Le législateur rend l’Union européenne aveugle
La législation ambitieuse sur les OGM adoptée en 1990 dans l’Union européenne est progressivement détricotée. Plusieurs décisions ont été prises à une époque où le dossier OGM était le dossier transgénique. Mais elles s’appliqueront bel et bien aux nouveaux OGM. Le monde politique a montré sa capacité à entendre et mettre en œuvre les arguments techniques erronés des entreprises.
Les entreprises argumentent faire à l’identique ce que la Nature peut produire. Pour des raisons techniques, cette affirmation est très relative comme nous l’avons vu [1]. Mais le législateur européen est allé dans ce sens erroné. Un paradoxe dans un dossier où la « bonne science » est théoriquement le fil directeur de toutes décisions politiques…
La Commission a refusé un travail d’experts
Selon les entreprises, il n’est pas possible de différencier les nouveaux OGM. En dehors du fait que normalement des traces écrites existent de ces manipulations (productions documentaires)… nous avons vu [2] que la présence de signatures, issues de la technique de modification utilisée, dans le génome des plantes génétiquement modifiées, pourrait servir de base à une telle différenciation. Si les experts du réseau européen de détection des OGM (ENGL) ont discuté de cela en octobre 2019 [3], c’est bien une décision politique qui est venue entraver un travail sur le sujet, proposé par ces experts, dès 2017. Cette année-là, lors d’une de ses réunions annuelles, l’ENGL soulignait pouvoir « jouer un rôle dans les discussions sur la détectabilité des nouveaux organismes obtenus par les nouvelles techniques ». Ce n’était pas la première fois qu’il soulevait ce point l’ayant déjà fait en 2013, mais sans suite à l’époque. En 2017 donc, la Commission ne donnait pas non plus suite à cette proposition. À une époque où les entreprises clamaient déjà que la traçabilité des nouveaux OGM ne serait pas possible, la Commission semblait ne pas souhaiter que l’ENGL puisse laisser penser que cela était techniquement possible, ou du moins envisageable. Elle a donc indiqué aux experts que « l’ENGL était un réseau très important mais que la Commission a décidé d’avoir un débat plus ouvert sur ce sujet, abordant le futur dans une perspective plus large » [4]. Or, en juillet 2018, l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne rappelait que les produits issus de nouvelles techniques de mutagénèse sont des OGM réglementés. La Commission européenne a donc fait le choix politique de ne pas anticiper cette décision de la CJUE, mettant l’Union européenne (UE) dans la situation schizophrénique de ne pas avoir permis que soient développés les protocoles permettant leur traçabilité. Il aura fallu attendre février 2019 pour qu’un travail, toujours en cours, soit mis en place par l’ENGL sans opposition de la Commission cette fois [5]. Le fruit de ce travail est toujours attendu.
Quantifier les OGM, une question d’unité
La faculté de l’UE de déterminer la quantité d’OGM présente dans un lot est une autre illustration d’incapacité technique due à une décision politique. Depuis l’adoption de la législation OGM, tout OGM doit pouvoir être tracé mais également quantifié. La capacité technique à déterminer la quantité d’OGM présent dans un produit mélangé, par exemple, est d’autant plus importante que l’étiquetage devient obligatoire à partir de 0,9% d’OGM.
Mais 0,9% rapporté à quelle unité de mesure ? En 2003, année d’adoption des règlements rendant obligatoire l’étiquetage, cette unité n’est pas précisée. Mais dès l’année suivante, sur la base de l’avis du comité européen d’experts [6], la Commission européenne recommande que l’unité choisie soit l’ADN. Ce choix ne sera pas remis en cause jusqu’en 2011. Cette année-là, une décision politique créa un flou en demandant que l’unité soit désormais en masse et non plus en unité d’ADN. Ce flou sera, volontairement ou non, confirmé en 2013 avec un règlement parlant lui d’unité masse et d’unité ADN !
En 2017, mandaté par la Commission pour lever ce flou contraire à leur avis initial [7], les experts européens répondirent qu’il est possible de passer d’une unité ADN à une unité de masse moyennant des approximations des facteurs de conversion (indisponibles dans la majorité des espèces) et une augmentation des incertitudes de mesures. Une telle conversion a des conséquences. Pour les produits transformés, cela ne change rien. Mais, dans le cas des lots de semences, un tel changement d’unité induit mathématiquement une diminution du pourcentage d’OGM présents dans un lot. Car, avec l’unité ADN, le % d’OGM présents dans un lot varie avec le nombre de transgènes présents. Un transgène présent dans une graine constitue de fait une quantité de transgène moindre que si deux, trois ou dix transgènes sont présents dans la même graine. Par contre, si l’unité retenue est la masse, ce nombre de transgènes présents dans une graine ne changera rien au poids de cette graine et donc au % final d’OGM présents dans un lot ! Passer à une unité « masse » offre donc, dans le cas d’OGM empilés (plusieurs caractères insérés), une plus grande marge de manœuvre pour rester sous la barre d’étiquetage obligatoire fixée à 0,9%. L’information du consommateur est donc tronquée par décision politique. Selon Yves Bertheau, chercheur Inrae, le but visé par la Commission était de faciliter ainsi la coexistence au champ par la diminution induite avec l’unité masse des teneurs en OGM aux champs, l’unité ADN restant appliquée au sortir des champs. Cette idée politique qui vise, pour le scientifique, à casser le thermomètre pour faire baisser la fièvre du patient aux champs, n’a pas eu jusqu’à présent d’application pratique car personne ne souhaite payer la différence entre une production agricole non étiquetée avec une teneur en OGM mesurée en masse et le produit soudainement dévalorisé au sortir des champs par un étiquetage OGM de par l’utilisation de l’unité ADN de traçabilité.
Impossible de différencier entre OGM empilé et mélange d’OGM
Pour ce qui est des OGM ayant plusieurs transgènes, dits empilés, un autre problème se pose du fait d’une décision politique ! Pour commercialiser un OGM, les entreprises fournissent dans chaque dossier la méthode de détection spécifique à chaque modification génétique contenue dedans (par exemple, un maïs Mon810 a une méthode spécifique à la modification Mon810). Mais le maïs empilé Mon810*Mon863 n’a pas de méthode spécifique. Sa détection se fait par addition des méthodes pour la modification Mon810 et pour Mon863.
Face à cette réalité, le législateur a créé une incapacité pour le contrôle des OGM. Il a choisi de ne pas imposer que les graines prélevées dans une cargaison soient analysées graine par graine comme au Japon [8]. Les contrôles sont faits après avoir mélangé et broyé toutes les graines échantillonnées. L’UE est ainsi capable de détecter, identifier et quantifier les transgènes éventuellement présents. Mais elle est incapable d’établir si un lot de semences contrôlées est composé par exemple d’un mélange de maïs Mon810 et de maïs NK603 ou d’un OGM empilé Mon810*NK603. Or, cette incapacité a une implication importante. Si l’OGM empilé est destiné à la culture, le contrôle de la conformité des lots de semences commercialisés sera impossible. En cas de contrôle positif au Mon810 et Mon863, l’UE ne peut pas savoir, par exemple, si une cargaison est contaminée par des semences de maïs Mon810 et des semences de maïs Mon863 ou par des semences de maïs Mon810*Mon863. Une situation certes théorique aujourd’hui puisque aucun OGM empilé n’est autorisé à la culture en Europe mais qui se posera le jour où une telle autorisation sera délivrée. Et qui se cumulera avec le choix politique déjà abordé d’utiliser une unité masse au champ plutôt qu’ADN pour réduire la quantité d’OGM empilés détectés.
Tests d’allergénicité, une incapacité officialisée par le politique
Un dernier exemple d’incapacité choisie politiquement. Dans le domaine de l’évaluation des risques liés à l’utilisation d’un OGM se trouve le risque allergène. Cette éventuelle allergénicité d’un aliment OGM est en effet évaluée avant une éventuelle autorisation. Cependant, le test demandé aux entreprises pour montrer l’absence du risque allergique n’est pas suffisant, selon certains experts. En 2010, l’Aesa notait que « le résultat de [ce test] ne peut dès lors pas être considéré comme une forte preuve d’absence d’allergénicité » [9]… En 2013, le législateur européen figeait dans la loi qu’un test, dit test à la pepsine, devait être effectué pour répondre à la question de l’allergénicité [10]. Cette demande était confirmée en 2017 par l’Aesa elle-même qui en recommandait néanmoins certaines améliorations. Mais ces améliorations ne suffisent pas à rendre ce test pertinent [11] comme le rapportait alors Inf’OGM. La question est donc de savoir pourquoi le politique a décidé de retenir ce test critiqué par les experts eux-mêmes. Une enquête menée par le Giet et FNE [12] a montré que la proposition initiale avait été faite par une association des entreprises de biotechnologie, l’Ilsi, sur la base d’un article scientifique publié par Monsanto ! La hiérarchie au sein des instances internationales a fait le reste : le Codex Alimentarius au sein de l’OMC a adopté ce test qui s’est donc imposé aux experts européens. Et en 2013, le législateur européen a fait le choix de l’inscrire dans la loi !
Le législateur européen a donc affaibli les capacités de l’UE à garantir aux citoyens un dossier géré au mieux des capacités techniques. Un point important pour les discussions à venir sur le dossier des nouveaux OGM…