Brevet et droit d’obtention végétale : quelles interactions et conséquences ?
Le brevet et le certificat d’obtention végétale (COV) sont tous deux des moyens de protection de la propriété intellectuelle des plantes. Le brevet porte sur une invention (un gène et sa fonction, un procédé…) et le COV porte exclusivement sur une variété végétale définie par les caractères stables et homogènes issus d’un génotype ou d’une combinaison de génotypes. Si le brevet sur le vivant est souvent critiqué, y compris par certains semenciers industriels, c’est l’interaction entre le brevet et le cov sur les variétés qui risque aujourd’hui d’avoir le plus de conséquences dommageables sur la biodiversité, les agriculteurs et les sélectionneurs de variétés végétales. Cet article montre ces interactions et les impacts qui en découlent.
Le brevet sur une variété végétale ou une race animale n’est pas autorisé en Europe. Seul le brevet sur le gène et sa fonction, ou sur un procédé technique ou microbiologique [1], est encadré par la directive européenne 98/44. Celle-ci comporte une dérogation pour les agriculteurs – le « privilège » de l’agriculteur [2], qui leur permet d’utiliser le produit de leur récolte contenant une matière biologique [3] couverte par un brevet, pour la reproduction ou la multiplication de leurs semences sur leur propre exploitation (semences de fermes). Ils doivent néanmoins pour cela se conformer à certaines exigences prévues par la réglementation sur les obtentions végétales [4]. Ils sont ainsi autorisés à « reproduire l’invention brevetée » et exemptés de devoir payer les royalties au propriétaire du brevet sur un gène ou un élément génétique, mais sont néanmoins obligés de rémunérer l’obtenteur de la variété multipliée et protégée par un COV. Cette possibilité de cumul d’un COV sur la variété et d’un brevet sur un élément qui se reproduit dans toutes les plantes de la variété (gène, marqueur, matière biologique produite grâce à un procédé…) risque d’accentuer brutalement la perte d’autonomie du paysan.
La fin annoncée des semences de ferme ?
Si dans un premier temps, le brevet européen sur le gène ou la technologie génétique, et le COV sur la variété, permettent tous deux à l’agriculteur d’avoir recours aux semences de ferme, le brevet permet aussi d’introduire un outil technique d’identification fiable et facilement utilisable d’une éventuelle présomption de contrefaçon dans la semence de ferme. En effet, grâce aux marqueurs moléculaires ou génétiques, un obtenteur est « enfin » en mesure de récupérer ses royalties sur les semences de ferme issues de la variété qu’il a protégée par un COV, ce qu’il ne pouvait que très difficilement faire jusqu’à présent faute d’outil technique et juridique suffisant [5].
Explication : l’obtenteur d’une variété protégée par un COV a le droit d’exiger le paiement de royalties sur les semences reproduites à la ferme à partir de sa variété (au sens du règlement européen 2100/94). Mais pour les récupérer auprès des agriculteurs qui ne les payent pas spontanément, il doit être en mesure d’apporter la preuve que la variété cultivée est la sienne. Il lui revient en effet à lui et à lui seul la charge d’amener la preuve d’une éventuelle contrefaçon, et pour cela, il ne peut rien exiger de la part de ces agriculteurs, comme par exemple les contraindre de lui indiquer le nom de la variété qu’ils ont reproduite, tant qu’il ne dispose pas d’une présomption suffisante de contrefaçon. Or, en pratique, il ne lui est pas possible de le faire tant que la protection de sa variété par un COV ne repose que sur des caractères morphologiques difficilement identifiables dès qu’elle est reproduite plusieurs fois dans le champ d’un paysan. Une telle identification imposerait en effet des expertises visuelles coûteuses et facilement contestables du fait de la variabilité de ces caractères morphologiques qui évoluent à chaque multiplication en l’absence de sélection conservatrice que ne pratiquent pas les agriculteurs utilisateurs de semences de ferme. Sans parler de la complexité supplémentaire chez les agriculteurs qui sèment des mélanges de variétés… A l’inverse, une matière biologique ou un gène couverts par un brevet sont facilement identifiables grâce aux marqueurs moléculaires y compris suite à plusieurs reproductions successives de la plante. L’obtenteur dispose ainsi d’un outil technique fiable lui permettant d’amener facilement un élément de présomption de contrefaçon suffisant pour engager contre un agriculteur une procédure le contraignant à devoir payer les royalties s’il ne peut pas prouver lui-même son éventuelle « innocence ». Cette inversion de la charge de la preuve permettra dans la plupart des cas à l’obtenteur de récupérer ses royalties au nom du COV protégeant la variété dans laquelle le gène ou la matière biologique brevetés ont été insérés, comme cela se fait dans les pays autorisant les cultures GM (Etats-Unis, Canada).
La fin des sélections paysannes ?
L’agriculteur qui utilise comme semence sa récolte issue d’une variété protégée par un COV peut aussi revendiquer le « privilège du sélectionneur » qui lui permet d’utiliser librement, et sans payer de royaltie, une variété protégée par un COV pour sélectionner une autre variété, localement adaptée à son terroir par exemple. Cette revendication reste possible pour la recherche portant sur la reproduction d’une matière biologique ou d’un gène couverts par un brevet, mais pas pour l’utilisation commerciale de la nouvelle variété qui contiendrait encore l’information génétique brevetée. Or, contrairement au sélectionneur de laboratoire, l’agriculteur n’a pas la possibilité technique de « sortir » cette matière biologique ou ce gène breveté de sa semence. Comme il sélectionne dans le même champ que celui destiné à la production pour la vente, le brevet sur le gène lui fait perdre son « privilège de sélectionneur ».
Enfin, en cas de contamination par un gène breveté d’une variété paysanne non protégée par un COV, le privilège du fermier de reproduire ce gène dans son champ disparaît car ce privilège dépend de la vente de la semence couverte par un brevet [6]. Le propriétaire du brevet pourra revendiquer des royalties sur la récolte du paysan et s’opposer à sa réutilisation comme semences de ferme ainsi qu’aux échanges « informels » de semences entre agriculteurs.
La fin des sélections des petits semenciers ?
Les obtenteurs européens utilisent tous « le privilège du sélectionneur », c’est-à-dire la possibilité d’utiliser une variété protégée pour en sélectionner une nouvelle. Mais si cette dernière contient un gène ou une matière biologique protégés par un brevet, les obtenteurs ne peuvent plus commercialiser la nouvelle variété ainsi sélectionnée sans obtenir un droit de licence de la part du propriétaire du brevet, à moins d’en extraire le gène ou la matière biologique protégée. Dans le cas des transgènes soumis à une obligation d’information lors de toute dissémination, l’obtenteur sait que la ressource phytogénétique qu’il utilise est protégée par un brevet. Mais en cas d’utilisation d’autres procédés brevetables que la transgénèse (mutagénèse incitée par exemple) aucune information sur ce procédé, ni sur le brevet qui le protège, n’est exigée pour les échanges ou la mise sur le marché des ressources phytogénétiques ou des semences commerciales concernées. A moins de surveiller en permanence la totalité des brevets et d’analyser l’intégralité des caractéristiques moléculaires et génétiques des ressources qu’il utilise, l’obtenteur court un gros risque : ne découvrir l’existence d’un brevet concurrent l’obligeant à payer des droits de licence pour pouvoir commercialiser les semences de la variété qu’il a sélectionnée qu’au moment de sa mise sur le marché. Une telle situation décourage les investissements en recherche, accélère la concentration de l’industrie semencière entre les mains des propriétaires des plus gros portefeuilles de brevets et finit par bloquer l’innovation. Elle facilite aussi la commercialisation de ces « OGM clandestins » à des consommateurs qui ne les achèteraient pas s’ils étaient informés de ces manipulations.
La guerre des firmes pour le contrôle des semences
L’interaction de ces deux droits de propriété intellectuelle renforce les atteintes aux droits des paysans de sélectionner, de conserver, d’utiliser et d’échanger leurs semences, mais aussi de ressemer une partie de leur récolte issue d’une variété protégée ou d’user de leur « privilège » de sélectionner une nouvelle variété végétale à partir de cette variété protégée. D’un autre côté, la propriété industrielle est aussi une arme de destruction massive entre les entreprises. En effet, on assiste aujourd’hui à une lutte féroce entre, d’une part, les obtenteurs de COV sur des variétés végétales aux caractères agronomiques adaptés au développement de l’agriculture industrielle dans chaque grande région climatique et, d’autre part, les propriétaires de brevets sur des gènes ou des informations génétiques pouvant être intégrés, voire déjà présents dans ces variétés, quelle que soit la région où elles sont cultivées. Avec les OGM dont l’information est obligatoire, cette guerre pouvait paraître loyale, chacun connaissant les cartes dont disposent ses concurrents ; mais avec les nouveaux OGM et brevets clandestins sur les autres biotechnologies que la transgénèse, le combat devient une partie de poker menteur totalement inégale.
La lutte de la société civile contre le « brevet sur les semences » doit-elle se limiter à arbitrer les conflits entre semenciers en interdisant le brevetage des gènes existants naturellement et en garantissant le privilège du sélectionneur industriel, tout en acceptant les nouvelles atteintes aux semences fermières et paysannes venant du renforcement du COV et du brevet sur le gène ? Ou bien doit-elle aussi s’opposer au renforcement de la protection du COV défini par le règlement européen de 1994 qui fait de la semence de ferme une contrefaçon, aux contaminations par des gènes brevetés et à l’ensemble des brevets sur les gènes ou la reproduction du vivant ?
[1] Appelé « technologie génétique » lorsqu’il est lié à un marqueur moléculaire ou génétique qui permet d’identifier sa réutilisation dans une plante ou un animal (Art. 4-3 Directive 98/44).
[2] Le « privilège » de l’agriculteur est né d’une évolution sémantique intéressante : le fait tout « naturel » de pouvoir ressemer une partie de sa récolte est devenu un privilège (Art. 11 Directive 98/44).
[3] Pour la directive 98/44, la « matière biologique » correspond à une matière contenant des informations génétiques et qui est autoreproductible ou reproductible dans un système biologique.
[4] Art. 14, Règlement n°2100/94 instituant un régime de protection communautaire des obtentions végétales.
[5] Quelques exceptions comme la Contribution volontaire obligatoire blé tendre française ou un accord avec les trieurs à façon anglais permettent aux obtenteurs de récolter quelques royalties.
[6] Directive 98/44, Art. 11 : « La vente ou une autre forme de commercialisation de matériel de reproduction végétal par le titulaire du brevet ou avec son consentement à un agriculteur à des fins d’exploitation agricole implique pour celui-ci l’autorisation d’utiliser le produit de sa récolte pour reproduction ou multiplication par lui-même sur sa propre exploitation ».