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La numérisation du vivant, objet de discorde législative

Par Eric MEUNIER

Publié le 03/12/2020, modifié le 20/11/2023

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En 1992, les États se sont engagés à protéger la biodiversité en signant la Convention sur la Diversité Biologique sous l’auspice des Nations unies. Aujourd’hui, ces mêmes États négocient pour savoir si les informations numériques obtenues par séquençage des organismes vivants [1] ont le même statut juridique que les organismes vivants eux-mêmes. À l’heure où les techniques de séquençage et de gestion statistique des bases de données numériques ont explosé, l’enjeu est de taille : pour les pays détenteurs de biodiversité, il s’agit de continuer à la protéger et de rester maître de sa valorisation. Pour ceux utilisant la biodiversité des autres, il s’agit d’y avoir accès plus librement, via sa version numérisée, sans consentement préalable éclairé et sans obligation de partage des avantages résultant de l’utilisation de ces ressources.

Alors que des financements très importants ont été débloqués pour séquencer la totalité des plantes, animaux et micro-organismes existant sur terre [2], le statut légal de la représentation numérique de ces séquences est débattu au sein de diverses instances internationales. Parmi celles-ci, une en particulier, la Convention sur la Diversité Biologique (CDB), permet de suivre les positions défendues par les entreprises, les organisations de la société civile et des peuples autochtones ainsi que par les États. Dans ce débat, ces derniers sont formellement les seuls habilités à décider.

L’adoption de la CDB en 1992 a changé le statut de la biodiversité : cette dernière n’est plus considérée comme un patrimoine commun de l’humanité librement accessible à tous. En effet, chaque pays, depuis 1992, est juridiquement souverain sur la biodiversité présente sur son territoire afin de permettre de conserver et utiliser durablement cette diversité biologique. Il est donc devenu obligatoire pour accéder et utiliser un organisme vivant appartenant à cette biodiversité, d’obtenir un consentement préalable éclairé de ceux qui la conservent et de partager de façon juste et équitable les avantages découlant de son utilisation. Cet accès aux organismes vivants physiques et leur utilisation sont donc encadrés par des accords mutuels obligatoires et, si un accord est effectivement donné, un partage des avantages entre le pays où ils se trouvent, les communautés autochtones ou locales qui les conservent, et la structure souhaitant l’utiliser.

Aujourd’hui, nombre d’organismes ont été séquencés, avec les résultats de ce séquençage enregistrés sous forme numérique dans des bases de données publiques ou privées. Des pays souhaitent maintenant que l’accès à cette information numérique et son utilisation échappent aux obligations d’accords et partage. Car l’accès à ces informations numériques leur permet d’identifier des séquences génétiques d’intérêt. Une fois cela fait, grâce aux technologies récentes, ces séquences identifiées peuvent être soit cherchées dans des bases de données établies avant l’entrée en vigueur du Protocole de Nagoya en 2014 qui imposait l’accord préalable et le partage des avantages, soit synthétisées chimiquement. L’accès à ces seules informations se substitue donc désormais à l’accès aux organismes physiques sur lequel a été bâtie la CDB.

Une question de définition

A l’instar de la philosophe Hannah Arendt, qui considérait que « les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action », les États signataires de la Convention sur la Diversité Biologique discutent de mots. Pour cela, ils se basent sur les définitions de « matériel génétique » ou de «  ressources génétiques » fournies par la Convention depuis 1992. La CDB définit « ressources génétiques » comme étant « le matériel d’origine végétale, animale, microbienne ou autre, contenant des unités fonctionnelles de l’hérédité (ndlr, le matériel génétique) ayant une valeur effective ou potentielle » [3]. À partir de ces définitions, et au travers du Protocole de Nagoya énonçant les principes d’action, la CDB établit les conditions d’accès et d’utilisation de ces organismes.

Aujourd’hui, les États estiment que le séquençage de ces organismes oblige à clarifier le champ d’application de la CDB. Car, comme le résume le Mexique dans une contribution envoyée en 2019 à la CDB, « l’accès ouvert (libre) aux informations sur les séquences génétiques se développe et a réduit la nécessité de demander des échantillons de matériel biologique (plantes, tissus animaux, micro-organismes) » [4]. Cette situation impose de « clarifier la définition des concepts de « ressources génétiques » ou de « matériel génétique » afin de déterminer si les informations sur les séquences génétiques des ressources constituent ou non une ressource génétique » selon les mots de l’Argentine. Les pays signataires de la CDB sont donc engagés dans une interprétation de ce que sont les ressources génétiques ou de ce qu’elles ne sont pas. Si tous travaillent avec la même définition fournie par la CDB, la lecture qui en est faite dépend évidemment des objectifs politiques souhaités.

Des pays veulent échapper au partage des avantages

Outre l’Union européenne, sept pays (Australie, Biélorussie, Canada, Japon, Corée du Sud, Suisse et États-Unis d’Amérique) considèrent qu’une séquence génétique d’un organisme enregistrée dans un ordinateur n’est pas une partie constituante de l’organisme lui-même. L’Australie écrit ainsi considérer que « les informations de séquences numériques des ressources génétiques (ou tout autre terme utilisé, y compris mais non exclusivement les données sur les séquences génétiques ou in silico) et les ressources et matériels génétiques physiques » sont distinctes les unes des autres. Pour ces sept pays, ni la définition de ressources génétiques, ni celle de matériel génétique données par la CDB ne sont « en ligne avec la nature non physique et électronique des informations de séquences numériques ».

Une position portée aussi par l’Union européenne. Dans un document écrit au nom des 27 États membres, l’UE se réfère à l’OMS qui définit les données de séquences génétiques (l’expression choisie par l’UE pour parler des séquences numérisées – ou Digital Sequence Information / DSI) comme étant « l’ordre des nucléotides trouvés dans une molécule d’ADN ou d’ARN ». Pour l’UE, il est nécessaire d’établir une définition claire des DSI. Mais sa position est d’ores et déjà que « les DSI ne sont pas équivalentes aux ressources génétiques [et que] l’accès aux DSI, sous forme numérique ou n’importe quelle autre forme n’est pas équivalent à l’accès aux ressources génétiques dont elles sont issues ». La Suisse et le Japon partagent cette position, considérant tous deux que la définition de ressources génétiques par la CDB renvoie à « un matériel tangible », n’incluant donc pas « les DSI ou tout autres informations » comme l’écrit le Japon. De leur côté, les États-Unis d’Amérique, non signataire de la CDB mais observateur ne prenant pas officiellement part aux décisions, se contentent simplement d’écrire estimer que les DSI « ne sont ni du matériel génétique ni une ressource génétique ».

Il est important de souligner ici que ces mêmes pays qui veulent distinguer entre ressources génétiques et informations numérisées considèrent à l’inverse qu’un brevet obtenu sur la base d’une séquence numérisée s’applique bien à l’organisme vivant. Pour exemple, une directive européenne sur la protection juridique des inventions biotechnologiques (la directive 98/44) distingue depuis 1998 les brevets portant sur une « matière biologique » de ceux portant sur « une information génétique ». Mais elle précise clairement que que « la protection conférée par un brevet à un produit (…) consistant en une information génétique s’étend à toute matière, (…) dans laquelle l’information génétique est contenue et exerce sa fonction ». Mais ce paradoxe s’explique. Pour les pays « riches » en brevets et qui détiennent la plupart des bases de données numériques, différencier ressources génétiques et informations numérisées dans le cadre des discussions sur les conditions d’accès et d’utilisation est fondamental pour accéder aux informations numérisées et les utiliser sans consentement préalable ni partage des avantages liés à leur utilisation avec les pays fournisseurs.

D’autres pays se basent sur l’histoire des négociations

Les pays défendant une différence entre les ressources génétiques et informations numérisées se basent sur les définitions fournies par la CDB mais de manière assez succincte. Mais ceux comme l’Argentine, le Brésil, la Colombie, l’Inde, l’Éthiopie, l’Iran ou certains pays africains qui défendent l’inverse se montrent plus prolixes en termes d’arguments.

L’Argentine estime par exemple que sur le plan étymologique, le « terme « matériel » ne doit pas être confondu avec la matière. En ce sens, dans le domaine des ressources génétiques, en général, la définition du terme « matériel » (…) comprend l’information associée à la ressource génétique, dont cette information est une partie constitutive, indépendamment de la manière dont elle est transmise ». Une analyse qui se retrouve selon l’Argentine dans l’histoire même des négociations ayant précédé l’adoption de la CDB en 1992. Le pays rappelle ainsi que lors de ces négociations, l’intention des pays fut de convenir « que la référence à l’accès à l’information et aux données sur les ressources génétiques était un élément important pour la conservation et l’utilisation durable (…) assurant un bénéfice mutuel de l’utilisation des ressources » [5]. Des parties qui avaient également convenu que « l’accès à la diversité biologique devrait inclure le matériel génétique (…) : Il comprend également l’accès physique direct à la diversité biologique, comme l’accès indirect, e.g. l’accès à l’information » [6]. L’Argentine estime donc qu’il n’est pas nécessaire d’apporter des modifications aux textes existants pour inclure le traitement des DSI car, pour elle, « les informations et les données font partie du concept de ressources génétiques ».

Le Brésil, pays à la biodiversité et aux ressources génétiques abondantes, porte la même approche que l’Argentine. Il la complète en ajoutant, que « même si les informations génétiques obtenues sous forme numérique devaient être exclues du concept de matériel génétique, une interprétation systémique de la CDB et du Protocole ne laisse aucune place au doute que cette information soit soumise au partage des avantages ». Car le Brésil, se basant sur ces textes internationaux, rappelle que quelle que soit la forme sous laquelle une information génétique est transmise, il y a eu « utilisation d’un échantillon physique pour accéder à ce type d’information (…), la commercialisation en découlant doit donc être partagée de manière juste et équitable conformément à l’article 5 du Protocole de Nagoya ».

Si la Colombie, l’Iran et l’Éthiopie sont sur la même position de soumettre les DSI au même régime que les ressources génétiques, l’Inde apporte un élément supplémentaire. Comme un pendant à la position du Japon, elle estime que les définitions de ressources génétiques et matériel génétique concerne « aussi bien les éléments tangibles qu’intangibles du matériel génétique, c’est-à-dire aussi bien le matériel physique que la valeur qu’il contient ». Ce pays précise que cette valeur du matériel génétique se trouve dans l’information génétique qu’il contient, quelque soit la forme qui lui est donnée, « actuelle ou potentielle ». Pour résumer sa position de manière claire, l’Inde conclut qu’accéder aux DSI revient à accéder aux ressources génétiques elles-mêmes, et que leur utilisation entre dans le champ du Protocole de Nagoya et de la CDB.

Quels enjeux de ces discussions de vocabulaire ?

Comme Inf’OGM le détaille dans le dossier du prochain numéro de son journal – à paraître début 2021 – l’enjeu de ces discussions est crucial. La CDB et le Protocole de Nagoya ont été mis en place pour assurer un accès et une utilisation juste et équitable des organismes vivants peuplant la planète. L’équilibre recherché était – et est toujours – que la biodiversité soit accessible à tous, sous réserve d’un accord de consentement préalable éclairé et d’un partage des avantages tirés de leur utilisation. Mais, la numérisation des séquences biologiques de ces organismes est l’occasion pour certains pays de remettre en cause ce système. Au contraire de la numérisation de nos vies de citoyens qui entrouvre la porte à la traçabilité et au contrôle de toutes nos activités, la numérisation des organismes végétaux, animaux ou microbiens ouvre pour l’instant celle de la perte de leur traçabilité. Nombre de bases de données informatiques librement accessibles sont en effet aujourd’hui composées de séquences dont l’origine géographique de l’organisme dont elles ont été tirées auraient été perdues, voire jamais renseignées. Comment les entreprises ou les laboratoires de recherche publique pourraient-ils obtenir le consentement et, si nécessaire, rémunérer les États concernés s’ils ne savent pas où les ressources ont été prélevées ? Autre problématique, l’existence éventuelle de droits de propriété intellectuelle comme des brevets sur tout ou partie de certaines séquences ne sont également pas renseignés dans ces bases de données. Si les DSI devaient être exclues aussi bien des définitions que du champ d’application de la CDB, les États sortiraient probablement de l’objectif de consentement préalable éclairé et d’un partage juste et équitable des avantages. En gros, les États du Sud, où on trouve la plus grande biodiversité, auraient été amadoués à laisser des explorateurs des universités et/ou des entreprises du « Nord » pauvre en biodiversité et riche en brevets prospecter (biopirater) en leur faisant miroiter un consentement préalable et un partage des avantages subitement évanouis derrière une grossière manipulation sémantique…

Dans sa contribution, le Mexique résume la situation pour les pays à forte biodiversité : « de nombreuses bases de données publiques n’ont pas fait de déclarations pertinentes sur la manière dont les informations (…) ont été obtenues, ou s’il existe des restrictions en matière de propriété intellectuelle ou d’utilisation commerciale pour l’utilisation de la base de données (…). Il faut donc développer des mécanismes pour s’assurer que des processus sont en place pour garantir un partage juste et équitable des bénéfices, sinon les gouvernements des pays en développement, les agriculteurs et les peuples autochtones qui ont créé et préservé la biodiversité seront affectés à court terme ». Sans parler des bases de données privées…

Les obligations oubliées de la CDB

La CDB ne se contente pas d’édicter qu’un partage des avantages est obligatoire en cas d’accès et utilisation d’une ressource génétique sous la souveraineté d’un État. Un consentement préalable éclairé est également obligatoire pour permettre aux fournisseurs de ressources, s’ils le souhaitent, d’autoriser un accès et une utilisation en contre-partie par exemple d’un engagement à ne pas revendiquer de brevets ou autres droits de propriété intellectuelle portant sur le matériel fourni, ses parties et informations génétiques qu’il contient. Ils peuvent ainsi limiter l’accès à ce matériel et son utilisation. Il en est de même de l’obligation de protection des connaissances des peuples autochtones et des communautés locales. Deux éléments essentiels de la CDB qui sont souvent « oubliés ».

[1DSI pour «  Digital Sequence Information » en anglais. Cette dénomination actuellement utilisée faute de mieux dans les discussions internationales ne fait pas l’objet de consensus et est encore objet de nombreux débats concernant sa définition.

[5Rapport du groupe de travail ad hoc sur les travaux de sa deuxième session en vue de l’élaboration d’un instrument juridique sur la diversité biologique de la planète, UNEP/BIO.DIV.2/3 – 23 février 1990, voir la Contribution de l’Argentine au débat de la CDB de juillet 2019.

[6Rapport du groupe de travail ad hoc d’experts juridiques et techniques sur la diversité biologique sur les travaux de sa deuxième session UNEP/BIO.DIV/WG.2/2/5 – 7 mars 1991, voir la Contribution de l’Argentine au débat de la CDB de juillet 2019.

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