Des enzymes issues d’OGM utilisées dans l’alimentation
Entre 2005 et 2023, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA) a reçu et étudié 601 demandes d’autorisation commerciale concernant des enzymes produites par des micro-organismes. Ces protéines capables de catalyser des réactions chimiques occupent une place de choix dans l’industrie agro-alimentaire. Dans le cadre de notre enquête, Inf’OGM a consulté les 601 dossiers : près de la moitié concernent des enzymes produites par des micro-organismes génétiquement modifiés (MGM) !
Bactéries, levures, champignons, mais également animaux, végétaux, tout organisme vivant produit des enzymes. Ces protéines ont un rôle fondamental : elles catalysent les nécessaires réactions chimiques pour que le vivant puisse… vivre. Depuis quelques décennies, une partie du monde industriel s’est spécialisée dans la production de ces enzymes. Ces dernières peuvent en effet être utilisées dans l’industrie de « transformation des aliments, alimentation animale, soins de santé, textiles, transformation du cuir, détergents et nettoyants, biocarburants, cosmétiques… », et elles le sont [1]. Pour les produire, les industriels ont leurs usines de production préférées, les micro-organismes, qu’ils soient génétiquement modifiés ou non.
Une production industrielle OGM hors des radars
En Europe, les enzymes utilisées dans l’alimentation humaine ou animale doivent faire l’objet d’un feu vert de l’AESA. Cette instance met donc à disposition des citoyens maîtrisant l’anglais des dossiers très technique en accès libre, mais difficile. Sur les 723 dossiers déposés entre 2005 et juillet 2023 qu’Inf’OGM a pu étudier [2], 601 concernent des enzymes destinées à l’alimentation humaine ou animale [3]. Les autres dossiers concernent des vitamines ou des additifs. Sur ces 601 dossiers, 242 concernent des enzymes produites par des micro-organismes génétiquement modifiés (MGM) (soit 40,3 % des dossiers consultés). 107 dossiers impliquent des micro-organismes spécifiquement déclarés non-OGM (soit 17 % des dossiers consultés). 252 autres demandes ne fournissent pas assez d’information pour savoir si le micro-organisme utilisé est un OGM ou non.
Rappelons que les utilisateurs de ces enzymes (transformateurs de la chaîne alimentaire par exemple) ne sont pas tenus au courant du processus de production. En effet, depuis 2006 et une décision politique prise par le Conseil de l’Union européenne, les producteurs d’enzymes n’ont pas d’obligation légale d’étiqueter leurs enzymes commercialisées comme produites par des OGM [4]. La 6-phytase et l’alpha-amylase sont deux exemples caractéristiques du dossier des enzymes produites par des MGM.
Nom | Nbre de dossier | OGM | Non OGM | Origine inconnue | Nbre d’entreprises |
---|---|---|---|---|---|
6-Phytase | 18 | 13 (76,5 % des dossiers consultés) | 0 | 4 | 9 |
Alpha-amylase | 54 | 24 (44,4%) | 12 | 18 | 17 |
Autres (56 enzymes) |
529 | 204 (38,6%) | 95 | 230 | |
Total | 601 | 242 (40,3%) | 107 | 252 | 137 (50 pour les dossiers MGM) |
Les phytases, une production microbienne d’importance
La 6-Phytase appartient à la famille des phytases, qui comprend d’autres enzymes numérotées, comme la 3-phytase, la 4-phytase… Il s’agit d’une famille d’enzymes d’importance dans la filière agro-alimentaire car les phytases occupent, ces dernières années, 40% des parts de marché des enzymes alimentaires. Une de leurs fonctions est de dégrader des molécules complexes de phytates en phosphore. Le phosphore est un sel minéral important dans la croissance des animaux. Mais, pour pouvoir être métabolisé par les animaux, ce phosphore doit être disponible via l’alimentation. Ce que l’on nomme sa disponibilité biologique est devenu un sujet pour la filière d’alimentation animale.
Chez les végétaux, ce phosphore est majoritairement stocké dans une molécule complexe qu’est l’acide phytique, ou phytate. Tout animal ayant une alimentation végétale doit donc être capable de dégrader ces phytates pour récupérer et utiliser le phosphore. Chez les animaux ruminants, cette dégradation se fait naturellement par le biais des enzymes produites par leur microflore. Mais chez les volailles ou porcs, par exemple, animaux non ruminant, cette enzyme n’est pas suffisamment présente ou dans des conditions inadéquates pour que la dégradation naturelle en phosphore des phytates apportés par les végétaux soit suffisante. Si certains végétaux, comme le blé ou le seigle, produisent naturellement suffisamment de phytase, le souci est qu’elle ne libère pas suffisamment le phosphore des matières premières, mais également que « cette phytase naturelle est en partie détruite par les procédés de fabrication des aliments » [5]. Il est dès lors nécessaire de complémenter l’alimentation des animaux. Deux possibilités se présentent :
- La première est d’ajouter du phosphore directement dans l’alimentation. Cette approche présente le problème de dosage et relargage de phosphore par les excréments des animaux, qui devient alors un facteur de pollution environnemental. En effet, entre 60 et 80 % du phosphore ingéré par les porcs est excrété.
- La seconde est d’ajouter des phytases directement dans l’alimentation. Ainsi, le phosphore présent dans l’alimentation animale devient efficacement accessible et utilisé par les animaux. Les phytases végétales étant « peu résistantes à certains traitements thermiques fréquemment utilisés en alimentation animale », la production industrielle de phytases s’est donc rapidement tournée vers l’utilisation de micro-organismes [6]. Modifiés génétiquement, principalement par transgénèse, pour exprimer cette enzyme, plusieurs champignons sont utilisés à cette fin. Dans les 17 dossiers déposés par neuf entreprises [7] et concernant l’enzyme 6-Phytase, treize impliquent des MGM. Il s’agit de cinq champignons différents ou des souches différentes d’un même champignon [8].
L’alpha-amylase, une enzyme « façonnée » pour l’industrie
L’alpha-amylase est une des stars des enzymes produites industriellement par des micro-organismes. Elle dégrade l’amidon (un sucre complexe) en plusieurs sucres simples, comme le glucose, le fructose, le maltose. Ce processus a lieu naturellement comme avec la salive qui contient de l’amylase permettant de dégrader l’amidon en maltose. Les utilisations industrielles découlant de cette réaction sont de fait nombreuses : alimentation humaine ou animale, textile, papier, voire détergents industriels.
La production d’alpha-amylase par le biais de micro-organismes a bénéficié de la préférence industrielle du fait d’un plus faible coût économique de production ainsi que d’une plus grande facilité à manipuler les micro-organismes pour leur faire produire l’alpha-amylase désirée [9]. Parmi les caractéristiques recherchées par l’industrie de transformation se trouvent la stabilité des enzymes à diverses températures ou à différentes concentrations salines. La principale utilisation industrielle de l’alpha-amylase est donc celle de la transformation de l’amidon en sirop de glucose ou de fructose. Dans l’alimentation humaine, cette enzyme peut être utilisée en « boulangerie, brassage de bière, la production de gâteaux, de jus de fruit ou d’amidon », tout comme pour pré-digérer des aliments pour animaux.
L’importance de cette enzyme dans les procédés de fabrication industrielle lui donne une place particulière que l’on retrouve dans les dossiers traités par l’AESA. Inf’OGM a ainsi pu consulter 56 demandes d’autorisation, déposées par 17 entreprises différentes [10]. 24 de ces demandes impliquent des MGM, 12 impliquent des micro-organismes non-GM et 18 ne permettent pas d’établir formellement le caractère GM ou non du micro-organisme utilisé.
Une production non-OGM sauvegardée ?
Le suivi des dossiers déposés auprès de l’AESA effectué par Inf’OGM donne une image partielle des modes de production des enzymes. Si beaucoup sont naturellement produites par des animaux, végétaux et/ou micro-organismes, ces derniers ont néanmoins été privilégiés par l’industrie de production d’enzymes. Comme nous l’avons vu, la cause est principalement économique puisque travailler avec des micro-organismes est régulièrement décrit comme moins coûteux. L’irruption des techniques de modification génétique a également renforcé la position de ces micro-organismes, car plus rapides pour travailler. La rapidité de multiplication d’un micro-organisme est en effet sans commune mesure avec les végétaux ou animaux.
Cette vision probablement partielle que fournit la lecture des dossiers déposés auprès de l’AESA fait émerger une interrogation : est-il possible que telle ou telle enzyme ne fasse l’objet de production que par des micro-organismes génétiquement modifiés ? Aux incertitudes près pour les dossiers ne fournissant pas assez d’information, certaines enzymes apparaissent en effet n’avoir fait l’objet de demande d’autorisation que dans le cadre d’une production par des MGM. Il en est ainsi de 35 enzymes dont le nom scientifique est indiqué en note pour épargner le lecteur n’ayant pas fait d’études en biologie [11].
[1] Mordor Intelligent, « Analyse de la taille et de la part du marché des enzymes industrielles – Tendances et prévisions de croissance (2023 – 2028) », 2023.
[2] , « Micro-organismes OGM : des usines de production bien discrètes », Inf’OGM, 13 juillet 2023.
[3] L’AESA ne s’intéresse qu’aux enzymes destinées à l’alimentation humaine et animale mais la production d’enzymes avec des micro-organises OGM ou non concerne d’autres domaines industriels, comme la pharmacie, l’agriculture (biocontrôle), les cosmétiques, les peintures, les détergents, les agro-caburants, l’industrie du papier, etc. Une autre enquête mériterait d’être menée sur ces autres utilisations.
[4] , « Les micro-organismes génétiquement modifiés, part sombre du dossier OGM », Inf’OGM, 5 juillet 2022.
[5] MTD, « Utilisation de phytases, de hosphates alimentaires hautement digestibles et autres additifs », octobre 2019.
[6] Jean dit Bailleul, P. et al., « Méta-analyse de l’effet de la phytase dans les aliments pour porcs », Journées Rech. Porcine en France, 33, 43-48, 2001.
[7] Classées par nombre de dossiers déposés indiqué entre parenthèse :
DSM Nutritional Products (5), Roal Oy (3), Danisco Animal Nutrition (2), Huvepharma AD (2), Andrés Pintaluba SA (1), BASF (1), Nutrex (1), Syngenta (1), Victory Enzymes GmbH (1).
[8] Aspergillus oryzae, Komagataella phaffii, Pichia pastoris, Schizosaccharomyces pombe, Trichoderma reesei.
[9] de Souza PM, de Oliveira Magalhães P., « Application of microbial α-amylase in industry – A review », Braz J Microbiol, octobre 2010.
[10] Classées par nombre de dossiers déposés indiqué entre parenthèse :
Danisco (13), Novozymes A/S (12), Amano Enzyme Inc (7), DSM Food Specialties B.V. (5), Association of Manufacturers and Formulators of Enzyme Products (4), Intertek Scientific & Regulatory Consultancy (2), Kemin Europa N.V. (2), Sunson Industry Group (2), AB Enzymes (1), Advanced Enzyme Technologies Ltd (1), BASF Enzymes LLC (1), Biozyme (1), Enmex SA de CV, a Kerry Company (1), Framelco B.V. (1), Hayashibara Co (1), HBI Enzymes Inc. (1), Nagase GmBH (1).
[11] Classées par ordre alphabétique, il s’agit des enzymes :
4-Phytase, Acetolactate decarboxylase, Acid prolyl endopeptidase, Acylglycerol lipase, Alpha, alpha-trehalase, Amyloglucosidase, Aqualysin 1, Arabinofuranosidase, Asparaginase, Beta-mannanase, Carboxypeptidase C, Cellobiose phosphorylase, Chitinase, Chymosin, Chymotrypsin, D-allulose 3-epimerase, D-Fructose 4-Epimerase, D-tagatose-epimerase SD16, Endothiapepsin, Glucan 1,4-alpha-glucosidase, Glucan 1,4-alpha-maltohydrolase, Glucan 1,4-alpha-maltotetraohydrolase, Hexose oxidase, Invertase, Lipase, Lysophospholipase, Maltogenic amylase, Microbial collagenase, Peroxidase, Phospholipase A1, Phospholipase A2, Phospholipase C, Serine endopeptidase, Serine protease, Sucrose phosphorylase.