Au Kurdistan d’Irak, les paysans ont perdu leur autonomie semencière
Le Kurdistan d’Irak se situe dans le berceau du blé, une région connue sous le nom de Mésopotamie. C’est là qu’il y a 10 000 ans, les premières techniques de « domestication » des blés, orges et lentilles faisaient leur apparition. Et jusqu’en 1975, cette région, véritable grenier à blé irakien, produisait 45% de cette céréale [1]. Or, depuis 2004, dans ce croissant fertile qui regroupait des milliers de variétés de céréales et légumineuses seules quelques variétés sont autorisées à la mise en culture du fait des droits de propriété intellectuelle sur les semences. Les procédés qui ont participé à la mise en place d’un nouveau modèle agricole, construit sur la dépendance, tant politique que technique, sont récents et multiples. Ils se traduisent par la perte d’autonomie alimentaire, soit une alimentation basée sur 80% d’importations [2].
Au Kurdistan d’Irak (cf. carte ci-contre), de nombreuses violences ont été commises depuis 1961, tant contre l’homme que contre son environnement. La « politique des terres brûlées » (incluant le déplacement des populations, la mise en place de mines anti-personnelles), et le génocide kurde (connu sous le nom d’Anfal [3] qui, en 1988, a conduit à l’élimination de 180 000 civils kurdes) illustrent un contexte de violences de masse. Ce n’est qu’en 1991 que le Conseil de sécurité de l’ONU réagit au gazage des populations Kurdes. La résolution 688, qui interdit de survoler la zone au-delà du 36° parallèle, met fin à ces bombardements. En découle également l’autonomie politique accordée aux trois départements majoritairement peuplés par des Kurdes au Nord de l’Irak : Duhok, Erbil et Souleimaniye. Or, en dépit de cette autonomie politique, la dépendance alimentaire se structure. Autrement dit, la fin des violences contre les hommes et la reconstruction n’impliquent pas la fin de celles faites au « vivant » : l’aide alimentaire, ou encore les lois écrites par les autorités occupantes, notamment sur les semences, ont continué à déstructurer l’agriculture et le mode de vie paysan.
1961 à 1995 : l’environnement massacré
Les violences qui se sont déroulées au Kurdistan d’Irak se sont poursuivies pendant environ 40 ans – depuis l’arrivée du régime Ba’athiste au pouvoir jusqu’à la fin de la guerre fratricide des Kurdes d’Irak en 2005 [4]. Ces violences ont eu pour cible l’environnement afin de déplacer et, ainsi mieux contrôler, les populations. Ce processus est allé crescendo.
Dans un premier temps, il s’agissait de déplacer les populations vers les villes collectives, ce qui a déstructuré l’organisation sociale. En 1975, les accords d’Alger, signés entre l’Irak et l’Iran, prévoient la mise en place d’une zone tampon de 30 kilomètres à la frontière des deux pays : entre 450 000 et 600 000 personnes, principalement kurdes, quittent cette zone.
Les différentes réformes agraires (1958, 1961 et 1975) modifiant le droit de propriété des sols, ont aussi eu un impact important sur l’autonomie alimentaire. Sadam Hussein impose une collectivisation des semences : tout doit passer par Bagdad, de la distribution des graines, au regroupement des récoltes pour finir par une redistribution de nourriture. Ces pratiques ont profondément affecté le monde rural rompant tant une forme d’organisation sociale que le rapport du paysan avec ce qu’il produit.
Le point culminant de cette guerre au vivant sera « la politique des terres brûlées » qui durera de 1975 à 1989 et qui engendra la disparition de 4500 villages sur 5200 et la systématisation d’un ensemble d’exactions : destruction des récoltes, destruction des semences, abattage du bétail, destruction de l’habitat, condamnation des sources, dépôt de mines anti-personnelles dans les montagnes. Ainsi, les paysans ont vu disparaître leurs réserves en semences et ont été « coupés » de la terre, déplacés dans des villes collectives dans lesquelles beaucoup résident encore et mis en état de dépendance alimentaire.
C’est dans un tel contexte que se déclare la première guerre du Golfe en 1990. Suite à l’invasion du Koweït par l’Irak, les Kurdes sont victimes d’un double embargo : celui que Bagdad impose aux Kurdes et celui de l’ONU. A cette période, la situation alimentaire est critique, un retour à l’agriculture s’impose. La population réussit tant bien que mal à s’organiser, malgré les déplacements. Mais l’arrivée de l’aide alimentaire, puis la « rente pétrolière » portent un coup de grâce à l’agricultre. « Ce qui a tué l’agriculture en Irak, c’est l’argent ! », nous déclare ainsi un universitaire Irakien à Erbil en juin 2014.
La fabrique de la paix par les États-Unis
Étant donné l’urgence extrême, il serait mal à propos de dire que l’aide alimentaire n’était pas nécessaire. Mais la façon d’aider est déterminante. Ainsi, en 1995, la mise en place de l’aide alimentaire à travers le programme « Pétrole contre nourriture » consiste en une distribution de nourriture [5], d’intrants et de semences industrielles (6) : tout ceci est gratuit pour la population mais représente 21% du budget de l’Irak ! En effet, l’aide alimentaire internationale, ce n’est pas du don (comme le pratiquent les ONG), mais des programmes qui ont un coût économique pour les États : le gouvernement irakien a payé la nourriture qui était distribuée.
Cette aide structurelle n’incite pas les paysans à réinvestir les campagnes détruites. Prenons l’exemple de la farine qui illustre bien l’ambiguïté d’une telle aide. En effet, quel prix donner à un produit que le gouvernement distribue gratuitement ? Qui va acheter ce qu’il peut obtenir pour rien ? C’est un nouveau modèle qui s’impose donc à travers l’aide, un modèle dans lequel les prix de références sont ceux du marché international, et où le paysan qui pratique une agriculture vivrière n’apparaît plus compétitif. Donc les populations, autrefois paysannes, restent en ville et obtiennent une rente en tant que victimes de la guerre, ou un emploi dans l’administration. C’est environ 70% de la population du Kurdistan d’Irak qui perçoit aujourd’hui de l’argent de l’État. Cette économie de rente vient des recettes pétrolières que l’État est tenu de reverser, en partie, au gouvernorat du Kurdistan d’Irak.
Autre composante de cette aide structurelle sur l’agriculture : l’introduction en masse, via les programmes d’aides encadrés par l’ONU, la FAO, et l’USAID (l’organisation des Etats-Unis qui gère l’aide au développement), de semences hybrides F1. Aujourd’hui, 22 variétés de blés sont inscrites au catalogue national irakien des semences, donc autorisées. Au Kurdistan d’Irak, le gouvernorat parle de seulement sept variétés cultivées. Kelly T. Crosby [6], juriste américaine, explique que, durant cette période, des verrous juridiques ont imposé un nouveau modèle : désormais, le paysan irakien qui cultiverait des variétés anciennes serait un contrefacteur, tandis que les semences étrangères sont considérées comme la norme ! Il faut souligner que les anciens paysans ont été victimes de politiques hautement répressives : dans ce cadre, le respect de la règle prend une toute autre dimension pour des populations dont les récoltes et semences ont été détruites.
Ainsi, parmi la centaine de lois rédigées par les États-Unis durant leur occupation du territoire Irakien, celle portant le numéro 81 (ordre Bremer 81) [7] concerne les semences. Elle introduit leur inscription obligatoire dans un catalogue national, avec les critères en vigueur dans le monde « du nord » – semences distinctes, homogènes et stables (DHS), ainsi que la prohibition des autres variétés. Dans le cas contraire, la loi prévoit de confisquer et détruire les semences. Cette loi met l’Irak en conformité avec l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), et peut donc soumettre sa candidature à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).
En adoptant une politique agricole conforme aux règles du commerce international, l’agriculture irakienne pourra y participer, notamment avec de grandes exploitations intensives en monoculture destinées aux exportations. Mais quid des conséquences sur les populations ?
La guerre et la « paix » au Kurdistan d’Irak, temps de bouleversements, ont été utilisées pour administrer une « thérapie de choc » au monde agricole : en introduisant un système libéral, le « vivant » est devenu un « objet » alors qu’il s’agissait d’un patrimoine. Dès lors, pouvons-nous encore parler d’autonomie quand les paysans sont privés de la première de leurs ressources, les semences, et que les ficelles de cette politique sont tirées par des organisations internationales ?
[1] WALLISSER, Yann., Ruralité, urbanité et violence au Kurdistan, Etudes rurales n°186, Laboratoire d’Anthropologie sociale, Editions de l’école des hautes études en sciences sociales, 2011, 246 p.
[2] Selon Boris Boillon ambassadeur de France en Irak, http://france.krg.org/fr/investir-au-kurdistan.html
[3] [[Campagne de déplacement de population et d’extermination menée par le parti Ba’ath à l’encontre des Kurdes.
[4] BOZARSLAN Hamit, Conflit kurde, Le brasier oublié du Moyen-Orient, Editions autrement, Paris, 2009, 172p.
[5] UNWPH, Comprehensive Food Security and Vulnerability analysis, Kurdistan Regional Statistics Office, Iraq, 2008
[6] CROSBY, Kelly T., The United States and Iraq : Plant Patent Protection and Saving Seed, Wash. U. Glob. Stud. L. Rev. 511 (2010), http://digitalcommons.law.wustl.edu/globalstudies/vol9/iss3/5
[7] , « IRAK – Loi sur la propriété intellectuelle sur les semences », Inf’OGM, octobre 2004