Faucheurs d’OGM : un renouveau du luddisme ?
Le Luddisme (destruction de machines à tisser par les canuts lyonnais), mouvement large, complexe et multiforme, a combiné l’action directe de sabotage ciblé et des tactiques d’action plus « réformistes » (pétitions, etc.). Le mouvement des Faucheurs volontaires et ses actions à visage découvert, en plus de sa filiation avec la non-violence active Gandhienne, peut aussi être relié à l’héritage de ce Luddisme. Démonstration.
De 1997 à aujourd’hui, le mode d’action particulier qu’est le fauchage de parcelles d’essais puis de cultures commerciales d’OGM a considérablement infléchi la trajectoire des biotechnologies agricoles en France [1]. Il a déplacé le débat public jusqu’alors centré sur les risques environnementaux vers des enjeux plus socio-économiques ; il a permis les financements nationaux de recherche sur les risques des OGM, et placé des acteurs comme la Confédération paysanne (avec Attac dans les premières années) au centre du débat ; il a engagé des élus à poser des actes forts contre les OGM, et permis de repenser le rapport à la technologie et au « progrès » au sein de la gauche. Mais quels sont les liens entre ce mode d’action et le Luddisme né au début du XIXe siècle ?
L’héritage Luddite au cœur de luttes de définition
L’importation du terme Luddites pour désigner les faucheurs doit être comprise comme une opération symbolique, qui, loin d’être neutre et purement descriptive, participe des luttes de définition qui se jouent dans la controverse OGM.
La plus grande partie des faucheurs ne s’est pas référée au Luddisme. C’est d’un côté René Riesel alors militant de la Confédération Paysanne, qui mentionne les bris de machine des canuts dès le procès d’Agen en février 1998 (fauchage de Nérac) et revendique l’héritage Luddite pour son combat anti-industriel. Cette filiation lui permet, ainsi qu’à une mouvance anarcho-syndicaliste ou néo-situationniste, de se démarquer d’un « citoyennisme » qu’il dénonce.
De l’autre côté, les commentateurs hostiles aux mouvements anti-OGM et les auteurs techno-progressistes (qui défendent un progrès basé sur la technoscience) établissent un lien entre les destructions de parcelles et le Luddisme. Le combat anti-OGM est alors assimilé à une forme pré-moderne et sans issue de combat. Casser les machines, c’est « rester à l’écart du développement des forces productives ». La science et la technologie sont représentées comme moteurs de l’histoire et en même temps comme neutres, simples outils pouvant servir à diverses fins politiques selon comment on les utilise.
La mise en lien des fauchages et du Luddisme remplit donc d’abord une fonction polémique : dénonciation des faucheurs « citoyennistes » pour les uns, de l’obscurantisme des anti-OGM et du mouvement écologiste pour les autres.
Les Faucheurs, entre Gandhi et Ludd
On peut distinguer au moins trois modèles à l’œuvre dans les différents fauchages : le fauchage nocturne avec revendication anonyme, le fauchage diurne en manifestation à visage découvert, et le fauchage individuel. Ce dernier ne compte qu’un exemple, celui de Pierre Azelvandre [2], qu’on laissera de côté, du fait de son caractère singulier.
Le fauchage nocturne avec revendication anonyme s’est développé à partir d’août 1999 autour de René Riesel, militant anarcho-syndicaliste. Pour cette mouvance, l’action de fauchage sera une pratique collective en petits groupes clandestins, suivie d’une revendication anonyme aux accents néo-situationnistes, signée de pseudonymes humoristiques tels « Les Limes à grains », « Les Obscurs anti-scientistes », etc.
René Riesel déclare lors du procès d’Agen : « Les canuts (…) cassaient les métiers qui remplaceraient les hommes et nous avons dénaturé (…) [du] maïs transgénique chez Novartis [aujourd’hui Syngenta] parce que ce produit industriel (…) contribuera, entre autres, à continuer d’éliminer des paysans. Où est la différence ? Je n’en vois pas sinon que c’est peut-être notre geste qui finit de donner aux canuts les raisons qu’ils ne pouvaient alors totalement concevoir ».
Le second mode opératoire, le plus fréquent lors de la grande vague de fauchages des années 2000, est celui du fauchage diurne, public, en manifestation, à visage découvert. Il est initialement incarné par la figure de José Bové, et des organisations comme la Confédération Paysanne, Attac, des collectifs locaux anti-OGM, et poursuivi par les milliers de citoyens ayant rejoint à partir de 2003 le collectif des Faucheurs volontaires.
Les parcours de José Bové et de Jean-Baptiste Libouban (compagnon de l’Arche et initiateur des Faucheurs volontaires) renvoient à un héritage plus Gandhien que Luddite. La non violence implique d’exposer son propre corps à la répression des actions que l’on pense justes, que ce soit à travers le jeûne ou l’acceptation des coups et des peines de prisons. C’est dans cet héritage Gandhien que la charte initiale des Faucheurs volontaires est rédigée.
« Les actions personnelles de fauchage sont déconseillées (…). Dans les actions, il est inutile d’apporter faux, faucilles, sécateurs et autres couteaux. (…) L’action non-violente reçoit un bon accueil de l’opinion publique car elle respecte les personnes. Si elle s’attaque au bien d’autrui, ce n’est que parce que son usage est devenu un danger public (…). Si nous gardons le caractère festif et responsable de ces actions, nous ne perdrons pas le crédit du public ».
Il semble donc qu’il y ait un point de clivage entre les Faucheurs volontaires qui s’exposent à l’arrestation, ce qui revient à considérer les pouvoirs publics comme des partenaires (à faire changer d’avis sans faire perdre la face) ; et la mouvance anarcho-syndicaliste et situationniste qui évite de s’exposer à la justice car elle estime illusoire de croire que l’État serait susceptible de se corriger.
Si le mode d’action des Faucheurs volontaires est plus Gandhien que Luddite, il faut cependant complexifier le tableau. Premièrement, les Luddites eux-mêmes veillaient à cibler leurs actions sur le sabotage en groupe, parfois festif sur le mode du carnaval, des seules machines tenues pour responsables de la mort du travail bien fait des fileurs ou tisserands, sans s’attaquer aux personnes : des actions directes permettant la construction d’une légitimité politique.
Deuxièmement, le clivage actions nocturnes / actions diurnes n’est pas si net. D’une part, des mouvements Luddites ont procédé à des sabotages de jour. Et d’autre part, quelques actions de fauchage de nuit ont été revendiquées par le Collectif des Faucheurs volontaires depuis 2005. « C’est vrai que l’école des faucheurs, c’est fauchage de jour, médias, procès, et tout, pas de problème… Mais des fauchages de nuits nous permettent de gagner du temps car il n’est pas possible de faucher tous les essais de jour » admet alors un protagoniste du collectif. Cependant, ils restent à visage découvert parce que les identités des participants sont rendues publiques.
Réinvention d’un Luddisme contemporain
On a donc trois modes d’action contrastés. Les actions de nuits ou l’action individuelle de Colmar (qui visait un essai plus confiné et plus négocié que les autres) ne font pas l’unanimité dans le mouvement anti-OGM lui-même, dans lequel le mode d’action Gandhien du fauchage collectif au grand jour, au risque de l’arrestation, reste le modèle dominant malgré son coût judiciaire. L’équilibre entre ces trois modes d’action est évolutif en fonction de la tournure de la controverse et de l’intensité de la répression.
Depuis quelques années, à côté du mouvement anti-OGM, les actions non violentes mais résolues d’opposition aux « grands projets inutiles » et destructeurs des territoires de vie (comme entre autres la ZAD de Notre-Dame-des-Landes) et les mouvements de justice climatique réinventent un Luddisme contemporain, de masse et au grand jour. Il fait l’objet d’une redécouverte et d’une réhabilitation par les historiens. Car il s’agit désormais de faire face au désastre environnemental et climatique causé par le modèle de développement capitaliste-industriel.
[1] Bonneuil, C., « Saboter des champs transgéniques pour étendre le champ de la démocratie ? Une histoire de la contestation radicale des OGM en France », in Biagini Cédric et Carnino Guillaume (dir.), Les Luddites en France. Résistances à l’industrialisation et à l’informatisation, Paris, Ed. L’échappée, 2010
[2] Pierre Azelvandre, docteur en biologie, a mené pendant de longues années une guérilla juridique anti-OGM. L’action se distingue des deux premiers modes par son caractère individuel et « prophétique » : elle suppose que la conscience et l’insurrection d’un seul homme pourrait faire avancer le débat démocratique. Bien que menée de nuit, l’action se distingue aussi du premier mode en ce que son auteur s’est rendu au commissariat pour se constituer prisonnier. Cf. , « VIGNES OGM – Un mois de prison avec sursis et 50 000 euros à payer pour Pierre Azelvandre », Inf’OGM, 17 janvier 2011