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UE – Accès à la justice environnementale : Aarhus vs Commission
L’organe chargé de veiller à l’application de la Convention d’Aarhus, adoptée par l’Union européenne en 2005, considère que le droit de l’Union européenne n’est pas conforme aux dispositions de la Convention en matière d’accès à la Justice. La Commission européenne, elle, conteste ce constat. La bataille entre les deux institutions est engagée.
Pour rendre opérationnel le droit de vivre dans un environnement sain, la Convention d’Aarhus impose de garantir aux citoyens le droit à l’information, à la participation du public et à l’accès à la justice sur les questions environnementales. La controverse actuelle entre la Commission européenne et le Bureau de la Convention d’Aarhus porte sur la mise en œuvre concrète du droit d’accès à la justice. Le Bureau de la Convention estime que l’Union européenne ne met pas en œuvre ses obligations en la matière, mais la Commission européenne ne partage pas cette analyse.
Approuvée au nom de la Communauté européenne par la décision du Conseil du 17 février 2005, la Convention d’Aarhus s’applique non seulement aux États membres, mais aussi à toutes les institutions et organes de l’Union européenne.
Acte I : le droit de l’Union européenne est dénoncé comme non conforme à la Convention d’Aarhus
À deux reprises, en avril 2011 [1] et en mars 2017 [2], le Comité d’examen du respect des dispositions de la Convention d’Aarhus (le Comité) a conclu [3] que le droit de l’Union européenne n’était pas conforme aux dispositions de la Convention en matière d’accès à la justice. Il est reproché à l’Union européenne de ne pas accorder un accès suffisant à la justice aux organisations environnementales et aux « membres du public » [4] car ni le règlement 1367/2006 (dit règlement d’Aarhus) [5] ni la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne mettent en œuvre ou respectent les obligations découlant des dispositions d’accès à la justice de la Convention d’Aarhus.
En effet, les paragraphes 3 et 4 de l’article 9 de la Convention imposent aux Parties de veiller à ce que « les membres du public […] puissent engager des procédures administratives ou judiciaires pour contester les actes ou omissions de particuliers ou d’autorités publiques allant à l’encontre des dispositions du droit national de l’environnement ». Ces procédures doivent être « objectives, équitables et rapides sans que leur coût soit prohibitif » et offrir des recours « suffisants et effectifs » [6].
Selon le Comité, les voies de droit de l’Union européenne ne répondent pas à ces exigences. Pour lui, l’accès des organisations environnementales et des « membres du public » auprès de la Cour de justice de l’Union européenne pour obtenir l’annulation d’actes généraux des institutions de l’Union européenne est trop restrictif (par exemple un règlement), notamment en raison de la jurisprudence très stricte de la Cour. Le Comité considère que ces insuffisances ne sont pas compensées par le mécanisme du renvoi préjudiciel en appréciation de validité, pas plus que par le règlement d’Aarhus. Certes, ce règlement permet à des organisations non gouvernementales de demander le réexamen d’un acte adopté par une institution européenne. Mais les conditions de cette demande sont définies de manière étroite et interprétées strictement par la Cour de justice.
La conclusion de non-conformité du droit de l’Union européenne avec la Convention d’Aarhus est reprise dans un projet de décision préparé par le Bureau de la Convention d’Aarhus. Ce projet de décision sera soumis aux États lors de la sixième session de la réunion des Parties, qui se déroulera du 11 au 13 septembre 2017 au Montenegro [7].
Acte II : la Commission européenne rejette cette accusation
Alors que le projet de décision n’emploie à aucun moment l’expression de « violation de la Convention d’Aarhus », la Commission européenne a proposé au Conseil des ministres de l’Union européenne de le rejeter. Tout en affirmant son attachement à la Convention d’Aarhus, elle a, dans une proposition de décision [8], affirmé qu’il était impossible pour l’Union européenne de mettre en œuvre les recommandations du Comité. Cette impossibilité découlerait de la spécificité de l’ordre juridique de l’Union européenne. Si le Conseil n’a pas suivi cette proposition de la Commission le 17 juillet 2017 (voir encadré), la position de la Commission européenne mérite d’être exposée.
La Commission européenne refuse de reconnaître le caractère insuffisant des voies de droit de l’Union européenne au regard de la Convention d’Aarhus car, selon elle, l’accès à la justice en matière environnementale est satisfaisant. Elle affirme ainsi que « le caractère spécifique du système de contrôle juridictionnel est bien soigneusement inscrit dans les traités de l’UE, de sorte que chaque citoyen européen ait accès à la justice » [9].
Ce droit d’accès à la justice serait garanti par différentes voies de droit : le recours en annulation, le renvoi préjudiciel en appréciation de validité, l’exception d’illégalité et enfin la demande de réexamen interne prévue par le règlement d’Aarhus.
Acte III : la Commission se défend
La Commission relève que les citoyens peuvent introduire un recours en annulation devant la Cour de justice de l’Union européenne contre les actes pris par les institutions de l’Union européenne [10].
Mais les conditions d’exercice de ce recours sont en réalité très restrictives lorsqu’il s’agit d’attaquer un acte de portée générale (un règlement par exemple). En effet, il faut dans ce cas que le requérant démontre qu’il est directement et individuellement concerné par l’acte qu’il conteste, et l’appréciation que fait la Cour de justice du critère de l’affectation individuelle est particulièrement restrictive [11]. Or, lorsqu’un particulier attaque une mesure de portée générale qui constitue selon lui une atteinte à l’environnement, il défend non pas son intérêt personnel, mais bien un intérêt général. Les atteintes à l’environnement sont par définition susceptibles d’affecter un grand nombre de personnes. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Convention d’Aarhus reconnaît aux requérants les droits d’accès à la justice en leur qualité de « membre du public ». Mais la spécificité des affaires environnementales n’est pas prise en compte ni par les traités, ni par la Cour de justice. Bien que le Comité d’examen du respect de la Convention d’Aarhus l’ait déjà relevé dans sa décision de 2011, la Commission européenne continue d’affirmer en 2017 que ces insuffisances sont compensées par d’autres voies de droit.
Pour la Commission européenne, les individus qui ne remplissent pas les critères de recevabilité du recours en annulation ont malgré tout un accès effectif à la justice. Ils peuvent, selon les cas, demander au juge national d’effectuer un renvoi préjudiciel en appréciation de validité devant la Cour de justice [12], ou bien invoquer l’exception d’illégalité d’un acte de portée générale devant la Cour de justice de l’Union européenne à l’occasion d’une procédure en cours [13].
Or s’agissant du renvoi préjudiciel, il s’agit d’une procédure de juge à juge et l’opportunité de la transmission de la question appartient au juge national. Autrement dit, il ne suffit pas au requérant de soutenir qu’il existe un doute quant à la validité d’un acte de l’Union pour que le juge national renvoie la question à la Cour de justice. Suivant les États membres, les juges sont d’ailleurs plus ou moins réticents à transmettre des questions préjudicielles à la Cour de justice. Quant à l’exception d’illégalité, elle a certes pour but de « garantir que toute personne dispose […] d’une possibilité de contester un acte communautaire qui sert de fondement à une décision qui lui est opposée » [14] ; mais, si elle aboutit, il n’y aura pas annulation de l’acte de portée générale mais simplement inapplication au cas d’espèce.
Les deux mécanismes, enfin, ne sont pas des recours autonomes, mais se greffent à un autre recours dont il faudra également remplir les conditions de recevabilité.
À côté du recours en annulation, du renvoi préjudiciel en appréciation de validité et de l’exception d’illégalité, il y a la procédure de réexamen interne d’un acte adopté par une institution européenne. Cette procédure est ouverte aux organisations non gouvernementales qui répondent à certains critères. En matière d’OGM, cette procédure peut par exemple être utilisée pour obtenir le réexamen, par la Commission européenne, de l’autorisation de mise sur le marché d’un OGM [15].
Mais les actes administratifs qui peuvent faire l’objet d’une demande de réexamen sont définis de manière étroite, et ont été interprétés par la Cour de justice de manière similaire aux actes pouvant faire l’objet d’un recours en annulation [16]. Si la demande de réexamen interne n’aboutit pas, l’organisation pourra saisir la Cour de justice d’un recours en annulation selon les conditions prévues par le traité… mais pas pour demander l’annulation de la mesure dont le réexamen était demandé : l’organisation devra demander l’annulation de la décision rejetant sa demande de réexamen. De manière incidente, elle pourra invoquer l’illégalité de la mesure dont le réexamen était demandé.
La définition étroite de l’acte administratif que retient le droit de l’Union européenne dans le règlement d’Aarhus tranche avec celle qui doit être retenue en vertu de la Convention d’Aarhus. En effet, même si la Convention ne définit pas la notion d’acte administratif, il est admis que la notion n’est pas limitée à des actes de portée individuelle.
Acte IV : pourquoi la Commission a peur d’être débordée
Le projet de décision préparé par le Bureau de la Convention d’Aarhus recommande donc à l’Union européenne, notamment, de réviser le Règlement d’Aarhus ou d’adopter un autre acte « afin qu’il soit clair pour la Cour de justice de l’Union européenne que ce texte vise à transposer l’article 9 paragraphe 3 de la Convention d’Aarhus » [17]. Le Bureau de la Convention souhaiterait voir s’ouvrir la procédure de demande de réexamen interne prévue par le règlement d’Aarhus à des actes de portée générale qui ne peuvent pas faire l’objet d’une demande de réexamen interne. Autrement dit, il s’agit d’inciter la Cour à ne pas limiter la notion d’acte administratif à des actes de portée individuelle comme le prévoit actuellement le règlement d’Aarhus, alors que la Convention d’Aarhus ne comporte pas une telle restriction. Le Bureau de la Convention recommande aussi que la Cour de justice de l’Union européenne interprète, autant que possible, le droit de l’Union européenne à la lumière des objectifs des paragraphes 3 et 4 de l’article 9 de la Convention, et autant que possible, d’une manière compatible avec ces articles [18]. Derrière cette recommandation, il y a la volonté du Bureau de la Convention d’Aarhus que la Cour de justice de l’Union européenne établisse une distinction entre les recours en annulation en matière environnementale et ceux concernant d’autres matières – et donc adopte une interprétation plus souple des critères de recevabilité du recours en annulation lorsque le recours vise l’annulation d’un acte portant atteinte à l’environnement.
Réviser le règlement d’Aarhus pour ouvrir la demande de réexamen interne aux actes de portée générale ? Jamais ! Cela engorgerait la justice de l’Union européenne puisque cela conduirait à permettre indirectement l’annulation de ces actes devant la Cour de justice de l’Union européenne. Comment expliquer cette crainte de la Commission européenne ? Pour définir la notion d’acte administratif au sens du règlement d’Aarhus, la Cour de justice de l’Union européenne s’est référée jusqu’à présent à son interprétation restrictive de l’acte susceptible de faire l’objet d’un recours en annulation. Autrement dit, une sorte de parallélisme s’est établi entre les deux procédures du fait d’une définition quasi-commune de l’acte qui peut en être l’objet. Par conséquent, la Commission craint que si les organisations étaient admises à demander le réexamen interne d’un acte de portée générale en vertu du règlement d’Aarhus, cela aurait pour effet de modifier l’interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne des actes susceptibles de recours en annulation…
Quant à rappeler à la Cour de justice que la Convention d’Aarhus fait partie intégrante de l’ordre juridique de l’Union et qu’elle doit interpréter le droit de l’Union à la lumière et de manière compatible avec la Convention, c’est impensable au nom de la séparation des pouvoirs ! Certes, mais si la Cour de justice a adopté un ligne de jurisprudence très stricte c’est aussi et avant tout parce qu’elle est liée par les dispositions du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Les interpréter de manière souple aurait pu lui valoir la critique des États membres – dont la volonté est exprimée dans le traité. Mais si une « querelle des juges » en 2002 avait déjà conduit à une petite révision du traité, la Commission souhaite manifestement ne pas envisager de nouveau cette voie. Le Comité semble donc compter sur une interprétation dynamique de la part de la Cour de justice de l’Union européenne pour assouplir les conditions de recevabilité du recours en annulation. Elle le fait déjà à merveille lorsqu’il s’agit de la construction du marché intérieur, pourquoi ne ferait-elle pas de même en matière de justice environnementale, ne serait-ce que pour mettre le droit primaire en conformité avec les engagements internationaux de l’Union ?
Le Conseil ne suit pas la proposition de la Commission
Le Conseil des ministres de l’agriculture et de la pêche, réuni le 17 juillet 2017, n’a pas suivi la proposition de la Commission européenne [19]. Jusqu’à présent, un projet de décision soumis à la réunion des Parties a toujours été entériné par les États, qu’il constate une mauvaise ou une bonne application de la Convention. La proposition de la Commission européenne, si elle était suivie, aurait mis à mal la légitimité et l’autorité du Comité d’examen.
[1] Commission économique des Nations Unies pour l’Europe, Findings and recommendations of the Compliance committee with regard to communication ACC/C/2008/32 (Part I) concerning compliance by the European Union, 14 avril 2011.
[2] Commission économique des Nations Unies pour l’Europe, Findings and recommendations of the Compliance committee with regard to communication ACC/C/2008/32 (Part II) concerning compliance by the European Union, 17 mars 2017.
[3] Cette conclusion fait suite à une longue instruction menée par le Comité d’examen du respect des dispositions de la Convention d’Aarhus (organe de la Convention d’Aarhus chargé de veiller à la bonne application de la Convention par les parties). Cette instruction a été menée suite à une communication déposée en 2008 par l’ONG Client Earth.
[4] La Convention d’Aarhus définit le public comme « une ou plusieurs personnes physiques ou morales et, conformément à la législation ou à la coutume du pays, les associations, organisations ou groupes constitués par ces personnes », voir article 2 paragraphe 4.
[5] Règlement 1367/2006 du Parlement européen et du Conseil du 6 septembre 2006 concernant l’application aux institutions et organes de la Communauté européenne des dispositions de la convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement. Par ce texte, l’Union européenne entend mettre en œuvre les obligations qui lui incombent en vertu de la Convention d’Aarhus.
[6] Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, Article 9, paragraphes 3 et 4.
[7] Commission économique des Nations Unies pour l’Europe, Draft decision VI/8f concerning compliance by the European Union with its obligations under the Convention, juin 2017.
[8] Commission européenne, Proposition de Décision du Conseil relative à la position à prendre, au nom de l’Union européenne, lors de la sixième session de la réunion des parties à la convention d’Aarhus sur une affaire ayant trait au respect des dispositions, COM(2017) 366 final, 29 juin 2017.
[9] op.cit.
[10] Article 263 alinéa 4 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
[11] La Cour de justice a dressé les contours du critère de l’affectation individuelle dans l’arrêt Plaumann (affaire C-25/62, 15 juillet 1963). Elle y a estimé que « les sujets autres que les destinataires d’une décision ne sauraient prétendre être concerné individuellement que si cette décision les atteint en raison de certaines qualités qui leur sont particulières ou d’une situation de fait qui les caractérise par rapport à toute autre personne et de ce fait les individualise d’une manière analogue à celle du destinataire ».
[12] Article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
[13] Article 277 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
[14] Cour de justice, 15 février 2001, Nachi Europe, affaire C-239/99.
[15] Voir Tribunal de l’Union européenne, 15 décembre 2016, affaire T‑177/13
[16] Les actes administratifs qui peuvent faire l’objet d’une demande de réexamen sont définis comme « toute mesure de portée individuelle au titre du droit de l’environnement arrêtée par une institution ou un organe communautaire et ayant un effet juridiquement contraignant et extérieur ». Voir article 2 du Règlement 1367/2006.
[17] Commission économique des Nations Unies pour l’Europe, Draft decision VI/8f concerning compliance by the European Union with its obligations under the Convention, juin 2017.
[18] op.cit.
[19] Conseil de l’Union européenne, Outcome of the Council meeting, 17 et 18 juillet 2017 ; voir aussi, Conseil de l’Union européenne, Draft Council decision on the position to be adopted, on behalf of the European Union, at the sixth session of the Meeting of the Parties to the Aarhus Convention as regards compliance case ACCC/C/2008/3, juillet 2013. Le Conseil propose quelques modifications au projet de décision.