Des brevets sur le vivant, une « invention » étasunienne
Historiquement, la protection du vivant par le brevet s’est construite aux États-Unis et en Europe. Abandonnant une position alors conservatrice, la Cour suprême des États-Unis valide, en 1980, un brevet sur une bactérie génétiquement modifiée (GM) [1]. Cette institution définit le micro-organisme comme une « composition de matière », ouvrant le champ de la brevetabilité du vivant. Où en est-on en Europe, notamment en matière d’OGM, alors que la Convention sur le Brevet Européen (CBE) fête ses 50 ans l’année prochaine ?
Dans l’historique des brevets sur le vivant [2], le premier brevet sur une séquence génétique couvre une partie de la séquence de l’hormone de croissance humaine et fut délivré à l’Université de Californie en 1982 [3]. Les États-Unis délivrent en 1984 un brevet sur de l’insuline obtenue à partir de bactéries GM [4] et, en 1985, sur un maïs OGM [5]. En 1988, l’Office américain des brevets accorde à l’Université de Harvard le premier brevet sur un mammifère, une souris transgénique [6]. Son génome a été modifié par l’introduction d’un gène humain pour développer facilement des tumeurs et servir ainsi à des recherches sur le cancer. En 1992, l’Office Européen des Brevets (OEB) octroie également une protection au rongeur. La directive européenne 98/44/CE sur les inventions biotechnologiques est votée en 1998 [7]. En 2007, Craig Venter dépose une demande de brevet sur un procédé visant à synthétiser un génome bactérien [8], abandonnée pour des raisons éthiques sous la pression du groupe ETC [9].
En Europe, les « procédés essentiellement biologiques » ne sont pas brevetables…
En 1999, dans le sillage de la directive 98/44/CE, l’OEB recadre la brevetabilité des végétaux en affirmant qu’une revendication peut englober des variétés végétales, même si elle ne peut revendiquer individuellement des variétés [10]. Les enjeux se concentrent aussi à cette époque sur l’interprétation du terme « procédé essentiellement biologique » (PEB) [11] . En 2010, deux décisions de l’OEB confirment qu’un PEB d’obtention de végétaux ou d’animaux, fondé sur le croisement par voie sexuée de génomes complets et sur la sélection, doit être exclu de la brevetabilité [12] [13]). Cela vaut même si ce procédé inclut une intervention technique humaine.
… et les produits qui en sont issus ne le sont plus
Suite à un revirement de jurisprudence de l’OEB en 2020 [14] [15], les produits animaux et végétaux et/ou leurs parties obtenus exclusivement [16] par des PEB ne sont plus brevetables (sauf pour les demandes déposées avant juillet 2017). Cela fait suite à des résolutions du Parlement européen réaffirmant que « les variétés végétales et les races animales, y compris leurs parties et caractéristiques, de même que les produits obtenus par des PEB ainsi que ces procédés eux-mêmes ne sauraient en aucun cas être brevetables » [17]. Les procédés permettant d’obtenir des végétaux transgéniques et les mutants induits de manière technique (OGM non transgéniques) sont quant à eux brevetables, qu’il s’agisse de mutagénèse dirigée ou de mutagénèse aléatoire, à condition qu’ils soient reproductibles par « l’homme de l’art ».
Les séquences génétiques numérisées, nouvelle source de brevets
Aujourd’hui, ce sont les « ressources génétiques » (RG), sous formes de séquences génétiques numérisées (DSI), qui sont exploitées par l’industrie semencière [18]. Cette dernière dispose d’outils informatiques capables d’identifier et tester de nouvelles informations génétiques potentiellement brevetables, comme de nouveaux traits fonctionnels de végétaux [19].
En 2014, l’Union européenne adopte un règlement pour lutter contre la biopiraterie et garantir un partage des bénéfices tirés de l’exploitation commerciale des RG [20], transposé en droit français via la loi « pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages » [21] . Celle-ci incite à déclarer auprès de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) toute RG ou connaissance traditionnelle associée utilisée dans le cadre d’une demande de brevet français. Cette déclaration n’est obligatoire que pour l’accès à des fonds publics de recherche.
Au niveau international, l’Office Mondial de la Propriété Intellectuelle (OMPI) débat depuis longtemps de la possibilité d’obliger les déposants de demandes internationales à divulguer certaines informations relatives aux RG et/ou savoirs traditionnels utilisés dans le cadre d’une invention. Cette « obligation de divulgation » est plébiscitée par les États membres riches en biodiversité et crainte par les autres [22]. Elle n’est cependant pas évoquée dans le dernier rapport OMPI de mars 2022 [23].
Un « disclaimer » pour délimiter les produits non couverts par le brevet
Contrairement à ce qu’affirment des détenteurs de brevets sur les OGM non transgéniques, on peut distinguer ces derniers de ceux obtenus par d’autres techniques ou d’autres organismes naturels [24]. L’OEB impose de limiter la portée de tels brevets en précisant, via un disclaimer [25], qu’ils ne s’étendent pas au-delà des produits obtenus par les moyens techniques mentionnés dans la description du brevet. On exclut donc les produits qui ne sont pas issus de l’invention brevetée.
Ce principe pourrait être appliqué aux brevets basés sur des RG. Une formulation de disclaimer devrait permettre de retirer des revendications ce qui est obtenu à partir d’informations numériques issues de RG et limiter leur objet aux produits obtenus par des moyens techniques. Selon l’OEB, si une caractéristique technique d’un végétal revendiqué peut résulter soit d’une intervention technique, soit d’un PEB, un disclaimer est nécessaire. Et ce même si la partie descriptive du brevet ne mentionne qu’un procédé d’obtention technique et reste muette quant à l’utilisation d’un PEB [26]. Le traitement de milliers de données pour identifier de nouvelles informations génétiques et programmer les manipulations génétiques pour obtenir de nouveaux organismes, sans étape technique physique, correspond finalement à un « procédé essentiellement numérique » pouvant être soumis aux mêmes critères d’appréciation.
Illustrations de l’article : statistiques sur les brevets
La complexité des données publiques sur les brevets de biotechnologies ne permet pas une image globale unique. Nous présentons une partie de ce paysage correspondant à la classification C12N15 de la CIB [27], couvrant notamment, mais pas que, les techniques de mutation ou génie génétique. Les données concernent les 10 dernières années aux États-Unis et en Europe.