Évolution des DPI agricoles : un regard paysan
Brevet, Certificat d’Obtention Végétale… Le droit de la propriété industrielle (DPI) appliqué à l’agriculture peut sembler éloigné des préoccupations des agriculteurs et citoyens. Or il a et aura dans le futur des conséquences bien réelles pour eux. Pour mieux comprendre les enjeux des développements récents des DPI, plaçons-nous du point de vue d’un paysan.
Sous l’effet de l’accélération des processus de sélection variétale due à l’essor des techniques modernes, les semenciers lancent depuis quelques années une offensive pour renforcer la protection offerte par le Certificat d’obtention végétale (COV) en souhaitant instaurer un délai de cinq ans [1] avant de pouvoir bénéficier de l’« exception du sélectionneur ». Rappelons que cette exception permet aux obtenteurs d’utiliser librement une variété protégée afin d’en créer une nouvelle, ce qui constitue jusqu’à présent une particularité du COV par rapport au brevet [2].
Évolutions des DPI : quelles incidences pour les paysans ?
La volonté de renforcer le COV est symptomatique de l’évolution des techniques de sélection variétale qui inquiète fortement les paysans. D’une part, la généralisation des techniques moléculaires employées par les sélectionneurs leur permet d’accélérer les processus de sélection (cinq ans au lieu de 10 à 15 ans entre le début de la création d’une variété et les tests de mise en marché). Cela réduirait aussi le temps consacré aux tests en champ de leurs variétés avant leur mise en marché. Or, dans un contexte de changement climatique, avec une forte augmentation des aléas climatiques, le nombre d’années de test en champ (parcelles de station de recherche puis parcelles d’agriculteurs) devrait au contraire s’accroître pour mieux cerner l’adaptabilité ou la résilience des variétés. D’autre part, la durée de vie de ces variétés sélectionnées à la hâte est extrêmement courte à l’échelle du vivant, ce qui restreint aussi l’appropriation et la connaissance de ces variétés par les agriculteurs. Cette déconnexion avec la sélection variétale traditionnelle et les réalités de la production agricole soumise à des aléas climatiques de plus en plus fréquents est plutôt alarmante.
Vers un contrôle et un traçage des paysans par les semenciers ?
Les critères de distinction, homogénéité et stabilité qui caractérisent une variété protégée par un COV ne permettent pas à l’obtenteur d’identifier sa variété protégée dans les récoltes ou les produits qui en sont issus. D’où la réflexion sur l’introduction de techniques de marquage moléculaire dans le champ du COV engagée au sein de l’Upov (Union pour la protection des obtentions végétales).
Mais cette évolution est très inquiétante pour les agriculteurs. Pour les obtenteurs, l’objectif d’utiliser ces marqueurs moléculaires est de mieux caractériser mais surtout de mieux tracer les variétés protégées. Du point de vue du paysan, l’utilisation de ces marqueurs moléculaires serait le début d’une surveillance et d’un contrôle accrus des paysans par les semenciers. Car s’il est compliqué de reconnaître une variété sous COV dans le champ d’un agriculteur, le prélèvement et l’analyse en laboratoire de tissus provenant de ces variétés est plutôt aisé. Ce rapprochement insidieux entre COV et brevet renforce le contrôle et la mainmise des grandes entreprises semencières sur le végétal en général et sur notre alimentation en particulier.
Généraliser le recours aux brevets : une offensive contre les paysans
Allant plus loin dans leur appropriation du vivant par les brevets, les grandes entreprises semencières s’organisent de plus en plus en « clubs privés » dans le but de garantir l’accès à l’innovation entre membres du club [3] [4]. Être membre du club, cela veut dire qu’on ne peut pas refuser d’accorder une licence à un autre membre pour l’utilisation de son invention. Mais pour que le système reste avantageux, la fixation du prix de la licence est arbitrée par des experts nommés par les membres en discussion et s’applique ensuite à tous les membres du club, tout en restant inaccessible (couverte par le secret commercial) hors du club.
Problème de taille pour les paysans, ce système est géré par les grandes entreprises du secteur, et les agriculteurs comme les États sont totalement écartés des processus et de la gouvernance. Enfin, ce système remet en cause l’existence du COV, initialement prévu pour faciliter l’accès des obtenteurs à une innovation d’un concurrent dans le domaine du végétal et comportant même une exception (facultative) pour les agriculteurs leur permettant de multiplier à la ferme leurs semences fermières.
Avec les « clubs privés », les grands semenciers bénéficient d’une protection importante de leurs innovations grâce aux brevets (qui aujourd’hui ne reconnaît pas l’exception du sélectionneur), tout en ayant accès à moindre frais aux innovations de leurs principaux concurrents. Ce nouvel avantage intrinsèque au brevet relègue le COV sur le banc de touche et le recours au brevet deviendra alors la norme. Autant dire qu’à ce jeu-là paysans, citoyens et petits semenciers ont tout à perdre. Et il est évident qu’aucun paysan ou petit semencier auxquels sont « empruntées » les ressources génétiques matérielles ou dématérialisées ainsi brevetées ne dispose des moyens de rejoindre de tels clubs et d’acheter ces « licences obligatoires ».
Le renforcement de la privatisation de notre alimentation…
Du point de vue des producteurs, les pratiques les plus alarmantes des semenciers en matière d’appropriation du vivant concernent surtout les brevets sur les traits natifs, autrement dit sur des caractéristiques naturelles d’une plante ou d’un organisme vivant. Les nouvelles techniques de dématérialisation du matériel génétique permettent aux semenciers d’accélérer les processus de sélection grâce à un repérage plus facile et plus rapide des séquences génétiques intéressantes à breveter. Cette accélération donne lieu à une course au brevet, qui ne se déroule plus seulement in vitro, mais aussi derrière des ordinateurs (« in silico »).
Outre la privatisation du vivant et de notre alimentation par quelques entreprises semencières, la principale menace pour les paysans sera les poursuites pour contrefaçon. En effet, un paysan cultivant une plante ayant le même trait obtenu naturellement que le trait breveté par un semencier peut se voir qualifié de contrefacteur par ce dernier. La charge de la preuve peut incomber au paysan qui devra prouver qu’il n’a pas utilisé le trait breveté. Jusqu’à présent, aucune action en justice n’a cependant été menée en Europe dans le cadre d’un brevet sur un trait natif. Mais les grandes entreprises semencières, notamment Monsanto, ne se sont pas privées par le passé de poursuivre pour contrefaçon des paysans d’Amérique du Nord, lorsque la présence fortuite de leurs OGM brevetés a été détectée dans leurs champs.
La sauvegarde de la biodiversité cultivée par les paysans
Face au tableau plutôt noir des évolutions récentes en matière de droit de la propriété industrielle, il devient urgent de se mobiliser afin de rendre aux producteurs leur liberté et leur autonomie semencière. Restreindre le champ des brevets à la transgenèse et interdire le brevetage des traits natifs semblent être le premier pas à franchir pour réfréner les velléités des entreprises semencières à privatiser le vivant.
Les agriculteurs et les consommateurs n’ont en réalité pas besoin de ces nouvelles variétés obtenues à grand renfort de biotechnologies dans le but de maximiser les profits des semenciers. Le recours aux semences issues de variétés paysannes, variétés pouvant d’ailleurs être améliorées par des programmes de sélection participative associant des sélectionneurs du public et des paysans, est le remède à l’uniformisation de notre alimentation et à l’accaparement de la biodiversité cultivée et sauvage.
[1] Suite à la première mise sur le marché des semences de ladite variété.
[2] voir , « Brevets, COV : quelles différences ? », Inf’OGM, 20 décembre 2017
[3] , « Brevets : certains semenciers enterrent la hache de guerre », Inf’OGM, 7 mai 2018
[4] , « Un petit semencier confronté aux brevets », Inf’OGM, 7 février 2017