Les transhumains s’emparent des nanotechs
d’après un article de Dorothée Benoit Browayes, publié dans la revue électronique « Vivant », numéro 3, 18 mai 2004.
Après les OGM, les nanotechnologies ? L’introduction de cette innovation technologique présente à bien des égards des similitudes avec celle des OGM. C’est pourquoi la rédaction d’Inf’ogm vous propose ce dossier, avec d’autant plus de raison que le croisement OGM et nanotechnologie est déjà en train de s’opérer, via ce qu’on appelle aujourd’hui les « nanobiotechnologies » (Cf. encadré en page 4, NDLR).
Aux abords du namomonde, les scientifiques entrevoient des possibilités techniques fascinantes : calcul quantique, électronique moléculaire, matériaux aux propriétés inédites ou médicaments pilotés… Tant mieux ! Mais attention ! Des mouvements “transhumanistes” infiltrent les nanosciences avec un impératif : doper les humains en intégrant les technologies disponibles, piloter les états mentaux et les foules. Sommes-nous partants pour ces usages ? Qui se mobilise pour débattre de ces projets politiques ?
Mihail Roco est un rouquin plutôt timide, mais il ne fait pas dans l’ambiguïté : “Le programme américain qui associe les nano-bio-info-cognitio-socio-technologies vise à améliorer les performances humaines, ses capacités d’apprentissage comme de défense”, a-t-il affirmé lors du premier EuroNanoForum, organisé à Trieste (Italie), en décembre 2003, par la Communauté européenne. Mihail Roco est le coordonnateur de l’initiative américaine en matière de nanotechnologies (voir encadré ci-contre), la NNI (National Nanotechnology Initiative).
Ses propos confirment le cap du volumineux rapport produit en juin 2002 par la National Science Foundation (NSF) et dont il fut coéditeur (1). Désignant la nouvelle frontière par le sigle NBIC (Nanotechnology, Biotechnology, Information technology and Cognitive science), il a l’avantage de préciser les ambitions des nanosciences outre-Atlantique : “Ces technologies en convergence vont permettre l’unification des sciences et des techniques, le bien-être matériel et spirituel universel, l’interaction pacifique et mutuellement avantageuse entre les humains et les machines intelligentes, la disparition complète des obstacles à la communication généralisée, en particulier ceux qui résultent de la diversité des langues, l’accès à des sources d’énergie inépuisables, la fin des soucis liés à la dégradation de l’environnement”, peut-on lire.
Interrogé sur les moyens à déployer et leur portée, Mihail Roco modère ses propos : “nous ne voulons pas modifier l’intégrité humaine, ni contrôler les cerveaux”. La question de la main-mise sur les capacités humaines est cependant posée. Car son collègue William Sims Bainbridge, coauteur du rapport NBIC, est un expert des idéologies. Sociologue des religions, ce dernier a étudié et infiltré divers groupes sectaires comme “Children of God” appelé aussi “The Family” ; il a développé des projets d’analyse des émotions et des croyances (Cyclone Project) et a publié plus de 15 ouvrages sur les religions, le contrôle social, les dimensions de la science fiction2 avant d’être recruté par la NSF en 1999.
Nanotechnologies : au cœur de la matière
Les nanosciences regroupent l’ensemble des recherches ayant pour objectif la synthèse et l’étude de nano-objets doués de propriétés spécifiques que celles-ci soient physiques, chimiques ou biologiques.
Les nanosciences par construction s’intéressent à des objets physiques de taille de l’ordre de grandeur du nanomètre (nm). Le nanomètre vaut un milliardième de mètre (10-9 m). On qualifie de nanométrique des objets dont la taille sera comprise entre une centaine de nm et quelques nanomètres.
Pour fixer les idées, on se trouve dans la zone de taille immédiatement supérieure à celle des atomes ou des molécules qui constituent la matière qu’elle soit vivante ou inerte. Typiquement, un atome a une taille de l’ordre du dixième de nanomètre (en moyenne 0,3 nm). Dans un nanomètre on aligne donc environ trois atomes et, dans une sphère de 2 ou 3 nanomètres, on place environ un millier d’atomes.
Un objet nanométrique sera donc constitué d’un petit nombre d’atomes ou molécules. On peut considérer que l’ambition des nanosciences sera de fabriquer, caractériser et manipuler les objets les plus petits que l’homme puisse concevoir. Les objets “classiques” macroscopiques sont constitués d’un nombre impressionnant de molécules ou atomes. A titre pédagogique, on peut calculer le nombre de molécules qui existent dans un litre d’eau. On tombe sur une valeur proche de 300×10+23 soit largement supérieure au milliard de milliard de milliard de molécules !!! Si l’on alignait les molécules constituant ce litre d’eau, on trouverait une distance supérieure à 10+13 km soit de l’ordre de grandeur d’une année lumière.
Il convient toutefois de remarquer que ces objets nanométriques n’ont de sens qu’insérés dans des parties d’objets plus grands (de la taille du micromètre) eux-mêmes inclus dans des dispositifs manipulables à l’échelle humaine. C’est pourquoi bien souvent le vocable de nanoscience ou de nanotechnologie intègre également la conception ou la manipulation d’objets de taille immédiatement supérieure (souvent micrométrique).
Source : [http://www.senat.fr/rap/r03-293/r03-293_mono.html#toc5]
Aujourd’hui directeur de l’information et des systèmes intelligents de la fondation, son rôle dans la justification des NBIC est essentiel. À qui s’inquiète de l’avenir de la planète, il sait être rassurant : “La science et la technologie vont de plus en plus dominer le monde alors que la population, l’exploitation des ressources et les conflits sociaux potentiels augmentent. De ce fait, le succès de ce secteur prioritaire est essentiel pour l’avenir de l’humanité”.
La réinvention de la nature
Pourquoi la NSF, puissante institution américaine qui emploie 1 360 personnes, confie-t-elle sa stratégie technologique à un spécialiste des phénomènes de manipulation mentale et d’adhésion des foules ? Serait-ce pour mieux anticiper d’éventuelles contestations de la société civile ? On ne peut l’exclure tant on constate l’implication de chercheurs en sciences humaines dans la promotion des technosciences et plus particulièrement des sciences cognitives. Patricia Churchland avec la neurophilosophie forgée autour du co-découvreur de la structure de l’ADN, Francis Crick3, l’historienne Donna Haraway et son “cyborg manifesto” pour la “réinvention de la nature” (4) ou encore l’économiste Robin Hanson, entendent abolir les frontières entre le vivant et l’inerte, entre la machine et l’humain, entre le masculin et le féminin, et proclament qu’il faut construire des “corps nouveaux” pour une “vie nouvelle”.
Ce mouvement apparaît comme la suite logique des thèses cybernétiques pour lesquelles le réel et le virtuel se confondent par la réduction successive des objets physiques puis biologiques à des principes informationnels. Comme l’explique l’historienne américaine Lily Kay (Harvard), le code génétique est devenu après guerre le centre métaphorique de commande et de contrôle des êtres vivants (5). Dans son ouvrage récent sur L’empire cybernétique, la sociologue Céline Lafontaine (Université de Montréal) précise : “La cybernétique place non seulement les notions de communication et de contrôle au cœur de son projet, mais elle rend effectif le passage de la physique à la biologie en annulant toute distinction entre vivant et non-vivant”. Avec les cyborgs, les biobots (machines obéissant à des lois biologiques dans leur conception et leur fonctionnement), “on fait littéralement face à la mise en chair des métaphores cybernétiques (…)”. Puis de commenter : “Ce qui est oublié dans cette indifférenciation entre les êtres et les choses, c’est le fondement corporel inaliénable de toute vie terrestre. Le réductionnisme informationnel revient à nier que les êtres vivants sont d’abord des unités synthétiques indécomposables en segments codés” (6).
La modélisation “simplificatrice”
Selon Robert Ali Brac de la Perrière et Frédéric Jacquemart (1), l’acte majeur qui permet l’approche scientifique de la nature est une modélisation simplificatrice. Le second acte consiste en l’établissement d’un sens commun à tous les scientifiques (au moins dans une discipline donnée), concernant ces objets et phénomènes simplifiés. Les objets d’étude et leurs relations sont ainsi rendus manipulables et scientifiquement interprétables. Les objets scientifiques ne sont donc pas des objets naturels, mais bien des objets en rapport avec des objets naturels (ce ne sont pas de pures créations de l’esprit), des métaphores adaptées à un certain mode de traitement. L’idée classique d’une science qui découvre la nature telle qu’elle est, ôtant toute responsabilité au scientifique, est totalement caduque. L’acte simplificateur est à l’origine de la puissance de la science. Il est aussi à l’origine des problèmes posés par la science contemporaine. Cette simplification a en effet quelques conséquences, au cœur du problème posé par les nanotechnologies comme par les biotechnologies modernes. Il existe probablement une quasi infinité de manières de simplifier car le travail des scientifiques est une succession de traductions dans d’autres supports et d’autres langues. Il s’ensuit que le choix de la manière de simplifier implique, dès cet acte fondamental, la responsabilité du scientifique.
Pour être efficace, la modélisation simplificatrice, qui consiste à réduire un objet à un certain nombre fini et manipulable de propriétés, ne peut se faire n’importe comment et doit être adaptée au discours scientifique général, ainsi qu’aux techniques qui vont être utilisées (à des fins de connaissance ou de production). Le premier point est l’adaptation au discours scientifique. Cela se traduit notamment par le fait que les affirmations concernant un objet (ce qui est dit scientifiquement de cet objet) doit s’énoncer de la façon la plus simple possible et donc, comporter un minimum d’exceptions. Les objets manipulés dans le cadre des techniques de transgénèse, par exemple, se retrouvent simplifiés à l’extrême, que ce soit le matériel génétique lui-même ou la plante entière. Ainsi, on parlera de transfert de gène comme de simples pièces mécaniques interchangeables sans en comprendre la réalité fonctionnelle, on réduira une plante aux seuls caractères qui font explicitement partie du projet du chercheur, sans en appréhender les autres traits vitaux. Or, les généticiens savent qu’on ne dispose d’aucune certitude concernant la matérialité univoque du gène. Ils travaillent sur des manifestations expérimentales, des marqueurs. Les marqueurs d’objets peuvent par contre être manipulés de manière à servir d’outil, en produisant des effets déterminés et reproductibles. Cela suffit pour les chercheurs “en sciences pratiques”, nul besoin de définir précisément la cause, du moment que “ça marche”. Et c’est justement pour cette raison, comme le raconte Hélène Fox Keller2, que “la démonstration de leur efficacité ne peut guère rassurer ceux qui continuent à se préoccuper des effets des autres variables (éventuellement inconnues) et du type de conséquences inattendues auxquelles de tels effets peuvent conduire à long terme”. D’après Barbara Mc Clintock cette différence, ce sens restreint de la causalité, est responsable de la plupart des catastrophes écologiques que nous avons subies, et du “brutal retour du bâton qui nous a été renvoyé en pleine tête” par une technologie fondée uniquement sur les analyses partielles des scientifiques. Et elle poursuit : “Nous faisons des suppositions que nous n’avions aucunement le droit de faire. Quant à la manière dont l’ensemble fonctionnait véritablement, nous n’en connaissions qu’une partie… Nous ne cherchions même pas à savoir, nous ne voyions même pas ce qui se passait pour le reste. Tout ce reste se produisait et nous ne le voyions pas”2.
1, Inf’OGM, Société civile contre OGM : Arguments pour ouvrir un débat public, 2004, chapitre 1, éd. Yves Michel, 307p.
2, Fox Keller H., Le siècle du gène, 2003, éd. Gallimard
La culture par les automates mentaux
Le projet NBIC s’inscrit pleinement dans la mouvance cybernétique. Juste après guerre, celle-ci a procédé à la numérisation du monde, étendant ensuite son principe réducteur à l’information génétique (la biologie devint 100% moléculaire) puis à l’information mentale avec la “mémétique”, transposition au monde cérébral du modèle informationnel a-corporel et a-temporel du gène, proposée en 1976 par l’évolutionniste britannique Richard Dawkins (7).
Il se trouve justement que William Bainbridge a publié en 1985 un livre intitulé “Génétique culturelle” (8). Et il développe dans le rapport NBIC les perspectives de la mémétique (pp. 318 et suivantes) : “Certaines idées peuvent avoir la force de “virus sociaux” aux effets aussi délétères que des virus biologiques”, explique-t-il dans ce rapport. Il propose donc d’“étudier la culture avec les méthodes de la bioinformatique” et recommande une initiative analogue au projet Génome humain, le “Human Cognome Project”, pour “comprendre et maîtriser les mystères du génome culturel” (8).
On arrive ici au point culminant de cette nouvelle idéologie. Sa prétention est de décrire les “automates mentaux” de façon à les maîtriser puis les manipuler. Les courants de pensée deviennent des objets quantifiables. De même que l’on a abandonné la compréhension de la vie avec le gène, on abandonne celle de la pensée avec la neuroéthique (qui vise à localiser les aires de la morale ou de la religion) puis avec la mémétique. “C’est seulement si nous renonçons à une explication de la vie au sens commun du mot que s’offre à nous une possibilité de prendre en compte ce qui la caractérise”, estimait Niels Bohr. “Dans la science moderne, la mathématisation de la nature s’est imposée comme une fin en soi”, souligne le mathématicien Olivier Rey (9). Mais avec elle, “le monde n’est pas compris, il est mathématisé : par là il est fonctionnalisé mais il ne reçoit aucun sens. Au contraire tout sens lui est ôté : l’homme n’y trouve plus rien qui lui parle”.
Davantage de technique, de moins en moins de sens
Avec le projet NBIC, on assiste donc à un effondrement, à un remplacement du réel par du “quantifiable”. Non limité aux phénomènes physiques, la prétention du modèle s’étend aux organismes vivants (cf. encadré ci-dessus), aux cerveaux humains comme à leurs sociétés. On en arrive à confondre manifestation cérébrale mesurée par le débit sanguin capté par IRM (Imagerie par résonance magnétique) et expérience mentale. Avec pour corollaire de fausses équivalences : la douleur d’une personne, par exemple, est assimilée à la visualisation sur écran de son cerveau souffrant.
Dans ce tour de passe-passe, “la science finit par constituer son propre remède à la crise qu’elle engendre en bouleversant les ordres anciens : une manière de supporter cette crise n’étant autre, en effet, que davantage de science, davantage de technique”, poursuit Olivier Rey. “Il ne peut en aller autrement quand, dans une large mesure, les présupposés de la technoscience se sont confondus avec les présupposés de la pensée tout court”. Le monde fabriqué de la technique semble être le seul que ses promoteurs comprennent, comme le pressentait le philosophe Italien Giambattista Vico, qui constatait dès 1725 : “Nous ne connaissons que ce que nous faisons”. Parce qu’il est très opérationnel, ce système de réduction s’emballe. Le continuum “nano-bio-info-cognitivo-sociologique” apparaît finalement comme l’apothéose de l’impérialisme technique.
Certains scientifiques se complaisent à entretenir cet amalgame, en collaborant au “neuromarketing” ou aux expériences neuropolitiques de localisation cérébrale des “zones de Bush” ! (10). Et l’on entend résonner ici les propos d’Hannah Arendt11 : “cet homme futur que les savants produiront comme un ouvrage de leurs propres mains paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée (…) La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques”.
Y a-t-il un pilote dans les nanotech ?
L’expérience des OGM a montré que nos sociétés ne disposent pas d’outils appropriés pour arbitrer les choix techniques. Se posent donc aujourd’hui, avec les nanosciences, la question de savoir comment nous allons organiser la discussion sociale indispensable sur les applications souhaitées. Va-t-on reproduire les débats stériles et les invectives à propos d’analyses et de rapports strictement scientifiques ?
Le rapport dense et rigoureux produit en France le 29 avril 2004 par l’Académie des sciences et par l’Académie des technologies (12) a le mérite de poser les connaissances propices au débat (cf. encadré ci-dessous). Mais en plaçant délibérément les nanobiotechnologies hors du champ analysé, toute l’interrogation centrale sur les connexions possibles entre le monde physique et le monde vivant (machines hybrides, prothèses nanométriques, pilotage cérébral…) est évacuée.
De même, le colloque “Nanosciences et médecine du XXIème siècle”, organisé par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) le 6 février 2004, n’a fait que répertorier le potentiel, les enjeux économiques, les conséquences sociales. La question du pilotage de ces productions techniques n’est jamais discutée. Qui sonde les citoyens sur leur besoin d’“améliorer leurs performances humaines” ? Que reste-t-il de libre dans l’exercice politique qui ne soit pas arrimé à l’ambition technique ?
Risques des nanotechnologies
Selon un rapport du Sénat français, les risques liés aux nanotechnologies sont : la dissémination des nanoparticules dans le corps humain avec la toxicité de ces particules en termes sanitaires et le risque environnemental que représente cette dissémination. Sont également mentionnés : les dangers d’autoréplication des robots (une des applications des nanotechnologies) ou encore l’absence de définitions des modalités d’utilisation des nanotechnologies, notamment sur le respect de la vie privée. Cette préoccupation a été exprimée dès l’apparition des tests génétiques par puce à ADN, sur “les puces dans la peau”… et l’utilisation des “poussières intelligentes” à des fins d’espionnage. Et enfin, comment contrôler la limite entre l’homme “réparé” et l’homme “augmenté ” ?
Plus précisément, si le nombre de nanoparticules augmente fortement dans la nature, on ne connaît encore rien de leurs éventuelles interactions, non maîtrisées avec l’environnement. Les chercheurs s’intéressent à l’association des nanoparticules avec les bactéries : elles trouveraient alors une porte d’entrée dans la chaîne alimentaire, et leur effet sur le processus biologique est encore inconnu. On sait d’autre part qu’elles pénètrent les cellules. Des tests réalisés sur des foies d’animaux de laboratoire ont prouvé que les nanoparticules s’accumulent dans l’organisme : comment les retirer si leur présence s’avère néfaste ? Durant l’été 2002, l’ETC Group, une organisation activiste basée au Canada, a publié un article intitulé “No small matter ! Nanotech particles penetrate living cells and accumulate in animal organs” (Pas de petits effets ! les nanoparticules pénètrent les cellules vivantes et s’accumulent dans les organes animaux). Ce groupe appelle à un moratoire sur la fabrication de tous les nanomatériaux tant que les agences fédérales de réglementation n’ont pas certifié que celles-ci n’ont pas de conséquences néfastes sur l’environnement. Enfin la récente publication du roman catastrophe Prey (Michael Crichton, l’auteur d’ouvrages grand public comme Jurassic Park ou la série télé ER – Emergency Room, Urgences) est venue alimenter de telles craintes chez le public2.
1, www.senat.fr/rap/r03-293/r03-293_mono.html#toc119
2, “Dossier : Les nanobiotechnologies”, C. Farvaque, Lettre Etats-Unis Sciences physiques, n°4, juin 2003
Les connexions du transhumanisme
L’enjeu de la discussion démocratique s’impose ici d’autant plus que le pouvoir scientifique et technique est de plus en plus relayé par un noyautage idéologique puissant, celui de la doctrine transhumaniste. Laquelle revendique l’utilisation libre des nouvelles technologies pour dépasser les limites du genre humain et améliorer ses capacités physiques et mentales : “De meilleurs esprits, de meilleurs corps, de meilleures vies”, proclame l’Association mondiale des transhumanistes (WTA). D’ailleurs, William Bainbridge, grand promoteur des NBIC au niveau national, est éditeur associé de la principale revue des transhumanistes, le Journal of Evolution and Technology (JET). Son article sur l’ “opposition religieuse au clonage”, paru en octobre 2003, y souligne la nécessité d’anticiper sur les conflits violents entre “religieux, ou ennemis des sciences” et “laïcs” (13).
Ce mouvement transhumaniste est en plein essor dans le monde, appuyé par des réseaux où se signalent trois autres éditeurs du JET : le philosophe suédois Nick Bostrom, David Pearce, promoteur de l’“impératif hédoniste” qui proclame que “le génie génétique et la nanotechnologie vont abolir la souffrance de toute vie sensible”, et le secrétaire de la WTA, James Hughes. Des adeptes ont créé la revue Extropy (5 000 abonnés) – l’extropie ou l’extropianisme étant un dérivé du transhumanisme – et ont fondé d’autres associations internationales (l’Extropy Institute) et nationales (Aleph en Suède, Transcedo aux Pays-Bas) et le colloque bisannuel “Extro”.
Avec les transhumanistes, l’humain n’est plus destiné à devenir meilleur par l’éducation (humaniste), et le monde par des réformes sociales et politiques, mais simplement par l’application de la technologie à l’espèce humaine. “Ancrés dans un véritable messiannisme de substitution, les transhumanistes sont dans leur immense majorité des libertaires anarcho-capitalistes convaincus des seules vertus du marché”, explique le philosophe Klaus-Gerd Giesen (Université de Leipzig)14. Ils rejoignent ainsi les prophètes-managers des biotechnologies comme William Haseltine, fondateur de la société Human Genome Sciences et de la société de médecine régénérative, ou Gregory Stock (Université de Californie, Los Angeles), apôtre de l’amélioration génétique de l’homme par la technique (15).
Infiltrations
Les posthumanistes commencent à infiltrer des mouvements sociaux comme la Progress Action Coalition (Pro-Act). Ils sont aussi très actifs pour revendiquer le droit illimité aux “neuroceutiques” ou “émoticeutiques”, produits permettant de jouer sur les états mentaux. Le juriste Richard Glen Boire, au sein du Center for Cognitive Liberty & Ethics (CCLE) – organisation qui co-sponsorisait avec la NSF la récente conférence “NBIC Convergence 2004” – est ainsi parfaitement connecté avec la “Neurosocieté” portée par Zach Lynch, un évolutionniste versé dans le marketing qui annonce la prochaine “vague des neurotechnologies” directement soutenue par des nanosystèmes implantés.
En Europe, les mouvements “extropiens” trouvent des soutiens au sein de l’industrie pharmaceutique. Celle-ci a bien entendu de gros intérêts à développer les marchés de la médecine régénérative, du dopage des facultés physiques comme intellectuelles par nanopuces ou thérapies cellulaires. Très présents dans les milieux intellectuels et éthiques parisiens, les extropiens défendent la libre disposition des corps, l’accès à tous les moyens techniques pour les manipuler. Ils ont réalisé un important lobbying auprès des députés lors de la révision des lois de bioéthique, en décembre 2003. Ils caricaturent tellement leurs arguments qu’ils semblent jouer le même jeu que les dénonciateurs de catastrophes… dont on retrouve d’ailleurs, chez eux, quelques figures ! Confirmant ainsi qu’“éthiciens-prophètes de malheur” et “promoteurs de la mutation” peuvent concourir au même but : occuper l’opinion à des broutilles.
Un bras de fer idéologique
Nul ne peut nier le riche potentiel d’innovations des nanotechnologies (cf. encadré ci-dessous). Avec le foisonnement d’applications qui se profile, il serait dangereux de laisser les scientifiques, préoccupés de connaissance et de performance, se laisser déborder par les projets politiques transhumanistes. Pour piloter ces affaires, où sont les philosophes, sociologues, historiens, citoyens, capables de peser dans le bras de fer redoutable qui s’amorce ?
Après avoir défini sa stratégie en matière de nanotechnologie, dans un rapport qui vient d’être rendu public (16), l’Europe devrait produire dans les mois qui viennent une réponse au rapport américain NBIC publié voilà deux ans. Un groupe de travail, présidé par l’historienne norvégienne Kristine Bruland (Université d’Oslo) et coordonné par Élie Faroult à la direction générale de la Recherche de la Commission européenne, entend poser les enjeux sociaux et les risques pour la santé des nanotechnologies. Osera-t-il interroger les finalités des réarrangements de la matière et du vivant ? (17)
Les nanotechnologies aujourd’hui : six milliards de dollars par an
Dans le domaine de la biologie, les molécules, l’ADN, les protéines ou les virus sont d’une taille inscrite dans un même ordre de grandeur, le nanomètre. Il devient, par conséquent possible de faire interagir les matériaux à l’échelle atomique avec les systèmes du vivant : ce sont les nanobiotechnologies. Ainsi, la combinaison de matériaux métalliques ou semi-conducteurs avec des molécules biologiques permet de tirer parti des propriétés physiques (optiques, électriques) du matériau tout en profitant des propriétés sélectives de la biologie. D’un autre point de vue, les capacités d’organisation naturelle de la matière vivante pourraient permettre la mise en ordre plus efficace de nanostructures. Ainsi, les nanobiotechnologies consistent aujourd’hui en l’utilisation, l’imitation et/ou la modification des systèmes biologiques à l’exemple des membranes des cellules, les protéines et l’ADN ; ou encore la mise au point de nanoparticules capables de se fixer spécifiquement à un type particulier de cellule1.
Les investissements dans le domaine des nanotechnologies, privés et publics, se montent aujourd’hui à six milliards de dollars par an. L’Europe, le Japon et les Etats-Unis sont les poids lourds des investissements gouvernementaux. Pour les Etats-Unis, ce sont 800 millions de dollars qui sont apportés par le gouvernement, faisant de ce domaine le plus riche en terme de subventions depuis le programme de conquête de la Lune, Apollo. Des programmes nationaux de recherche en nanotechnologie se sont développés dans plus de trente-cinq pays : la Corée du sud dépense près de 200 millions de dollars par an, Taïwan et la Chine dépensent chacun plus de cent millions de dollars par an. Selon la Fondation National Américaine de Science, (National Science Foundation – NSF), le marché des nanotechnologie devrait atteindre les mille milliards de dollars d’ici 2011-20122.
1, “Dossier : Les nanobiotechnologies”, C. Farvaque, Lettre Etats-Unis Sciences physiques n°4, Juin 2003.
2, https://www.etcgroup.org/content/little-big-down-small-introduction-nano-scale-technologies
1, M.C. Roco, “Converging Technologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information technology and cognitive science”, NSF/DOC-sponsored report, National Science Foundation, juin 2002
2, R. Stark & W.S. Bainbridge (1985) “The Future of Religion”, Berkeley, University of California Press ; R. Stark, & W.S. Bainbridge (1987) “A theory of Religion”, New York, Toronto, Lang.
3, B. Andrieu (1998) “La neurophilosophie”, PUF, Paris.
4, D.J. Haraway (1991) “Simians, Cyborgs and Women. The Reinvention of Nature”, New York, Routledge.
5, L.E. Kay (2000) “Who Wrote the Book of Life : A history of the Genetic Code”, Stanford University Press.
6, C. Lafontaine (2004) “L’empire cybernétique, des machines à penser à la pensée machine”, Seuil, Paris.
7, R. Dawkins (1976) “The sellfish Gene”, Oxford University Press, nv éd. 1989, trad. fr. Le gène égoïste.
8, FW.S. Bainbridge (1985) “Cultural Genetics”, In : Religious movements, R. Stark (ed), New York, Paragon
9, O. Rey (2003) “Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l ’absurdité contemporaine”, Seuil, Paris.
10, J. Tierney, “Using M.R.I.’s to See Politics on the Brain”, New York Times, 20 avril 2004. Disponible à www.cognitiveliberty.org/neuro/neuromarketing_nyt_apr20_04.html
11, H. Arendt (1961) “La crise de la culture”, réed. 1989 Folio Gallimard.
12, “Nanosciences – Nanotechnologies”, Rapport sur la science et la technologie n°18, Académie des sciences, Académie des technologies, Tec&Doc, Paris, disponible à www.academie-sciences.fr/publications/ rapports/rapports_html/RST18.htm
13, www.jetpress.org/editorialboard.htm et
www.jetpress.org/volume13/bainbridge.html.
14, Observatoire de la génétique de Montréal, Transhumanisme et génétique humaine, N°16, mars-avril 2004.
15, G. Stock (2002) “Redesigning Humans. Our Inevitable Genetic Future”, Boston, New York, Houghton Mifflin Compagny.
16, “Towards a European strategy for nanotechnology”, Bruxelles, 12 mai 2004, COM(2004) 338 final
17, Finalement ce rapport intitulé “Converging Technologies – Shaping the Future of European Societies” a été publié sur europa.eu.int/comm/research/conferences/2004/ntw/pdf/final_report_en.pdf