Biologie de synthèse : ingénierie d’un nouveau vivant
Depuis 20 ans, la biologie de synthèse envahit nos laboratoires, nos start-ups et nos médias. Entre volonté de « recréer la vie » et promesses de résoudre les problèmes sanitaires ou environnementaux créés par l’espèce humaine, comment définir la biologie de synthèse ? Quels sont les liens entre biotechnologies et biologie de synthèse ? À l’heure où le réductionnisme de la biologie moléculaire montre ses limites, la biologie de synthèse est aussi évoquée comme discipline pour étudier le vivant. Qu’en est-il vraiment ?
L’idée de « contrôler et de diriger les mécanismes de l’évolution en laboratoire pour créer de nouvelles formes de vie présentant des propriétés nouvelles » [1] [2] remonte à certains biologistes du début du 20ème siècle, tel Hugo de Vries, à qui l’on doit le terme de mutation.
Le concept de biologie de synthèse, ou biologie synthétique (voir encadré ci-dessous), a pris son essor dans les années 1990, sur la base du dogme « un gène, une protéine » et sur fond de développement rapide d’outils de modification du génome. Cette nouvelle discipline s’inscrit à la fois dans la continuité du génie génétique qui produit des OGM transgéniques ou mutés et dans une démarche nouvelle. Il ne s’agit plus seulement de modifier ponctuellement des éléments génétiques existants mais de concevoir et de construire de nouveaux « systèmes biologiques ». C’est un programme technicien, une ingénierie d’un nouveau vivant. Selon ses promoteurs, en effet, « la biologie de synthèse […] vise à la conception rationnelle et à l’ingénierie de systèmes complexes fondés sur le vivant ou inspirés par le vivant et dotés de fonctions absentes dans la nature [3] ».
Au début des années 2000, les nouveaux développements dans le domaine informatique ont permis, en partie du moins, de modéliser certains systèmes vivants. Une nouvelle discipline est née : la biologie des systèmes. Avec les biotechnologies et les nanotechnologies, elle sert de base à la biologie de synthèse. Celle-ci est fondée sur la simplification du vivant. Comme le dit un rapport de présentation de la biologie de synthèse à l’OPECST [4] en 2012 : « la complexité du vivant [est] un verrou à lever pour la biologie de synthèse » [5].
De nos jours, en France, c’est le ministère de l’économie, de l’industrie et du numérique qui informe les citoyens sur la biologie de synthèse [6]. Signe de décalage entre des ambitions et une réalité bien terre à terre.
Biologie de synthèse ou biologie synthétique ?
Ce dernier terme est employé pour la première fois en 1912 par Stéphane Leduc dans son ouvrage intitulé La biologie synthétique. Il étudiait surtout la constitution de structures physico-chimiques ressemblant à des structures organiques et voyait dans « la synthèse », à l’époque chimique, le principal moteur des progrès à venir en biologie [7]. C’est le terme de biologie synthétique qui a été officialisé en 2004 lors de la conférence Synthetic Biology 1.0. En France, on parle plutôt de biologie de synthèse, c’est pourquoi nous avons gardé ce terme.
Les ambitions de la biologie de synthèse
Sur le site officiel de la biologie de synthèse [8], on lit : « Son but est de concevoir de nouveaux systèmes biologiques ». Un système biologique est défini comme une entité biologique composée de divers éléments fonctionnant comme un tout [9]. Il est intéressant de noter ici que les mots renvoient à la conception du vivant comme machine.
À l’heure actuelle, la biologie de synthèse traite principalement de systèmes biologiques dits simples : des micro-organismes unicellulaires (bactéries, levures, certaines algues…) ou des virus. Cette première forme de la biologie de synthèse est proche des biotechnologies qui produisent des OGM. Une partie de l’ADN de ces organismes est modifiée pour produire des composés nouveaux censés résoudre les problèmes écologiques ou sanitaires de la planète.
Une autre ambition de la biologie de synthèse est de concevoir et construire des organismes à génome « minimal », c’est-à-dire indispensable à l’organisme pour seulement vivre et se reproduire. Ces nouvelles entités « vivantes », intéressantes en elles-mêmes pour la recherche, permettraient aussi de produire des composés inédits sur Terre.
La biologie de synthèse envisage aussi de créer des variantes d’ADN, de protéines, en modifiant leur « alphabet ». Cette branche de la biologie de synthèse, appelée xénobiologie, se propose de faire fabriquer à la cellule de nouvelles bases qui s’incorporent à l’ADN et/ou de nouveaux acides aminés, entrant dans la composition de protéines nouvelles [10].
L’ambition ultime de la biologie de synthèse est de recréer la vie sous forme de « cellules » entièrement artificielles. Il s’agit de créer des « vésicules dotées d’une paroi semblable aux membranes des cellules vivantes, qui peuvent absorber sélectivement de petites molécules et les transformer à l’intérieur, grâce à une machinerie cellulaire simple » [11].
Enfin, la biologie de synthèse se propose d’aider à la compréhension du vivant et de l’évolution de la vie. À ce titre, elle serait de la recherche dite « fondamentale ». Les formes de vie dites primitives (algues bleues, bactéries, virus) ont toujours passionné les biologistes, avec une question simple : comment la vie a-t-elle émergé ? Essayer de recréer la vie en construisant de nouveaux systèmes vivants minimaux sous forme de protocellules pour comprendre cette émergence est un des buts affichés de la biologie de synthèse. C’est plausible. Cependant, le contexte environnemental à l’époque de ces proto-cellules reste très peu connu, donc rien ne nous dit que les cellules qui pourraient être fabriquées seraient celles à l’émergence de la vie.
Quant à l’évolution de la vie, qui couvre 3,5 milliards d’années, comment pourra-t-on y avoir accès en supprimant les gènes liés à cette évolution et à sa complexité ?
Devant un vivant vraiment vivant, imprévisible, sensible et changeant, que deviennent les ambitions de la biologie de synthèse ?
Les expérimentations de la biologie de synthèse, d’hier à aujourd’hui
Au début des années 2000, l’équipe de J. Craig Venter, acteur important du séquençage du génome, s’attaque à la synthèse d’ADN avec en tête son idée de construire un jour un génome minimal suffisant pour assurer la survie et la reproduction d’un système biologique en milieu stable et contrôlé.
Ils synthétisent d’abord des génomes de virus à partir de leur séquence informatique. Puis, en 2010, ils remplacent le génome d’une bactérie du genre Mycoplasma par un génome artificiel « JCVI-syn1.0 ». Les mycoplasmes ont été choisis pour la petite taille de leur génome (environ 1000 gènes). Ce génome « JCVI-syn1.0 » a été obtenu à partir de séquences numérisées de l’ADN de la bactérie naturelle : des fragments d’ADN ont été synthétisés et assemblés en fragments de plus en plus grands. Cette réalisation a fait dire à J. Craig Venter que « la première espèce capable de se reproduire, ayant pour parents un ordinateur » [12] était née.
On voit que ce qui est construit n’est pas un organisme synthétique mais seulement un organisme contrôlé par un génome issu de synthèse chimique. Le cytoplasme et la membrane sont ceux de la bactérie naturelle, et la séquence ADN est copiée sur la nature.
Une autre méthode pour obtenir un génome minimal consiste à éteindre les gènes non indispensables à la survie de la cellule dans un génome initialement complet. Cela se fait par tâtonnements, à l’aveuglette. En 2016, l’équipe de J. Craig Venter est ainsi arrivée à une version de génome où la colonie de bactéries poussait encore avec 350 gènes au lieu des 500 de départ. Dans les gènes indispensables retenus, près d’une centaine ont une fonction non connue.
Aux yeux des promoteurs de la biologie de synthèse, ce génome minimal permettrait, entre autres, une plus grande diversité protéique : il s’agit bien d’un réductionnisme majeur pour une version utilitaire.
Une branche de la biologie de synthèse s’intéresse aux approches par unités fonctionnelles d’ADN. Elle a inventé et médiatisé celles-ci sous le nom de bio-briques. Ce sont des séquences d’ADN connues, caractérisées, que l’on peut en théorie modéliser et donc utiliser en combinaison avec d’autres pour construire des systèmes biologiques.
Un groupe du MIT (institut de technologie du Massachusetts), dès 2003, a initié un programme international pour établir une vaste collection de bio-briques standardisées [13]. Il a pour cela mobilisé des étudiants dans de nombreux pays [14] au travers d’un concours international appelé iGEM (international Genetically Engineered Machine) [15]. Cependant, la plupart de ces modules ne sont pas réutilisés, car se révélant peu interchangeables entre souches de micro-organismes. Des dysfonctionnements interviennent notamment entre le métabolisme de la cellule hôte et le nouveau génome implanté.
Avec sa vision de pièces détachées standard mises à disposition de qui veut, la biologie de synthèse diffuse une image ludique de ce travail de vaste transformation du vivant : des défis immenses auxquels on s’attaque rien qu’en bricolant, avec peu de connaissances. Cela dit, malgré des rêves de marchés immenses eux aussi, les projets des industriels se concrétisent difficilement.
Cette biologie modulaire n’existerait pas sans l’électronique et l’informatique : tel un Lego, ces modules d’ADN sont construits à partir de données numériques et assemblés. Cette tâche est réalisée maintenant par des interfaces qui combinent les éléments entre eux, au gré des connaissances issues de la « biologie des systèmes », qui modélise le vivant, et au gré de l’imagination des chercheurs ou des algorithmes. Le nouveau vocabulaire est à ce titre révélateur du réductionnisme qui transforme le vivant en machine : on parle « d’analogues électroniques correspondant aux composants biologiques » ou de « circuits électroniques » pour dénommer les relations entre les éléments [16].
Concernant le projet de création de formes de vie ou « cellules artificielles », la discipline travaille aujourd’hui à des essais de création de sous-ensembles, comme les ribosomes [17], ou encore à la construction de membranes synthétiques à l’aide des nanotechnologies.
Depuis 20 ans, la biologie de synthèse est aux mains des bio-ingénieurs et bio-informaticiens, mais s’appuie toujours sur les biotechnologies et utilise leurs outils et techniques, par exemple les plasmides bactériens, le système Crispr/cas ou autres nucléases, et la technique des passages en série, où l’on joue avec le milieu de culture pour obtenir des variants génétiques [18].
Le champ d’application de la biologie de synthèse est jugé vertigineux par ses promoteurs et par l’industrie. Quelles sont les applications en attente et celles déjà réalisées, quels sont les risques ? [19] [20]
Une technoscience aux contours flous
Actuellement, cette discipline manipule les grandes familles de molécules qui caractérisent les organismes vivants (ADN, ARN, protéines) en produisant des variants au sein même d’organismes naturels qui, ainsi transformés, sont une forme d’hybridation naturel / artificiel.
La biologie de synthèse apparaît multiforme et difficile à définir, d’autant plus que les instances internationales brouillent les cartes [21]. Mais elle est bien, pour le moment, une science d’exploration par l’Homme des possibilités du vivant, sans limite ou garde-fou et dans un but ouvertement utilitariste.
Cette technoscience ambitieuse fait miroiter un nouveau monde vivant qui serait merveilleux mais qui, en fait, veut asservir la nature.
[2] Berthelot, dans sa lettre à Renan à la fin du 19ème siècle, avait aussi envisagé concevoir de nouveaux êtres vivants mais à partir de la chimie.
[3] François Képès, Pour la science, n°440, juin 2014.
[4] Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques
[7] Voir le livre de Luis Campos : That Was the Synthetic Biology That Was, Springer, 2009.
[9] Louis Ujeda, « Étude philosophique de la biologie de synthèse : pour une analyse de la complexité des biotechnologies en société », Université Paris-Est, 2016.
[10] , « ADN à façon, xénobiologie et nature », Inf’OGM, 4 février 2022
[12] J. Craig Venter cité dans le livre de Bernadette Bensaude Vincent, Fabriquer la vie, où va la biologie de synthèse ?, 2011.
[13] Registry of standarts Biology Parts
[14] En France, l’institut Pasteur a pris le relais de l’IGEM en 2015 et les étudiants ont participé (sans suite) à un programme visant à sauver les platanes du Canal du midi atteints du chancre doré, une maladie cryptogamique.
[15] Aucun projet mené lors de cette compétition ne sera réalisé.
[16] CNRS le journal, « L’ABC de la biologie de synthèse », François Képès, 17 juin 2015.
[17] Les ribosomes sont des organites cellulaires du cytoplasme impliqués dans la synthèse des protéines.
[18] , « Gain de fonction : l’art de créer des supervirus », Inf’OGM, 10 septembre 2021
[19] , « Les applications industrielles de la biologie de synthèse », Inf’OGM, 3 mars 2022
[20] , « Biologie de synthèse : des impacts sur les écosystèmes et la paysannerie », Inf’OGM, 25 mars 2022
[21] , « Biologie de synthèse : les instances internationales avancent dans le flou », Inf’OGM, 31 mars 2022