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Une « Alliance » biotech : quand le lobbying devient institution

Par Denis MESHAKA

Publié le 23/09/2025

    
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Fin juillet 2025, l’EU Biotech and Life Sciences Alliance a discrètement vu le jour au Parlement européeni. Soutenue par l’association lobbyiste Europabio, son objectif est de rassembler des députés européens pour « veiller à ce que l’Union [Européenne]prenne des mesures audacieuses et coordonnées » afin de renforcer son secteur des biotechnologies. Si cette initiative traduit une volonté de maintenir la compétitivité de l’Europe, elle alimente une question politique majeure : où finit la représentation démocratique et où commence le lobbying institutionnalisé ?

À Bruxelles, le lobbying n’a rien d’exceptionnel et des milliers de « groupes d’intérêts » aux intérêts différents (ONG, industries, syndicats professionnels, …) cherchent à se faire entendre et à peser sur les décisions européennes. Avec la création de l’EU Biotech and Life Sciences Alliance (Alliance européenne des sciences de la vie et des biotechs), le secteur biotech cherche à renforcer sa position au Parlement européen : aux rendez-vous classiques dans les bureaux et couloirs des institutions européennes s’ajoute une structure politique hybride, où des eurodéputés apparaissent aux côtés d’industriels, dans un cadre pensé et animé par ces derniersii. Élus pour défendre l’intérêt général, ils deviennent de facto membres d’une initiative privée dont l’agenda est de façonner un environnement réglementaire plus favorable au secteur industriel des biotechnologies. La politique européenne dans ce domaine sera-t-elle le fruit d’un débat démocratique pluraliste ou d’une stratégie d’influence nourrie par les lobbys ?

Une initiative taillée pour et par l’industrie

Pour comprendre la portée de cette Alliance, il faut regarder qui en tire les ficelles. Elle se décrit comme un « groupe d’intérêt parlementaire européen créé pour rassembler les membres du Parlement européen intéressés par les biotechnologies dans tous les secteurs ». Derrière cette allure institutionnelle – ces groupes d’intérêts parlementaires sont courants -, le dispositif n’a rien de neutre puisqu’il est soutenu et orchestré par EuropaBio (Association européenne pour les Bio-industries), lobby phare des géants européens de la biotech. Ce soutien apparaît discrètement en bas de page sur le site Internet de l’Alliance : « Secrétariat et financement – EuropaBio, l’association européenne des bioindustries, soutient le secrétariat du groupe ». Il est confirmé par la présence de Claire Skentelbery, directrice générale d’EuropaBio, pour ouvrir le lancement de l’Alliance, le 7 juillet 2025 à Strasbourgiii.

Sur son site Internet, EU Biotech and Life Sciences Alliance se fait logiquement porte-parole de l’industrie. Dans une partie intitulée « le mandat de l’UE en matière de biotechnologie : vers un leadership mondial et une résilience accrue », sa position est sans équivoque. Elle souligne notamment la nécessité de « maximiser l’impact d’un large éventail de législations et de stratégies communautaires, sous l’égide de la loi sur les biotechnologies », autrement dit le Biotech Activ. Depuis son impulsion, ce projet législatif est effectivement appuyé par l’industrie biotech européenne, via son représentant EuropaBio v, vi.

Les membres de l’Alliance

Parmi les douze eurodéputés membres de EU Biotech and Life Sciences Alliance, on trouve des représentants de divers bords politiques – S&D (5), Renew (4), PPE (2), Patriotes (1). On note particulièrement la présence de Stine Bosse (Renew), fondatrice et coprésidente de l’Alliance avec Eszter Lakos (PPE). L’eurodéputé danoise Bosse, par ailleurs vice-présidente de la Commission Santé et membre de la Commission Environnement, affirme sur les réseaux sociauxvii que l’Alliance « couvre la diversité des groupes politiques au Parlement, pour former un groupe véritablement représentatif travaillant ensemble à promouvoir la compréhension et l’élaboration des politiques ».

Les 12 eurodéputés membres de l’EU Biotech and Life Sciences Alliance.

Aucun lien passé ou actuel explicite avec l’industrie des biotechnologies ou des « Sciences de la Vie » n’a été déclaré par ces députés dans leur « Déclaration d’intérêts privés ». Seule Stine Bosse, à l’initiative de l’Alliance, déclareviii avoir travaillé pour des sociétés de conseil en investissement et dans l’industrie du pétrole. Or, la proximité avec l’industrie d’acteurs parlementaires clés dans le cadre d’une telle « alliance » ne peut être sans influence sur leurs visions, leurs décisions et leurs activités parlementaires. Si l’on peut admettre que cela « fait partie du jeu politique », on peut néanmoins s’interroger sur la portée réelle de cette représentativité dès lors que l’agence de lobbying d’EuropaBio – APCO, dont les coûts globaux de lobbying en 2024 s’élèvent à près de trois millions d’eurosix– est elle aussi impliquée en assurant le secrétariat de l’Alliancex ?

Du lobbying à l’influence décisive

Nous avons contacté EU Biotech and Life Sciences Alliance pour comprendre son fonctionnement. Elle nous a répondu avoir été « fondée à la demande des députés européens, et EuropaBio ne joue aucun rôle dans son fonctionnement. Les députés européens sont les moteurs des thèmes et des activités menés par l’Alliance. EuropaBio finance le secrétariat de l’Alliance, assuré actuellement par APCO, comme indiqué sur le site web. APCO est un prestataire de services indépendant de l’Alliance. APCO agit en tant que secrétariat de l’Alliance et mène les activités demandées, approuvées et initiées par les députés européens ».

En finançant le secrétariat de l’Alliance, assuré par une entreprise de lobbying, EuropaBio ne se contente cependant plus d’influencer les élus de l’extérieur. Elle s’installe au cœur même du dispositif parlementaire. Dans le fonctionnement parlementaire, un secrétariat exerce une fonction – non anodine – de support logistique pour, notamment, l’organisation des réunions, la préparation des compte-rendus ou notes d’information, la communication (site web, newsletter, événements, etc.), le suivi administratif avec les députés et leurs assistants…

Comme nous le dit l’Alliance, le lobbyiste APCO peut même, en tant que secrétaire, plus globalement « mener les activités demandées, approuvées et initiées par les députés européens », EuropaBio apportant de son côté les ressources financières à l’APCO pour que ces activités soient menées. Ainsi, bien que les eurodéputés de l’Alliance ne soient pas eux-mêmes payés par EuropaBio, le groupe d’intérêt, ne disposant pas de budget institutionnel officiel, s’appuie sur ce financement privé pour exister. Concrètement, grâce à ce financement, les députés de l’Alliance peuvent avoir un espace de rencontres, d’événements et d’échanges… et par conséquent un agenda et des priorités influencés par EuropaBio.

L’enjeu des biotechnologies

Cette Alliance n’est pas une exception isolée, de nombreux secteurs utilisent des systèmes comparables, comme European Internet Forum pour le numériquexi. Mais cette pratique est particulièrement sensible dans le domaine des biotechnologies, les décisions des institutions européennes touchant à des enjeux sociétaux cruciaux. On peut citer la protection de la biodiversité (notamment les pollinisateurs), le droit à une alimentation biologique et non-OGM, la souveraineté alimentaire, la santé publique, l’économie des brevets, la financiarisation du vivant… et bien entendu le sujet des nouvelles techniques de modification génétique (NTG), à l’heure où le trilogue sur la proposition de Règlement est en coursxii.

C’est aussi un secteur très concentré et contrôlé par les plus grandes multinationales du « Life Sciences », de l’agriculture, de l’alimentation – souvent les mêmes – qui détiennent une vaste part des brevets sur des produits commercialisés ou en développement et les technologies liéesxiii. L’influence du lobbying classique du secteur biotech sur le législateur est déjà fortexiv, mais elle le devient encore plus lorsque des élus s’engagent dans des alliances, des groupes d’intérêt parlementaires, dont l’agenda peut être influencé par des structures de lobbying industriel. Sur le sujet particulier des NTG, une conséquence est un risque accru de déréglementation, favorable aux multinationales agro-industrielles, mais aussi une érosion compréhensible de la confiance citoyenne dans les institutions et dans leur rôle protecteur de la santé publique et de l’environnement.

Lever l’opacité d’une pratique courante

Contrairement aux « intergroupes officiels »xv (lieux d’échanges informels entre groupes politiques, et entre les députés et la société civile ou les entreprises) du Parlement européen, qui doivent respecter des règles strictes de transparence et de financementxvi, les alliances ou « groupes d’intérêts parlementaires » semblent échapper en grande partie au contrôle public. Les comptes rendus sont rares, les financements opaques, la communication possiblement contrôlée par les industriels et les populations de l’Union européenne n’en sont que peu ou pas informées.

Plusieurs de ces groupes étant structurés par des financements industriels, cela soulève un enjeu global de transparence et de conflits d’intérêts. Comment des députés peuvent-ils rester des arbitres impartiaux de la régulation d’un secteur s’ils participent à une initiative montée par ceux, et pour la défense des intérêts de ceux, qu’ils sont censés réguler ? Cette proximité nourrit un risque bien connu appelé « capture réglementaire » qui signifie que les règles finissent par être écrites, directement ou indirectement, par ceux qui veulent en tirer profit.

Depuis des années, des ONG comme Corporate Europe Observatoryxvii ou Transparency Internationalxviii dénoncent ce système parallèle, qui permet aux lobbys d’obtenir une légitimité politique sans se soumettre au cadre imposé aux structures parlementaires officielles. Mais le problème est toujours d’actualité : l’Europe veut-elle être un espace où les politiques publiques se font dans la transparence et la protection de l’intérêt général, ou un lieu où l’industrie organise elle-même des alliances parlementaires qui orientent la loi ?

i EU Biotech and Life Sciences Alliance, « About Biotechnology and Life Sciences ».

ii EU Biotech and Life Sciences Alliance, «Biotech Takes the Spotlight: New EU Biotech and Life Sciences Alliance Launches in Strasbourg », 11 juillet 2025.

iii Ibid.

iv Denis Meshaka, « La Commission européenne reporte à nouveau sa « loi biotech » », Inf’OGM, 3 juin 2025.

v Europabio, « EuropaBio’s Vision for a Bold EU Biotech Act », 19 janvier 2025.

vi Europabio, «The EU Biotech Act ».

vii LinkedIn, « EU Biotech and Life Sciences Alliance ».

viii Parlement européen, Déclaration d’intérêts de Stine Bosse, 24 septembre 2024.

ix Apco Worldwide

x EU Biotech and Life Sciences Alliance, « About Biotechnology and Life Sciences ».
LobbyFacts, « APCO Worldwide ».

xi European Internet Forum.

xii Denis Meshaka, « Le lobby scientifique s’invite dans le trilogue sur la déréglementation des OGM/NTG », Inf’OGM, 5 août 2025.

xiii Charlotte Krinke et Denis Meshaka, « Crispr/Cas9 : l’accès à un champ de mines ? », Inf’OGM, 21 juin 2022.

xiv Claire Robinson et MPhil, « Behind the smokescreen, Vested interests of EU scientists lobbying for GMO deregulation », The Greens/EFA, septembre 2022.

xv Parlement européen, « Les intergroupes au Parlement européen ».

xvi Parlement européen, « Groupes de pression et transparence ».

xvii Corporate Europe Observatory

xviii Transparency International

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