Les systèmes semenciers paysans, à l’aune d’une alternative
L’autonomie des systèmes semenciers paysans est un élément fondateur du tournant agroécologique. Guy Kastler et Antonio Onorati, membres de La Via Campesina, montrent au travers d’exemples l’importance des semences paysannes dans ce mouvement.
Les systèmes de semences paysannes ne sont pas une vague aspiration des « conservateurs » de variétés locales. Ni des organisations de producteurs à la recherche de niches économiques dans lesquelles sont vendus des produits agricoles sous couvert d’un marketing luxueux et sophistiqué. Il s’agit d’une réalité dynamique, en constante « innovation ». Les données le confirment.
Semences paysannes : des systèmes vivants et efficaces
Les systèmes de semences paysannes, malgré les attaques qu’ils subissent de la part de l’industrie semencière et des politiques publiques, restent vivants et capables de fonctionner efficacement. Dans de nombreux pays, de tels systèmes sont « illégaux ». Ils pèsent néanmoins sur l’économie agricole, même si on leur demande de constamment démontrer cette réalité. Nous fournissons ici des données et des appréciations sur l’efficacité en termes de sécurité et de souveraineté alimentaire de tels systèmes.
L’industrie semencière distingue les semences « illégales » (semences paysannes) des « légales » (semences certifiées). On peut fournir une estimation du poids respectif des deux systèmes semenciers dans la production agricole des pays. Il faut pour cela mettre en évidence la contrepartie des semences « illégales », c’est-à-dire le degré d’utilisation des semences « légales ». Nous présentons également ici des données d’enquêtes de sondage, dont beaucoup s’inscrivent dans le cadre de travaux académiques. Il s’agit évidemment de données partielles, mais qui concernent les cultures les plus répandues, comme les céréales, et c’est précisément ce qui leur donne de l’importance. Ces cultures sont, en effet, les plus pertinentes économiquement, et sont celles pour lesquelles l’industrie semencière concentre ses efforts pour imposer son système de semences certifiées.
Les semences certifiées n’ont pas toujours la cote
D’un territoire à l’autre, on constate que l’usage des semences certifiées « légales » n’est pas forcément majoritaire. Elles sont parfois bien moins utilisées que les semences paysannes « illégales ».
En 2020, l’utilisation en Afrique des semences certifiées pour l’horticulture représente 1,1 % au Mali, 1,4 % au Mozambique, 2,1 % au Sénégal, 4,9 % en Côte d’Ivoire, 11,7 % au Nigeria et 14,3 % en Éthiopie. Avec 31,2 %, c’est le Kenya qui utilise le plus les semences certifiées [1]. Plus généralement, selon les différentes déclarations des semenciers, en moyenne, moins de 20 % des terres cultivées en Afrique sont ensemencées avec des variétés certifiées.
En Europe, selon un rapport d’Euroseeds daté du 19 novembre 2020, il apparaît que, pour le maïs grain, les semences certifiées représentent 54 % des terres cultivées et 46 % pour le maïs ensilage [2]. Quant au blé destiné aux semis d’hiver, les semences certifiées représentent 60 %, et seulement 0,5 % sont des semences hybrides. Pour l’ensemble des données présentées, le rapport précise cependant que, d’après les réponses des agriculteurs, la réalité est nettement inférieure. Autrement dit, l’utilisation de semences certifiées serait en deçà de ces chiffres.
Le Kazakhstan est un exportateur de blé majeur en Asie centrale. L’agriculture y est l’un des principaux moteurs économiques [3]. Une équipe internationale a utilisé des données d’enquêtes menées sur les ménages de la région septentrionale de ce pays entre avril et juin 2019 [4]. Plus de 74 % de cette zone est adaptée à la production agricole. Elle garantit 80 % de la production de blé du pays. Bien que plusieurs variétés de blé certifiées y ont été diffusées par la station d’expérimentation Red Fall depuis 2000, l’adoption des variétés certifiées dans l’ensemble de l’expérimentation ne dépasse pas 40 % d’adoption en moyenne. En d’autres termes, dans la zone de culture de blé la mieux située écologiquement du pays, au moins 60 % des agriculteurs continueront à utiliser leurs propres semences parce qu’ils « les jugent plus rentables ». Ces résultats sont d’autant plus probants que l’étude précise que le processus « se déroule dans le strict respect des lignes directrices et seuls les producteurs formellement inscrits dans le registre des semences peuvent y participer ». Il s’agit donc de ceux qui sont a priori enclin à adopter des variétés certifiées.
Les semences paysannes : qualité, adaptabilité et rentabilité
Plusieurs travaux de recherches rapportent que, dans le monde, les semences paysannes ne sont pas toujours perçues comme de qualité inférieure aux variétés certifiées. C’est ce que montre une étude asiatique concernant le blé. Des agriculteurs bangladais ont sélectionné des variétés de blé certifiées qui présentaient un avantage théorique de rendement d’au moins 10 % par rapport aux variétés paysannes [5]. L’étude souligne que « l’absence de différences de rendement détectables entre les variétés certifiées et les variétés traditionnelles était considérée comme le principal facteur déterminant de la non-adoption [par les agriculteurs] des variétés améliorées ».
En Afrique de l’Ouest, l’industrie de la tomate contribue de manière significative à l’état nutritionnel et aux moyens de subsistance des agriculteurs. Une étude menée par le chercheur ghanéen Adinan Shafiwu conclue : « malgré des investissements importants dans le secteur de la tomate par les gouvernements successifs grâce à l’établissement d’un certain nombre d’usines de transformation de la tomate, les variétés certifiées qui devraient garantir la qualité et la quantité de tomates nécessaires à la transformation commerciale ne sont pas cultivées, les agriculteurs préférant cultiver des variétés locales » [6]. Cette étude, consacrée initialement à prouver la qualité supérieure des variétés certifiées, montre finalement la persistance des agriculteurs à utiliser leurs variétés paysannes, qu’ils considèrent comme supérieures, y compris pour la transformation industrielle.
Un rapport sur l’utilisation des semences paysannes en Amérique latine a été publié, en novembre 2019, par l’ONG Swissaid (Fondation suisse pour la coopération au développement) [7]. Il souligne l’importance du rôle des banques communautaires de semences paysannes dans des pays comme le Nicaragua et la Colombie. Celles-ci travaillent avec des variétés locales à pollinisation ouverte (dont les graines peuvent être utilisées pour le réensemencement) et permettent ainsi une agriculture écologique adaptée au changement climatique. Le rapport ajoute : « les semences hybrides ou génétiquement modifiées ne sont pas acceptées dans les banques de semences communautaires. La plupart des paysans colombiens et nicaraguayens ont toujours eu de mauvaises expériences avec les semences industrielles certifiées (par exemple mauvaise capacité germinative). Bien que celles-ci soient souvent distribuées gratuitement par le biais de programmes d’incitation gouvernementaux, elles sont généralement inadaptées aux conditions environnementales locales ».
Au Mexique, l’utilisation de semences de maïs certifiées est inférieure à 60 % de la superficie ensemencée, et il en va de même pour les haricots. En effet, selon le site de l’organisation Oleaginosas : « Deux des cultures les plus importantes dans le régime alimentaire mexicain [le maïs et les haricots] ont un faible taux d’adoption de semences améliorées certifiées » [8]. Outre la bonne qualité des semences paysannes, ceci peut s’expliquer par le fait que les peuples autochtones, très importants dans le tissu social et agricole mexicain, sont historiquement adeptes de telles semences et restent méfiants à l’égard de variétés certifiées, standardisées.
D’après un sondage de 2016 sur l’industrie de la semence en France, premier producteur de blé de l’Union européenne, « la moitié des surfaces [sont cultivées] en semences certifiées » [9]. L’autre moitié est donc cultivée avec des semences issues de l’autonomie des agriculteurs, des semences de ferme (c’est-à-dire des semences certifiées reproduites à la ferme) ou des semences paysannes.
En somme, diverses données témoignant d’exemples de cultures très importantes sur le plan alimentaire ou économique confirment non seulement la résistance à l’adoption de variétés certifiées, mais aussi la capacité des semences paysannes à dominer des secteurs importants de l’économie agricole d’un pays. Cela prouve aussi l’existence d’une raison économique à l’utilisation de semences issues du système paysan.