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À la recherche de l’autonomie paysanne

Par Frédéric PRAT

Publié le 18/11/2019

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L’autonomie paysanne a été l’un des thèmes choisis lors d’une réunion internationale autour des semences paysannes. Récit de débats parfois agités, toujours passionnants, pour identifier les freins à cette autonomie et partager des expériences pour tenter de l’atteindre.

« Autonomie n’est pas autarcie », témoigne un paysan dans une première tentative de définir, en creux, cette notion. Et à quelle échelle définit-on l’autonomie : celle du paysan, du groupe de paysans ? « Avant, il n’y avait pas d’autonomie individuelle mais une autonomie collective, alors qu’aujourd’hui, le paysan est seul », témoigne Patrick de Kochko, ex salarié du réseau semences paysannes (RSP), retourné à la terre pour produire des céréales qu’il transforme en farine. Une sorte de consensus semble se dégager : l’autonomie doit au moins pouvoir s’exprimer sur la capacité de prendre des décisions. Mais les obstacles sont multiples, assez semblables d’ailleurs dans les pays du Nord et du Sud.

Studieux, les plus de 250 paysans, jardiniers, chercheurs et ONG de 30 pays d’Europe, d’Afrique, d’Amérique et d’Asie se sont réunis à Mèze (Hérault) du 4 au 9 novembre 2019 dans le cadre des Rencontres internationales des semences paysannes « Sème ta Résistance  ». Parmi les multiples activités (visites de fermes, notamment autour de la problématique des semences, bourse aux graines, démonstration de pressage de fruits, de greffes, fabrication de pain….), un atelier d’acteurs suivi d’une table ronde grand public (plus de 250 personnes le samedi 9) a eu lieu avec pour thème : l’emprise de la technologie dans le monde agricole.

Qu’est-ce qui limite l’autonomie paysanne dans votre contexte ? Telle était la question posée aux quelque 70 participants de l’atelier proposé le vendredi 8 novembre. Près de deux heures d’exposition et de débats ont permis de dresser une première liste de ces freins à l’autonomie et de montrer des voies à suivre pour s’en approcher.

Vous avez dit « autonomie » ?

Premier obstacle, souvent mentionné : l’accès au foncier. Si l’ONG CCFD-Terre solidaire témoigne d’une insécurité sur le foncier dans le Sud (notamment avec l’exemple des Philippines), Daniel, paysan-meunier et animateur d’une formation diplômante « du grain au pain » pour des porteurs de projet en installation agricole, partage son expérience : les jeunes formés aujourd’hui ont de nouvelles préoccupations autour de l’agro-écologie et des technologies « douces ». Mais leur problème principal réside dans l’accès au foncier, malgré l’existence de terres agricoles dont les propriétaires attendent souvent un changement de plan local d’urbanisme (PLU) pour les convertir en zone constructible et ainsi les vendre plus cher. Par ailleurs, les terres sont de plus en plus accaparées par le capital : certains groupes de « distribution » investissent massivement dans le foncier (on parle par exemple d’Amazon…) qui flambe et devient inaccessible aux jeunes. Et lorsque ces derniers ont trouvé quelque terre, ils se heurtent aux conseillers agricoles qui les poussent à investir dans des machines surdimensionnées, condition bien souvent pour toucher des aides à l’installation, nous relate un participant. Et par la suite, le système comptable des exploitations agricoles, avec le système des amortissements, qui donne une valeur nulle au matériel après quelques années, pousse à racheter sans cesse du matériel neuf.

« La technologie déplace les gens »

À propos de mécanisation, un intervenant souligne que la puissance des machines flatte les hommes en leur donnant une impression de pouvoir surmultiplié. Mais très mécanisé, et donc souvent endetté, le paysan perd en plus son autonomie par rapport à la réparation de ses outils et par rapport à l’énergie qu’il utilise, bien souvent fossile (pétrole). La puissance des machines permet un exode rural massif, entraînant une désertification (humaine) des campagnes : « la technologie déplace les gens » nous dit aussi Alvaro, un agriculteur mexicain, animateur d’un réseau de défense des maïs natifs.

Un paysan du RSP attire aussi l’attention du public sur l’appropriation des données agricoles enregistrées dans les nouvelles machines connectées (tracteurs, drones…) : cette numérisation, prélude aux engins semi-automatiques, annonce-t-elle la mort des paysans ? Arvalis, institut du végétal, travaille par exemple sur des fermes totalement automatisées. Fabrice Clerc, de l’Atelier paysan, signale que le plan agriculture 2025 a prévu d’investir 12 milliards dans l’automatisation, la robotisation, la numérisation [1]

La raréfaction des habitants en zones rurales est aussi synonyme de perte de savoirs paysans, comme par exemple des connaissances autour des semences locales ou de savoir-faire. Une guerre, comme témoigne Ghassan, agriculteur et formateur en agroécologie, cause les mêmes effets : si dans le Liban des années 50, on cultivait sans irrigation mais avec cependant de bons rendements, l’irrigation a ensuite été introduite, avec l’installation de pompes pour l’irrigation. Puis la guerre civile, période sans cultures, a entraîné la perte de semences adaptées et de savoir-faire. Résultat : aujourd’hui, le Liban connaît une agriculture industrielle, avec des travaux agricoles souvent sous-traités à des entreprises, et les petits paysans vendent leurs terres aux plus gros dans un contexte d’urbanisation effrénée. L’autonomie paysanne n’est ici plus qu’un souvenir !

D’autres obstacles à l’autonomie de décision du paysan, seul ou en groupe, sont abordés. Les campagnes se vident de leur population, au Nord comme au Sud (Alvaro, le paysan mexicain, témoigne aussi de la difficulté à garder des personnes à la campagne dans un contexte de déplacement forcé et d’accaparement des terres pour des mégaprojets industriels). Conséquence : les filières courtes et locales, faute de consommateurs, sont difficiles à monter. Ainsi, les produits agricoles, qui entrent alors nécessairement dans les filières longues, sont soumis aux prix du marché. Un agriculteur suisse relate que les prix des denrées agricoles stagnent depuis de nombreuses années, alors que tout le reste augmente : tout étant très cher en Suisse, il devient très difficile de vivre de l’agriculture.

Autre obstacle, particulièrement mis en avant par les paysans du nord : les normes, notamment sanitaires. Elles sont développées par l’industrie pour le marché global, et sont très onéreuses à mettre en place. « L’appareil normatif est au service de la technocratie », avance Fabrice, co-gérant de la SCOP « l’Atelier paysan ».

Des semences artificialisées

L’avènement de semences hybrides F1 dans les années 50 ou OGM dans les années 90 est un autre frein à l’autonomie, dans la mesure où elles obligent le paysan à racheter chaque année cette semence. Jean-Pierre Berlan, ex-chercheur à l’Inra, a bien montré dans sa conférence auprès du grand public comment la recherche agricole avait « inventé » le concept d’hétérosis pour dénommer (sans jamais l’expliquer scientifiquement) la « vigueur hybride » [2]. À travers son uniformité (toutes les plantes sont pareilles) et la non reproductibilité de ses caractères, l’hybride concentre deux des caractéristiques du système capitaliste, ce qui lui permet de lutter contre « l’outrecuidance » des plantes à se reproduire gratuitement. Production et reproduction sont désormais séparées : la perte d’autonomie semencière est totale.

Ghassan, du Liban, témoigne que les centres de recherche de l’ICARDA (centre international de recherches) ou des universités possèdent de nombreuses semences paysannes (blé, orge, pois chiche, lentilles…) mais les paysans n’y ont pas accès : on ne leur vend que des hybrides F1.

Les OGM, nous explique Jacques Dandelot, faucheur volontaire d’OGM [3], ne sont que la continuité conceptuelle des hybrides F1 : protégés par des droits de propriété industrielle, on ne peut les ressemer. Et, pas plus que les hybrides, ils ne sont parfaitement adaptés aux milieux où ils sont cultivés, juste aux herbicides qu’ils tolèrent.

Semences, mécanisation, numérisation de données agricoles, perte de savoir et savoir-faire, non accès au foncier, marché déconnecté du local… : la liste des raisons de la perte de l’autonomie paysanne s’allonge. Un dernier exemple ? Il est donné par Marie, une paysanne du lodévois, venue en voisine et co-organisatrice de ces rencontres : les sols regorgent de microorganismes qui vivent en symbioses avec les plantes et dont la présence se révèle indispensable pour leur croissance. Or ces microorganismes commencent à être identifiés, clonés, brevetés, vendus… Là encore, une vigilance contre cette privatisation est de mise.

Reprendre son destin en main, en autonomie

Le diagnostic sur la perte d’autonomie a aussi entraîné la présentation d’expériences pour retrouver de la souveraineté dans ses décisions. Sur les OGM, l’urgence était d’éviter une multiplication des cultures, qui aurait immanquablement entraîné des contaminations multiples. Dès 1996, des premières actions ont eu lieu (arraisonnement d’une cargaison de soja transgénique transporté en bateau par Greenpeace), suivi d’un premier fauchage, par des paysans de la Confédération paysanne, en 1997 [4]. Puis les Faucheurs volontaires ont été créés en 2003, et leurs actions ont conduit entre autres à l’arrêt de toutes les expérimentations en France.

Pourvoir continuer à accéder à la semence passe entre autres par la conservation de variétés anciennes et l’évolution des lois semencières vers un droit à produire et commercialiser ses semences… Et l’autonomie vis-à-vis des machines ou de l’infrastructure passe par l’autoconstruction, défendue notamment par l’Atelier paysan, coopérative qui, depuis dix ans, travaille sur la technologie conviviale et appropriée (mécanisation pour les cultures, la transformation, et construction de bâtiments). L’ensemble des plans de construction est versé dans un pot commun, gratuitement accessible à tous par Internet en licence creative commons [5]. Grâce à une « pédagogie de chantier », chacun peut apprendre à réparer, construire, innover en peu de temps…

Mais l’Atelier paysan est surtout un projet politique, mené au sein du Pôle Impact : au-delà de la simple formation, c’est surtout un « prétexte pour entrer dans une démarche d’autonomie ».

Pour stopper l’exode rural et retrouver un tissu rural dense, il faut redonner envie aux paysans de rester à la campagne (600 suicides en 2016) et aux jeunes de s’installer en agroécologie.

Et dans le Sud, il faut renforcer les organisations paysannes, assène le CCFD, seule façon d’influencer les politiques publiques grâce à une plus grande capacité de négociation collective.

L’autonomie passe aussi par la sortie du modèle agro-industriel (pour « déprolétariser le paysan »), les filières courtes, l’arrêt de la course à l’agrandissement et à une mécanisation à outrance qui augmente les dettes. Dans un test comparatif au champ, l’Atelier paysan a par exemple présenté un semoir d’engrais verts d’un coût de 2000 euros, contre un même semoir d’un constructeur classique, plein de capteurs, valant 25 000 euros, mais remplissant la même fonction.

Un débat intéressant, quoi que très émotionnel, a surgi : les alternatives mises en place par les acteurs (agroécologie, mécanisation douce, semences paysannes….) servent-elles réellement à sortir du système, ou agissent-elles juste comme une soupape pour que le système global puisse continuer sans exploser ? En d’autres termes, sommes-nous juste en train de négocier la longueur de notre chaîne, la taille de notre cage ? Le paysan n’est-il qu’un fusible utile, une variable d’ajustement, dont l’agro-industrie se débarrassera quand elle saura, grâce à l’automatisation, s’en passer ? Les réponses divergent. Certains considèrent que ces actions alternatives sont « inoffensives » pour le système global. D’autres, que ne pas participer à ces alternatives, au nom de ce doute, serait suicidaire et totalement contre-productif pour atteindre, enfin, une certaine souveraineté paysanne.

[2Voir aussi son dernier livre La planète des clones, Jean-Pierre Berlan, Ed. La lenteur, juin 2019, 16 euros, et la note de lecture qu’en a faite Inf’OGM.

[3Jacques Dandelot est aussi administrateur d’Inf’OGM.

[4On trouvera une chronologie des actions de résistance dans le dossier « Inf’OGM, 20 ans déjà ! ».

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