n°172 - juillet / septembre 2023

Les droits de propriété intellectuelle entravent la biodiversité

Par Inf'ogm

Publié le 04/07/2023

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Brevet et certificat d’obtention végétale (COV) sont deux droits de propriété intellectuelle. Tout deux impactent fortement à la fois la biodiversité cultivée et sauvage.

Certains droits de propriété intellectuelle (DPI) touchent la biodiversité cultivée, l’agriculture, mais aussi la biodiversité sauvage, qui fournit des ressources génétiques [1] telles que la stévia ou le margousier [2]. Il s’agit du brevet ainsi que, pour les cultures végétales, du certificat d’obtention végétale (COV). Ce dernier est lié à un autre outil, distinct des DPI, le catalogue officiel des variétés [3].

Des cadres législatifs avec une logique propre

En Europe, les brevets sont octroyés par l’Office européen des brevets (OEB). La brevetabilité des inventions biotechnologiques, dont les plantes et les animaux, est définie par la règle 27 de la Convention sur le brevet européen. Est notamment brevetable « une matière biologique isolée de son environnement naturel ou produite à l’aide d’un procédé technique, même lorsqu’elle préexistait à l’état naturel ». Par exemple, les directives de l’OEB indiquent qu’« un gène dont on découvre qu’il existe à l’état naturel, peut être brevetable si l’on révèle un effet technique, par exemple son utilisation dans la fabrication d’un certain polypeptide ou dans la thérapie génique ». La décision G 3/19 de la Grande Chambre de recours de l’OEB de mai 2020 a néanmoins exclu de la brevetabilité les procédés « essentiellement biologiques » – par exemple s’ils consistent intégralement en des phénomènes naturels tels que le croisement ou la sélection – et des produits obtenus par de tels procédés [4]. Même si ceci reste quelque peu théorique [5].

Une plante peut, par ailleurs, être protégée en tant que variété par un COV sous réserve de respecter les critères de distinction, d’homogénéité et de stabilité (DHS) examinés par des organismes habilités. Alors que le brevet porte sur un caractère lié au génotype de la plante, donc des caractéristiques génétiques, le COV portait jusqu’à présent sur un ensemble de caractères phénotypiques, c’est-à-dire l’aspect extérieur et le comportement mesurable de la plante entière. Brevet et COV sont donc différents et cumulatifs [6]. Cependant, il est probable que les critères du COV soient bientôt appelés à intégrer ou à remplacer la description d’un ensemble de caractères phénotypiques par une description d’un ensemble de caractères génétiques. A l’aide de marqueurs moléculaires, les obtenteurs pourraient en effet mieux tracer les variétés protégées et renforcer le contrôle des paysans par les semenciers.

Les catalogues officiels des variétés imposent les mêmes critères DHS que le COV, ce qui assure un monopole de fait aux variétés pouvant être protégées par un COV. Cette « norme » DHS ne concerne que les variétés industrielles et reste incompatible avec les semences paysannes, qui sont par nature diversifiées et variables. Un règlement européen [7], entré en vigueur le 1er janvier 2022, a créé la notion de matériel hétérogène biologique (MHB) pour autoriser la commercialisation de semences moins homogènes [8].

Les DPI portent atteinte à la biodiversité…

Le catalogue officiel des variétés, les COV et les brevets impactent la biodiversité. Les brevets obtenus sur des produits créés par certaines nouvelles techniques de modifications génétiques aggravent cet impact. Une étude de la société de consulting ICF de 2021 [9], commandée par la Commission européenne, conclut : « Leur développement a un impact probable sur la biodiversité végétale […]. Paradoxalement, l’intensification de l’activité de sélection végétale peut réduire la biodiversité, et donc la résilience. La diversité génétique des plantes est menacée par la perte des variétés locales [qui se sont adaptées au fil du temps à leur environnement écologique et cultural] et la domination de variétés modernes génétiquement uniformes dans de nombreux systèmes de production agricole ».

Le catalogue restreint la biodiversité en interdisant la commercialisation et, dans de nombreux pays, l’échange de semences paysannes non homogènes ni stables. Le système de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (Upov) restreint, lui aussi, la biodiversité [10]. Imposé à des États par le biais d’accord bilatéraux, il interdit aux paysans de conserver, échanger ou modifier les semences des variétés protégées alors qu’ils en sont historiquement à l’origine. De plus, rien n’empêche un obtenteur d’homogénéiser et de stabiliser des populations de semences paysannes pour ensuite se les approprier via un COV. La prééminence d’un tel modèle de développement agricole, limité pour le moment à 78 pays (sur 198), aboutirait inéluctablement à un appauvrissement de la diversité génétique cultivée et fragiliserait la sécurité alimentaire mondiale.

Les grandes firmes agro-industrielles disposent aujourd’hui de portefeuilles de brevets de grande ampleur [11]. Ils peuvent couvrir des traits exprimés par des variétés végétales issues de procédés conventionnels de croisement-sélection, des traits natifs d’espèces végétales présentes dans la nature, ou encore dans plusieurs variétés différentes. L’appropriation de ces caractéristiques peut contraindre le développement de la biodiversité cultivée, particulièrement celle produisant des aliments [12].

…et pénalisent ses protecteurs

La « biopiraterie » est l’utilisation abusive, surtout par les entreprises des pays « du Nord » (Europe, Amérique du Nord, Japon, Australie, Nouvelle Zélande et Chine), de la biodiversité et des savoirs traditionnels autochtones associés. Elle peut aujourd’hui se passer de l’accès aux ressources génétiques physiques « du Sud » et exploiter directement l’importante quantité d’informations de séquences numérisées (ou DSI pour Digital sequence information) disponibles et générées à partir de telles ressources. Il est généralement admis que ce terme englobe les données sur les séquences d’acides nucléiques, mais aussi d’autres types de données dérivées de ressources génétiques dématérialisées ou liées à celles-ci, y compris, par exemple, les données sur les séquences de protéines. Les moyens informatiques de l’industrie lui permettent de déposer des demandes de brevets sur cette base d’informations dématérialisées et passer d’un modèle d’inventions faites in vitro à celui d’inventions faites in silico. Interrogé par Inf’OGM en septembre 2022, l’OEB affirme que « l’utilisation des DSI n’a pas d’influence sur le brevet, et qu’on ne peut aller contre la délivrance de brevets pour un tel motif ». L’OEB dit se baser sur la Directive européenne 98/44 qui contient un considérant sur l’origine des ressources et l’obligation d’en déclarer l’origine. Obligation allègrement contournée par les pays « du Nord », qui prétendent qu’une DSI n’est pas une ressource génétique, mais un produit de la recherche, ce qui rend totalement vaines les quelques « bases de données de connaissances traditionnelles » destinées à « identifier l’origine des plantes ou des substances » [13] .

Cette question des DSI annulerait de facto l’obligation de consentement préalable [14] et mettrait à l’épreuve le mécanisme multilatéral de partage des avantages (Protocole de Nagoya) avec une vague promesse de création d’un fonds mondial découlant de l’utilisation de ces DSI, tel que décidé en décembre 2022 à la COP15 biodiversité [15]. Mais cette compensation financière empêchera-t-elle, sur le long terme, un possible siphonnage des ressources génétiques du « Sud » par le « Nord » et l’octroi de brevets interdisant aux détenteurs originels de telles ressources de continuer à les utiliser ?

Les brevets peuvent aussi brider la biodiversité cultivée. Un seul gène ou séquence mutée peut limiter l’accès à l’ensemble de la biodiversité comprenant l’élément breveté. Alors que le système de COV européen autorise l’utilisation de la variété protégée pour en sélectionner une autre et interdit de ressemer le grain issu de la récolte (ou, pour 34 espèces, impose le paiement de royalties pour le ressemer), le système brevets reste totalement excluant. Les sélectionneurs qui auraient besoin d’utiliser une variété portant un élément breveté pour créer de nouvelles variétés en seraient empêchés sans l’autorisation du titulaire du brevet. De plus, si une variété n’est généralement protégée que par un seul droit d’obtenteur, elle peut l’être par plusieurs brevets. À noter que, dans l’Union européenne, une variété en tant que telle ne peut être brevetée. Par contre, ses gènes peuvent l’être, d’où la possibilité de retrouver plusieurs brevets dans une variété.

Ces instruments d’appropriation de la biodiversité agissent à différentes échelles du vivant : de l’organisme, végétal ou animal [16], jusqu’aux séquences nucléotidiques qui constituent son génome, en passant par les cellules. Les responsables politiques et institutionnels ont-ils réellement conscience que cette privatisation « en entonnoir » est également réductrice de biodiversité ?

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