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Brésil : fin de partie pour un brevet soja OGM de Bayer ?
Nouvel épisode dans la bataille autour des brevets Bayer/Monsanto sur le soja transgénique tolérant le Roundup : le 13 février 2023, le Tribunal suprême du Brésil a donné raison aux producteurs de soja. Un coup dur pour la multinationale allemande.
Le 13 février 2023, le Tribunal suprême fédéral du Brésil ordonne à Bayer de reverser à l’association de producteurs de soja Aprosoja [1] la totalité des redevances indûment perçues depuis 2018 pour un brevet [2] sur la technologie Intacta RR2 PRO héritée de Monsanto [3] : 1,3 milliards de Reals brésiliens, soit environ 237 millions d’euros. La plus haute instance judiciaire brésilienne a, en effet, accepté les arguments d’Aprosoja selon lesquels ce brevet ne pouvait bénéficier d’une protection de plus de vingt ans et avait bien expiré en mars 2018. Elle met ainsi en œuvre son arrêt, issu de l’« Action directe en inconstitutionnalité » n°5529 de mai 2021, déclarant inconstitutionnelle la disposition de la loi brésilienne sur la propriété industrielle permettant de prolonger au delà de 20 ans la validité des brevets [4]. Selon Aprosoja, il s’agit du premier procès qui met en œuvre cette décision d’inconstitutionnalité. Ce dernier épisode n’est peut-être pas l’ultime. Cette décision est, en effet, susceptible d’appel devant ce même Tribunal suprême.
Un brevet longuement contesté au Brésil
Le soja Intacta RR2 PRO a été développé par Monsanto pour tolérer son herbicide phare, le Roundup, et tuer certains insectes ravageurs comme les lépidoptères [5]. Il a été autorisé à la culture au Brésil en 2010. Selon Aprosoja, cet OGM représente les deux tiers des cultures de soja génétiquement modifié du pays. Les producteurs de ce soja doivent verser des redevances (« royalties » dans le jargon anglo-saxon) à Bayer pour cultiver ces semences brevetées.
La décision du 13 février 2023 est une énième étape dans un long contentieux. Tout a commencé en 2017, quand Aprosoja a porté plainte. Cette association dénonçait alors une absence de brevetabilité pour défaut d’activité inventive [6]. Le Tribunal de justice brésilien donnait raison à Aprosoja après que l’INPI brésilien a lui-même soutenu la position de l’association dans un avis technique transmis en janvier 2018. Un juge fédéral contraint alors Monsanto, en juillet de la même année, à verser sous séquestre les redevances qu’il perçoit depuis 2013 d’Aprosoja pour le soja GM. En juillet 2019, les agriculteurs de dix autres États brésiliens (dont Bahia, Goiás, Piauí, Rondônia et Tocantins) sont invités par le Tribunal de justice du Mato Grosso à se joindre à l’action.
En 2018, estimant que le brevet contesté, pour lequel il verse des redevances, est en fait expiré en mars de cette même année, Aprosoja saisit à nouveau le juge du Tribunal de justice du Mato Grosso. Ce dernier adresse alors, en août 2022, une nouvelle injonction à Bayer : déposer sous séquestre un tiers du montant total des redevances qu’elle a perçues. La décision du Tribunal suprême de février 2023 vient entériner la position du juge du Tribunal de justice du Mato Grosso.
En 2022, Aprosoja intente un nouveau procès concernant un deuxième brevet de Bayer sur Intacta RR2 PRO, avec un enjeu financier du même ordre. Selon l’association, ce brevet aurait expiré en décembre 2020 et ne peut donc, depuis, faire l’objet de redevances. Si Aprosoja était à nouveau confirmée dans ses droits, le montant cumulé de remboursement de redevances par Bayer pourrait atteindre 2,5 milliards de Reals brésiliens (environ 454 millions d’euros).
Cette conclusion judiciaire vient en fait ponctuer une stratégie de Monsanto consistant, depuis la fin des années 90, à vouloir « tordre » le droit brésilien des brevets, qui tourne le dos à la brevetabilité du vivant. Le brevet précité sur la technologie Intacta RR2 PRO, déposé en mars 1998, est un des premiers a passer au banc d’essai.
Monsanto, bourreau et victime du droit brésilien des brevets
Les Accords ADPIC [7] sont un compromis international sur les questions de propriété industrielle. Leur article 27.3 permet aux États membres de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) d’exclure les animaux et les végétaux du champ des brevets, mais les oblige à reconnaître la brevetabilité des micro-organismes et des procédés microbiologiques et non-biologiques, et à mettre en place un système de protection efficace des innovations végétales. Historiquement peu favorable aux brevets, le Brésil fait une interprétation large de ces exclusions et entend simplifier les choses : les organismes vivants et les gènes ne sont pas brevetables, les procédés non-essentiellement biologiques sur le vivant le sont.
Lorsque Monsanto dépose ses demandes de brevets OGM / tolérance au glyphosate au Brésil, à la fin des années 90, les gènes n’y sont donc en principe pas brevetables. Mais les faits contredisent cela. Le brevet évoqué ci-dessus, déposé en mars 1998, portant sur des « gènes chimériques », c’est-à-dire des transgènes, sera donc accordé. Comme l’explique le juriste brésilien Marcelo Dias Varella : « contrairement à toute évidence, l’entreprise [Monsanto] a avancé lors de l’instruction de sa demande [de brevet] d’invention [auprès de l’INPI brésilien] que les gènes du premier brevet n’étaient pas des gènes, mais un élément d’un procédé non essentiellement biologique, ce qui permettrait sa brevetabilité selon la loi 9.279. Le raisonnement, inspiré de la doctrine nord-américaine, était contraire à la législation brésilienne » [8].
L’INPI brésilien cède donc et octroie, en 1998, un brevet contraire aux dispositions légales en vigueur, et ce grâce à un argumentaire infondé. Malgré les recours administratifs en justice de la concurrence (Zeneca et Nortox), Monsanto arrivera à faire durer ces droits pendant plusieurs années et à développer des parts de marchés, acquérir des sociétés locales et faire signer des accords contraignants aux agriculteurs.
Le soja en Amérique du Sud
L’Amérique du Sud est un vaste territoire d’accueil des grandes cultures, principalement le soja. En un peu plus de vingt ans, depuis la fin des années 90, le soja qui y est cultivé est devenu transgénique à plus de 95 % [9].
En 2020, le Brésil consacrait 29 % de son territoire à l’agriculture et possèdait la quatrième plus grande surface cultivée après la Chine, les États-Unis et l’Australie [10]. En 2022, le Brésil est le premier producteur de soja dans le monde avec 159 millions de tonnes, devant les États-Unis (126 millions) et la Chine (67 millions) [11]. Cette culture, en constante expansion, est un désastre pour la biodiversité en raison notamment de la déforestation qu’elle impose [12]. En 2022, la pire des années, 9 494 km² de végétation ont été rayés de la carte par la déforestation et l’élevage de bovins nourris au soja [13]. Un rapport publié par l’ICV (Instituto Centro de Vida), en février 2022, indique qu’entre août 2008 et juillet 2019, un cinquième de la déforestation totale dans le Mato Grosso a eu lieu dans les exploitations de soja.
14% du territoire argentin est cultivé [14]. Le soja y est aujourd’hui devenu la principale culture et occupe près de la moitié des terres cultivées. Le soja est aussi, en 2021, le premier produit d’exportation du pays et a contribué à 9 milliards de dollars de revenus en taxes à l’export [15]. Avec 52 millions de tonnes en 2022, ce pays produit près de 20% du soja mondial, derrière le Brésil, les États-Unis et la Chine.
Avec la Bolivie, l’Uruguay et le Paraguay, le Brésil et l’Argentine forment ce que Syngenta a appelé, dans les années 2000, « la République unie du Soja » [16]. À la fin des années 90, ces quatre derniers pays font le choix des OGM et des pesticides, notamment le soja Roundup Ready (RR) tolérant le glyphosate. Ce soja est importé par l’Europe pour nourrir son bétail. En 2020, il provient à 70% du Brésil et d’Argentine.
[1] Association regroupant les producteurs des États du Mato Grosso, de Bahia, de Goiás, de Piauí, de Rondônia et du Tocantins.
Site Internet d’Aprosoja (site uniquement en langue brésilienne, consulté le 22 février).
[2] Brevet brésilien PI 9816295-0 B1, déposé le 3 mars 1998.
República Federativa do Brasil – Ministério da Indústria, Comércio Exterior e Serviços – Instituto Nacional da Propriedade Industrial, « Método de controle de infestacao de uma planta de soja por um inseto da familia Tortricidae », 3 mars 1998.
[3] Bayer a racheté Monsanto en 2018.
[4] Yes my patent, « La décision de la Cour Suprême du Brésil sur la durée de protection des brevets ».
[5] Ce soja est une plante génétiquement modifiée empilée (MON87701 x MON89788) contenant les gènes de Bacillus thuringiensis (Bt) et d’Agrobacterium tumefaciens ; elle est autorisée à l’importation dans l’Union européenne.
Bayer, Intacta RR2 PRO (consulté le 22 février 2023).
[6] Contrairement aux États-Unis, où le critère d’activité inventive (« non-évidence ») peut être rempli malgré une faible modification d’éléments naturels, le Brésil requiert un « plus grand effort » de la part des chercheurs, en s’éloignant plus des éléments préexistants dans la nature ; l’exigence d’activité inventive est plus importante.
[7] Aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (Accords OMC).
[8] Varella, MD, Revue International de droit économique, « Point de vue propriété intellectuelle et semences : les moyens du contrôle des exportations agricoles par les entreprises multinationales », 2006.
[9] Greenpeace, page Soja et déforestation, « Le soja pour l’alimentation animale, désastre environnemental ».
[10] Banque Mondiale, Terres agricoles.
[11] Wikipedia, « L’Agriculture en Argentine ».
[13] Mighty Earth, « Carrefour nous enfume toujours », 2022.
[14] USDA (United States Department of Agriculture, « Oil Seeds : world makets and trade », p. 15, février 2023 (consulté le 23 février 2023).
[15] Plein Champ, « L’Argentine, le nouveau Messi du soja », 6 mai 2022.
[16] , « Le soja en Amérique latine : chance ou cauchemar ? », Inf’OGM, 30 décembre 2019.