Entre concurrence et compétition : les accords de licence
Brevets, certificat d’obtention végétale (COV), association d’entreprises de biotechnologie, joint-ventures, procès, rachats… : les outils à disposition des entreprises pour conquérir une place sur le marché sont manifestement très variés. Si les procès témoignent d’une concurrence acharnée, les joint-ventures ou associations d’entreprises comme EuropaBio, montrent que ces entreprises savent aussi s’entendre pour défendre leurs intérêts communs. Dans ce paysage, les accords de licence constituent un outil particulier qui régit les conditions de cession temporaire d’une propriété industrielle. Quels sont la place et le rôle de ces accords de licence ? Et surtout, comment les comprendre dans le contexte plus général de relations entre entreprises ?
En mars 2013, Monsanto et DuPont ont mis fin à leurs désaccords hors de l’enceinte judiciaire, en signant un accord de licence [1]. Cet accord donne le droit à DuPont d’utiliser le caractère génétique de tolérance au glyphosate contre, notamment, des royalties. Cet accord n’est qu’une des modalités qui gouvernent les relations entre entreprises.
Accord de licence : pour la paix des « gros »
Les accords de licence régissent les conditions selon lesquelles une entreprise cède à une autre le droit d’utiliser ou de commercialiser un produit protégé par un droit de propriété industrielle [2], bien souvent le brevet. Ce type d’accord est un acte contractuel dont le contenu est défini par les deux entreprises. Il doit identifier clairement l’objet de l’accord, son caractère exclusif ou non, la période au cours de laquelle cet accord court et les obligations des deux signataires.
Les accords de licence ont la fonction de régir « pacifiquement » les échanges de technologie entre entreprises. Avec de tels accords, les entreprises négocient un rapport estimé équilibré dans lequel, en théorie, chacune apporte quelque chose à l’autre qui lui permet de se développer. Ainsi, en mai 2012, Syngenta et Dow AgroSciences ont signé un accord par lequel elles s’autorisent mutuellement à utiliser des transgènes codant pour la production d’un insecticide que chacune a développés (Agrisure pour Syngenta, Herculex pour Dow). Ce type de contrat permet donc, en bout de course, l’émergence des plantes transgéniques empilées, les entreprises pouvant se vendre le droit d’utiliser leurs transgènes et de les associer à d’autres. Les accords de licence permettent également à ces entreprises d’avoir accès à des technologies développées par d’autres entreprises et dont le développement commercial n’est pas encore abouti, à l’image de Bayer CropSciences signant un accord avec Plant Sensory System pour modifier du blé en vue d’une utilisation accrue de l’azote, ou de Arcadia Biosciences avec Futuragène sur des peupliers [3]. Un acteur français comme Limagrain dispose également de tels accords (cf. encadré ci-dessous).
Limagrain : des accords de licence pour des PGM
Limagrain signe également des accords de licence. En 2009, elle signait un accord de licence non exclusif avec Cellectis pour utiliser la technique des méganucléases [4]. En 2011, elle en signait un exclusif avec Arcadia pour obtenir le droit de modifier le blé [5]. Ces exemples montrent que Limagrain ambitionne de commercialiser ses propres plantes génétiquement modifiées (PGM) ayant la capacité de pousser en utilisant moins d’eau ou mieux l’azote. Mais avant d’en arriver au stade commercial, l’entreprise a signé des accords de licence pour pouvoir intégrer dans « ses » plantes les caractéristiques transgéniques développées par d’autres. Ainsi en est-il avec Monsanto, un accord qui coûte cher à Limagrain puisqu’en 2009, les royalties versées annulaient quasiment les bénéfices réalisés [6]. Mais Limagrain veut gagner la bataille du blé et pour cela, « nous avons racheté plusieurs petits semenciers américains en 2010 et nous avons créé une station de recherche dans le Colorado », explique Daniel Chéron [7]. De même, également aux Etats-Unis, l’entreprise française a monté une joint-venture avec le néerlandais KWS pour développer et commercialiser du maïs transgénique. Limagrain utilise donc tous les outils à disposition pour gagner des parts dans le marché international du blé et dans celui de la résistance à la sécheresse. Limagrain est d’ailleurs membre d’EuropaBio, la structure européenne de lobby mise en place par les acteurs des biotechnologies.
Des outils de domination commerciale
Comme l’explique Richard S. Cahoon [8], du Centre Cornell de Technologie, les accords de licence doivent être aussi précis que possible, sous peine de conduire à des lectures différentes par les parties les signant et donc potentiellement, à des procès. Une situation d’autant plus à risque qu’une entreprise comme Monsanto profite de sa position dominante pour conditionner de manière très restrictive de tels accords. Ainsi, dans les accords qu’elle fait signer, figure par exemple l’obligation pour le co-signataire que 70% des produits qu’il mettra en vente soient des produits de Monsanto, en échange d’une réduction concédée par Monsanto sur les dits produits. Selon un article de CBS News, l’entreprise s’octroie également le droit de résilier tout accord si la confidentialité en est rompue. Thomas Terral, directeur de Terral Seed en Louisiane, explique avoir dû renoncer à signer un accord avec Monsanto car « j’aurais été tellement restreint dans mon champ d’action que je n’aurais plus eu aucune valeur, sauf pour Monsanto à qui j’aurais continué de payer des millions de royalties ». Monsanto a, par exemple, su convaincre le monde agricole nord américain que son gène de résistance au Roundup est incontournable aujourd’hui. Et les accords de licence signés consolident la position de Monsanto. Ainsi, selon le même article, Monsanto a signé plus de 200 accords pour autoriser l’utilisation de ses transgènes brevetés dans du maïs ou du soja [9].
Mais certaines entreprises, aux ressources financières et humaines importantes, ont tenté de contester ces conditions imposées par Monsanto. Il en est ainsi de DuPont qui avait signé en 2002 un accord de licence l’autorisant à intégrer la tolérance à l’herbicide Roundup dans du soja. Mais Monsanto avait attaqué DuPont en justice pour avoir violé cet accord en utilisant cette résistance dans le cadre d’une combinaison de tolérance à plusieurs herbicides. Après plusieurs années de procédure, les deux entreprises ont résolu leur conflit en mars 2013 en signant… un nouvel accord de licence qui élargit le premier contre espèces sonnantes et trébuchantes [10]. Ainsi, DuPont devra débourser 1,31 milliard d’euros et pourra continuer à commercialiser ses sojas transgéniques tolérant les herbicides à base de glyphosate et/ou de dicamba, alors que Monsanto pourra utiliser des technologies à venir de DuPont sur des résistances à certaines maladies ainsi que des brevets sur la défoliation du maïs.
Brevet et certificat d’obtention végétale sont utilisés pour acquérir une place dans le marché mondial, car ils permettent d’interdire ou d’autoriser (avec des accords de licence) des entreprises concurrentes à utiliser ou commercialiser un produit.
Les accords de licence permettent à des entreprises comme Limagrain d’être présentes sur le marché nord-américain par exemple, sans avoir développé de PGM. Même si les accords de licence ne leur permettent pas de gagner d’argent (cf. encadré ci-dessus) du fait des royalties reversées, ils leur permettent néanmoins d’être présentes sur ce marché, afin d’être déjà connues des agriculteurs quand elles commercialiseront leurs propres technologies quelques années plus tard.
Si nous avons vu que les accords de licence sont également l’outil indispensable pour la commercialisation des plantes empilées, des entreprises détentrices de plusieurs technologies comme Monsanto (tolérance à des herbicides, action insecticide…) peuvent aussi utiliser ces accords pour restreindre la capacité des autres entreprises à commercialiser des produits concurrents des leurs. Il en est ainsi de l’interdiction que Monsanto peut imposer aux entreprises comme DuPont de ne pas coupler leur transgène de résistance au RoundUp avec d’autres transgènes.
Autres stratégies : joint-venture et rachat
D’autres « outils », comme les joint-ventures ou le rachat d’entreprises, amènent une entreprise non présente sur un marché géographique ou technique à s’y implanter. Les joint-ventures (cf. encadré ci-dessous) permettent à deux entreprises de s’allier pour créer une tierce entreprise qui fonctionnera de manière autonome. Elle vise donc à créer un acteur supplémentaire dans le champ de la concurrence sans pour autant risquer la viabilité et le commerce des deux entreprises « mères ». Deux entreprises peuvent ainsi s’accorder sur l’investissement de chacune, l’une apportant par exemple la propriété industrielle sur un produit ou un procédé, l’autre apportant son fonds génétique.
Le rachat d’entreprise est, lui, bien sûr, plus radical. Un tel outil permet de racheter tout l’existant d’une entreprise pour peu que le rachat soit total : magasins, produits, portefeuille de brevets et de COV, fonds génétique… Ces rachats peuvent se faire via des opérations directes, ou par le biais de procès qui, accumulés par une entreprise contre une autre, conduiront la plus fragile à devoir signer un accord avec la plus grosse pour ne pas couler définitivement. Une telle stratégie de rachat a permis par exemple à Monsanto de consolider sa position au Brésil en contrôlant davantage sa filière soja malgré la non reconnaissance des droits de propriété industrielle par ce pays. L’entreprise a ainsi racheté beaucoup d’entreprises semencières locales, ce qui lui a permis de maîtriser la nature des semences distribuées aux agriculteurs et de mettre la main sur les banques de germoplasme de ces semenciers locaux [11].
Dernier outil : les actions communes. Des organisations comme EuropaBio, l’organisation des industries de biotechnologies (BIO), l’Institut international des Sciences de la vie (ILSI) ou autres défendent les intérêts d’entreprises d’une même branche auprès des décideurs politiques. Leur action vise généralement à affaiblir une législation jugée trop contraignante, à faire signer des accords bilatéraux outrepassant la législation nationale, à obtenir les faveurs politiques d’un pays… Ces organisations fonctionnent donc indépendamment des actions de rachat, joint-venture ou autres, les entreprises ayant appris à travailler ensemble pour obtenir gain de cause, tout en restant concurrentes.
Les accords de licence sont donc un des outils au service des stratégies que les entreprises développent dans plusieurs buts : pénétrer un marché sans avoir les droits de propriété industrielle nécessaires ; disposer du temps nécessaire pour développer leur propre technologie brevetée ; s’accorder avec leurs concurrents sur un temps donné pour commercialiser de nouveaux produits à plusieurs technologies ; ou à l’inverse, se protéger de cette concurrence. Avec les associations d’entreprises, ils pourraient laisser croire que les entreprises savent travailler en bonne intelligence. Mais ils ne doivent pas faire oublier une réalité : les entreprises sont bel et bien en concurrence les unes avec les autres.
D’autres Joint-ventures pour Limagrain
Les accords de licence et les joint-ventures ne relèvent pas de la même démarche et ont des implications différentes fortes. Car monter une joint-venture revient à créer de toute pièce une entreprise conjointement possédée par ses deux structures mères. Ainsi, en 2011, Limagrain et KWS créaient l’entreprise Genective [12]. Cette entreprise, possédée à 50% par Limagrain et KWS, permet à ces deux acteurs de renforcer leur « capacité d’implantation sur des marchés OGM potentiels en Europe et en Asie, et sur des marchés OGM déjà existants ». Genective a déposé, en décembre 2011, une demande d’autorisation pour le maïs VCO-01981-5 tolérant le glyphosate. De même, en Chine, outre sa présence directe via Limagrain China, Limagrain avait créé une joint-venture avec Longping High Tech pour un travail sur du riz, avant de s’en désengager en 2011 car « le gouvernement chinois a décidé de reprendre en main son secteur semencier et veut faire de cette entreprise une des piliers du secteur » explique D. Chéron, directeur de Limagrain [13].
[1] , « OGM : Monsanto signe des accords de licence à tour de bras », Inf’OGM, 3 mai 2013
[2] La propriété intellectuelle est scindée en droits d’auteur de l’écrivain / artiste et propriété industrielle.
[3] Bayer Cropscience avec Plant sensory system sur le blé : http://www.prweb.com/releases/2012/8/prweb9750114.htm ou Arcadia Biosciences avec FuturaGene sur l’eucalyptus et le peuplier : http://www.arcadiabio.com/news/press-release/arcadia-biosciences-and-futuragene-enter-agreement-develop-nitrogen-use-efficient
[5] http://www.arcadiabio.com/news/press-release/arcadia-biosciences-and-vilmorin-develop-water-efficient-wheat
[6] http://lexpansion.lexpress.fr/entreprise/limagrain-seme-a-tout-vent-pour-sortir-du-rang_201518.html
[7] http://www.lequotidienlesmarches.fr/limagrain-prend-plus-de-carrure-l-international-art291466-26.html
[8] http://www.iphandbook.org/handbook/chPDFs/ch11/ipHandbook-Ch 11 02 Cahoon Licensing in AgBiotech.pdf
[10] cf. note 1
[11] , « Propriété intellectuelle et semences : comment une multinationale détourne « légalement » les lois d’un pays », Inf’OGM, septembre 2006
[12] , « ETATS-UNIS – OGM : Limagrain se développe hors Union européenne », Inf’OGM, 20 mars 2013