DSI : la biopiraterie dématérialisée
Les informations de séquences numériques, des ovni sémantiques, suscitent de lourds débats juridiques. Elles se situent à la confluence de la dérégulation des NTG, du droit des brevets et du partage des ressources génétiques.
Introduit à l’origine comme un nouveau concept scientifique, un ovni sémantique s’impose depuis peu dans tous les débats sur les semences, la biodiversité et la propriété intellectuelle. Les uns le nomment ISN (DSI en anglais) pour « informations sur les séquences numériques », les autres DSG (GSD en anglais) pour « données de séquences génétiques ». Objet volant car il circule librement dans le cyberespace sous forme de signaux virtuels captés par des ordinateurs qui les affichent sous forme de successions de cinq lettres (ACG et T ou U), symboles des composants chimiques de l’ADN ou de l’ARN. Non identifié car plus on en parle dans les arènes politiques internationales (TIRPAA1, CDB2…), moins il est possible de le définir.
Des concepts juridiques à géométrie variable
Cette absence de définition internationalement reconnue des DSI/GSD permet aux pays du Sud global, principaux fournisseurs de ressources génétiques, de conclure qu’elles sont une composante génétique d’organismes physiques et aux pays du Nord global, principaux utilisateurs de ces ressources, qu’elles sont un produit de la recherche. Mais cela n’empêche pas la portée d’un brevet portant sur une information génétique de contrôler toute utilisation des organismes physiques qui la contiennent. L’absence de définition de cette information bloque actuellement les discussions sur l’encadrement juridique des nouvelles techniques de modifications génétiques, comme un éléphant au milieu de la pièce que personne n’ose évoquer.
Tous ces mots désignent une même réalité. Mais si les DSI et GSD sont des données dématérialisées, une composante d’un organisme physique, fut-elle génétique, est matérielle. Quand à l’information génétique, elle est a priori dématérialisée comme toute information, mais elle est aussi matérielle puisque contenue dans la matière biologique (ADN). Quelles sont les conséquences de ces jeux de mots ? 3
La CDB et le TIRPAA qu’èsaquo ?
Pour le droit international dicté par le « Nord global » industriel, le vivant et les connaissances sont d’abord des ressources industrielles. La CDB (Convention sur la diversité biologique) est une convention entre États qui établit les règles de l’accès aux ressources biologiques et aux connaissances associées indispensables au développement industriel. Tout accès implique la signature d’un accord bilatéral qui repose sur le consentement préalable de l’État d’où provient la ressource convoitée. Cet État peut déléguer ce consentement à la personne, au peuple autochtone ou à la communauté locale qui gère cette ressource et détient les connaissances associées. Ce consentement peut porter sur les conditions de leur utilisation (peuvent-elles être objets de recherche, ou aussi multipliées, commercialisées, transformées, génétiquement modifiées, brevetées… ?) et sur le partage des avantages issus de leur exploitation. Depuis l’adoption de la CDB en 1992, ces conditions sont le plus souvent contournées vu que la plupart des ressources biologiques sont librement disponibles dans de nombreuses collections publiques, sans lien avec leur origine. C’est aussi le cas pour la description, par de multiples publications librement accessibles, de leurs composantes chimiques et génétiques pouvant être approximativement copiées par la chimie ou la biologie de synthèse, donc sans utilisation directe de la ressource biologique d’origine. Le partage des avantages est ainsi limité à quelques dollars qui financent le travail d’ONG, de chercheurs et parfois d’organisations de peuples autochtones chargés de recueillir et de mettre à disposition de tous les ressources biologiques non encore disponibles et les connaissances associées détenues par les paysans et les populations qui vivent avec ces ressources et les entretiennent.
Le TIRPAA (Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture) est l’application de la CDB aux semences. Il supprime le consentement préalable bilatéral qu’il remplace par un système multilatéral (SML) d’accès (principalement aux grandes banques de gènes nationales et internationales). Cet accès n’est pas libre, mais « facilité », car conditionné à une obligation de partage des avantages et à une interdiction de revendiquer tout droit de propriété intellectuelle limitant l’accès facilité d’autres acteurs à la ressource fournie, ses parties ou ses composantes génétiques. Un Fonds de partage des avantages est principalement alimenté par quelques États, bien en deçà des sommes promises puisqueque l’industrie semencière profite de l’absence de traçabilité effective des échanges de semences pour ne verser que quelques miettes. Ce Fonds finance lui aussi des institutions, ONG et chercheurs chargés d’aider les paysans à conserver leurs semences tout en les recueillant pour les verser au SML et en publiant leurs connaissances associées.
Le miroir aux alouettes du partage des avantages du brevet
La mise en accès libre sur Internet des séquences génétiques de millions de ressources biologiques et de milliers de publications sur leurs caractères d’intérêt vient aujourd’hui anéantir tout autant le consentement préalable de la CDB que les conditions de l’accès facilité du TIRPAA. Les algorithmes d’intelligence artificielle et d’apprentissage automatique permettent, à partir de l’utilisation de ces millions de données, de construire des modèles informatiques de prédiction guidant l’ingénierie génétique de création d’organismes, de composants et de produits de la biologie de synthèse… brevetés avant même d’exister.
Des milliers de brevets sont accordés sur les informations génétiques ainsi intégrées dans des végétaux, animaux, micro-organismes, champignons, produits pharmaceutiques, vétérinaires, de biocontrôle… et/ou sur les « nouvelles techniques génomiques » (NTG) d’obtention de ces produits, alors même que seul un petit nombre d’entre eux sont effectivement développés et commercialisés. N’étant plus directement liés à l’accès aux ressources biologiques physiques mais uniquement à des données dématérialisées (DSI//GSD) considérées comme des produits de la recherche, tous ces brevets contournent le partage des avantages. La CDB étudie en conséquence la faisabilité d’un prélèvement financier lors de la commercialisation de tout produit issu de l’utilisation de DSI/GSD destiné à alimenter un Fonds de partage des avantages. De son côté, le TIRPAA débat du même sujet depuis 10 ans. Mais les marchandages de l’industrie, soutenue par les pays du « Nord global », bloquent toute conclusion alors que de plus en plus de brevets sont accordés.
La déréglementation des « nouveaux OGM » pourrait-t-elle généraliser la biopiraterie ?
Depuis 1998, la directive européenne biotech 98/44 précise que « la protection conférée par un brevet à un produit contenant une information génétique ou consistant en une information génétique s’étend à toute matière, dans laquelle le produit est incorporé et dans laquelle l’information génétique est contenue et exerce sa fonction ».
Mais il est interdit de breveter la nature ainsi que les procédés traditionnels de sélection, dits « essentiellement biologiques ». Les techniques de transgenèse susceptibles d’intégrer de telles informations génétiques dans des organismes biologiques laissent toutes des signatures facilement identifiables (promoteur, terminateur…). Avec elles, la portée des brevets se limite aux seuls produits issus de l’invention et aux produits victimes de contamination par des gènes brevetés.
Qu’à cela ne tienne ! La nouvelle fable de l’industrie et des gouvernements des pays les plus riches dit que les NTG permettent d’obtenir des informations génétiques qui ne se distinguent pas de celles pouvant être contenues dans des organismes existant naturellement ou issues de sélection traditionnelle non brevetable. La description numérique de la seule information génétique brevetée peut ne pas pouvoir être distinguée, mais jamais la totalité de l’organisme modifié. Les NTG génèrent en effet systématiquement de nombreuses autres modifications génétiques dites « non intentionnelles » qui constituent autant de « signatures » incontestables de l’utilisation du procédé de génie génétique justifiant le brevet. Mais la portée du brevet s’étend à toute matière qui contient l’information génétique brevetée. Elle s’étend donc aussi à tous les organismes qui la contiennent naturellement ou suite à l’utilisation de procédés de sélection non brevetables. C’est ainsi que quelques sociétés pharmaceutiques, agrochimiques, semencières, agroalimentaires… pensent qu’elles pourront s’approprier et contrôler toute la diversité biologique présente sous le soleil. Mais de plus en plus de paysans et de citoyens se lèvent, bien décidés à abolir cette nouvelle forme de biopiraterie résultant de l’absence de réglementation de la numérisation des génomes.
1Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, communément qualifié de Traité des semences.
2Convention sur la diversité biologique.
3Les dimensions de cet article ne permettent pas de rentrer dans tous les détails des multiples procédures permises par les textes juridiques évoqués.