvages ».
D’autre part, la vision simpliste de l’information génétique portée par la molécule d’ADN et pilotant les organismes vivants est largement dépassée par les apports de l’épigénétique et de la microbiologie. Le concept d’holobionte, décrivant un organisme animal ou végétal comme un collectif associant des micro-organismes, élargit le génome de l’individu à un hologénome, qui participe également à son adaptation et à son évolution. Car de nouvelles fonctions biologiques peuvent largement passer par le microbiome, le génome des micro-organismes hébergés par l’organisme supérieur [8]. L’hérédité devient un complexe d’information porté par le support génétique, épigénétique et microbiologique modulant finement les processus d’adaptation et justifiant totalement l’intérêt des semences paysannes, qui transmettent les trois formes d’information d’une génération à l’autre, puisque la sélection et la production de semences restent sur la ferme. La sélection moderne et la semence industrielle ne peuvent travailler que sur le compartiment génétique, même si elles prétendent maintenant s’intéresser aux micro-organismes pour éviter les intrants chimiques. Il faut donc s’attendre au pire en matière de déséquilibre des environnements quand on vend un kit de semence associée à des micro-organismes modifiés eux aussi pour corriger les erreurs agronomiques précédentes [9]. Ainsi, les mêmes connaissances scientifiques peuvent éclairer sur la pertinence des pratiques bio ou accélérer la logique de modifications du vivant.
Quand le bricolage du vivant est analysé sur l’ensemble de la physiologie de la plante, il apparaît de nombreux effets plus ou moins intentionnels des techniques OGM. La liste des perturbations possibles est longue [10]. Même pour des techniques largement répandues dans les variétés cultivées à la fois en agriculture conventionnelle et bio, comme la fusion de protoplastes pour induire des stérilités mâles facilitant la multiplication des hybrides F1, des protéines de stress constitutivement exprimées par les plantes ont pu être détectées, indiquant une situation biologique « inconfortable » pour la plante devant fonctionner avec un cytoplasme étranger [11]. On se préoccupe du bien-être animal mais pas de celui des plantes !
Conclusion : encore beaucoup à faire pour sortir de l’acculturation technologique
Tout espoir est permis avec les paysans qui, partout dans le monde, se réapproprient leurs semences et recréent leurs savoirs, et avec des jeunes qui témoignent de bon sens même après le formatage de longues études. Des jeunes diplômés d’AgroParisTech ont refusé publiquement, en 2022, des « jobs destructeurs » en dénonçant, entre autres, une « agro-industrie [qui] mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur Terre » [12]. Dans le même temps, ils ont fustigé la politisation de la science et de l’innovation, qui selon eux n’auraient comme seul but que de sauver le capitalisme. En effet, les chercheurs travaillent majoritairement sur projets avec des échéances à court-terme et des appels à proposition définis par la conjoncture économique et politique. Cette recherche ne remet pas en cause le système économique, et ne permet que son verdissement à la marge avec un dévoiement des concepts. Que veut dire une « agroécologie » supportée par le numérique et les nouvelles biotechnologies ?
Le marché brouille toujours les cartes. Combien de producteurs bio n’ont pas réalisé qu’il était incohérent de créer un agrosystème bio avec des semences modernes ? Le marché impose ses normes industrielles. Mais les normes DHS et autres variétés mutées entraînent heureusement une prise de conscience planétaire qui déborde du cercle des passionnés de la diversité cultivée dans les champs et dans les assiettes : celle d’un vivant non réductible à ses parties qu’il est important de sauvegarder dans son intégrité.