Le séquençage, au service de l’humanité ou de la marchandisation du vivant ?
Sauver le monde des pandémies, de la faim, trouver de nouveaux traitements aux maladies héréditaires, s’adapter au changement climatique… : le séquençage du vivant est porteur de toutes les promesses. Pourtant, les conditions d’utilisation des séquences obtenues restent encore à établir. Quelles procédures d’accès ? Quelle protection des usages actuels de la biodiversité et des connaissances dites « traditionnelles » associées ? Quels partages des avantages tirés de l’exploitation de la biodiversité ?
Depuis novembre 2018, le Earth BioGenome Project veut séquencer et numériser les génomes de tous les êtres vivants connus sur Terre d’ici à 2028 [1]. Protéger la biodiversité est une des revendications : « la création d’une bibliothèque de séquences d’ADN de toute la vie eucaryote connue peut apporter des données essentielles nécessaires à la création d’outils efficaces pour prévenir la perte de biodiversité et la propagation des agents pathogènes, surveiller et protéger les écosystèmes, et améliorer les services écosystémiques » [2]. Qu’il s’agisse aussi de « ralentir ou inverser le vieillissement, […] générer de nouvelles approches pour nourrir le monde » ou « développer de nouveaux traitements pour les maladies infectieuses ou héréditaires », tout passerait par le séquençage et l’enregistrement des données numériques de ces séquences afin de les rendre librement accessibles aux chercheurs et aux industriels pour lesquels ils travaillent. Mais avant que la numérisation réalise ses vastes ambitions, restent à résoudre quelques détails : quid du contournement des règles actuelles d’accès à la biodiversité ? Quid de son appropriation par des structures privées ?
La recherche, argument royal d’un libre accès
En mars 2022, un groupe de travail de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) recommandait : « une solution pour un partage juste et équitable des avantages liés à l’information sur les séquences numériques (DSI) des ressources génétiques devrait […] ne pas entraver la recherche et l’innovation [et] être compatible avec le libre accès aux données ». Nombreux sont les pays qui ont appuyé cette demande, qu’ils soient en faveur, mitigés ou opposés aux obligations de partage des avantages découlant de l’utilisation de ces DSI [3].
En 2021 par exemple [4], l’Union européenne (UE) expliquait que « toute solution potentielle sur les DSI devrait préserver un libre-accès aux DSI dans les bases de données », rappelant subtilement qu’elles ont été « promues et maintenues par des financements publics considérables ». Pour les États-Unis, pays non partie à la CDB se définissant comme « principal fournisseur et utilisateur des ressources génétiques mais aussi des données de séquençage », le libre accès aux DSI contenues dans les bases publiques est fondamental. À défaut, ce pays met en garde « sur les approches qui limiteraient le flux d’informations qui pourrait créer des difficultés pour la coopération scientifique […] et menacer éventuellement la génération et le partage des avantages ».
Un libre-accès aux données fermées par des brevets ?
Le paradoxe de la revendication d’un libre accès aux DSI est double. Le premier est qu’il ne concerne que les DSI enregistrées dans des bases de données publiques, pas les bases de données privées. Le second tient à l’outil juridique qu’est le brevet. Ce dernier peut aujourd’hui être obtenu pour un procédé, un produit ou une « information » génétique. En effet, les séquences génétiques matérielles ou sous forme numérique sont brevetables. Une fois obtenu, un brevet couvre la ou les informations ou séquences génétiques revendiquées ainsi que tout organisme les contenant et exprimant leur fonction revendiquée. Or, les brevets ne comportent aucune obligation de libre-accès à l’objet breveté pour la recherche, au contraire. Dès lors, des organismes contenant les séquences génétiques numérisées dans des bases de données publiques pourraient bien in fine être couverts par ces brevets, via l’utilisation d’une nouvelle technique de modification génétique par exemple. Des nouvelles techniques pour lesquelles leurs promoteurs ne cessent d’ailleurs de répéter que la séquence génétique modifiée obtenue peut être similaire à une séquence génétique naturelle…
Avec l’UE, le paradoxe entre libre-accès aux DSI et brevetabilité des séquences et des informations génétiques est flagrant. Son droit des brevets est ancré sur un argumentaire de soutien à la recherche et à l’innovation. Lors de l’adoption, en 1998, de la législation sur la protection juridique des inventions biotechnologiques [5], le législateur européen défendait que « la protection des inventions biotechnologiques revêtira certainement une importance essentielle pour le développement industriel de la Communauté ». Il prévoyait également l’extension de « la protection conférée par un brevet à un produit contenant une information génétique ou consistant en une information génétique à toute matière […] dans laquelle le produit est incorporé et dans laquelle l’information génétique est contenue et exerce sa fonction ». Cette protection était d’autant plus justifiée à ses yeux que, « dans le domaine du génie génétique, la recherche et le développement exigent une somme considérable d’investissements à haut risque que seule une protection juridique adéquate peut permettre de rentabiliser » comme la rappelé l’UE pour défendre le libre accès aux DSI.
La dimension économique des positions défendues se lit assez clairement dans la législation européenne sur les brevets. Le projet Earth BioGenome lui-même affirme que « dans les génomes se trouvent des secrets qui […] pourraient conduire à des approches radicalement nouvelles pour limiter les effets du changement climatique sur la biodiversité, améliorer l’agriculture, […] sauver des espèces, réparer des écosystèmes »… mais également, sinon surtout, « construire une bioéconomie globale durable » ! Alors que les coûts du séquençage sont socialisés via la recherche publique et que des pays essayent d’assurer un accès gratuit au matériel de base sans lequel cette bioéconomie ne pourra se développer, les brevets, eux, participent à en privatiser non seulement les bénéfices, mais aussi l’accès et l’utilisation.
[1] , « Séquencer le génome de l’ensemble des êtres vivants sur Terre », Inf’OGM, 27 août 2019
[2] The Earth BioGenome Project 2020 : Starting the clock, Harris A. Lewin, Stephen Richards, Erez Lieberman and Guojie Zhang, January 18, 2022, PNAS Vol.119 (4).
[3] , « Les États se mobilisent fortement sur la numérisation du vivant », Inf’OGM, 19 mai 2022
[4] Pour lire directement les interventions, voir : CBD/WG2020/3/7, Report of the Open-ended Working Group on the Post-2020 Global Biodiversity Framework on its third meeting (part II).
[5] Directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques.