Tribune

Les procès des faucheurs d’OGM : expression de la faillite de la gouvernance

Par Matthieu Calame

Publié le 30/09/2005, modifié le 08/07/2024

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Exposé présenté en marge du procès des faucheurs d’OGM de Riom.

Les procès qui se multiplient en France autour des fauchages de PGM sont avant tout la conséquence d’une faillite de la régulation politique. Si les tribunaux sont saisis en apparence pour des questions de droits privés (destruction de biens), alors qu’il s’agit fondamentalement d’enjeu de nature publique (alimentation, brevetisation du vivant, protection de l’environnement) cela découle de l’incapacité chronique de la sphère politique de traiter ces questions. Le juridique apparaît donc, en l’espèce, comme un pis-aller qui met en lumière le dramatique affaiblissement de la capacité de gouvernance. Dans un premier temps le texte analyse la crise générale de la gouvernance, puis il évoque sa traduction dans le monde de la recherche et enfin il propose quelques solutions pour renouveler la gouvernance de la recherche.

A) affaiblissement des modes de gouvernance

Ironie, le procès de Riom (14-15 septembre 2005) tombe au moment même où l’ONU affiche son impuissance. Les deux crises semblent se faire écho, les niveaux nationaux et internationaux accusent une perte considérable de leur capacité d’orientation et de régulation. Dans les deux cas, il s’agit d’une crise du système Wesphalien faisant de l’Etat la clef de voûte du système de gouvernance. Or, tant au niveau infra (les OGMs) qu’au niveau Supra (L’ONU) les états ne semblent plus en mesure de faire face aux enjeux actuels des sociétés.

Un mot d’abord sur le terme même de gouvernance par lequel nous entendons les organisations, moyens et procédures dont une société se dote pour réguler son activité.

Pendant 350 ans, les Etats ont formé non seulement la clef de voûte, mais également la quasi unique modalité légitime de régulation. Pour toute communauté, la constitution d’un Etat formait la seule solution pour contrôler son avenir ou même tracer un avenir. Toutefois le modèle a été fortement ébranlé par l’émergence d’acteurs et d’enjeux nouveaux, les multinationales, les grandes ONG, des mouvements régionalistes et de manière générale un communautarisme centrifuge qui sans plus revendiquer la création d’un Etat propre aspire à se libérer partiellement de la puissance des administrations centrales. Mais la décomposition des Etats va plus vite que ne se recomposent des modes alternatives de gouvernances. Et même parfois certains acteurs émergents revendiquent le fait de se désintéresser de la question de la régulation générale des sociétés, que ce soit des grandes multinationales, des fonds de placement ou des One-issue-mouvment (mouvement non lucratif mais se focalisant sur un seul thème à l’exclusion des autres), ou des coordinations (de syndicats par exemple), ne défendant qu’une seule catégorie de population. Or, la confrontation de ces intérêts divergents ne crée pas nécessairement – loin s’en faut ! – un modus vivendi qui permette de « faire société ». Or, il paraît à vrai dire impossible que le bien commun naisse de la simple confrontation d’intérêt ou de vision sectorielle. Pourtant le moyen de cette synthèse et de ce dépassement semble cruellement manquer à l’heure actuelle.

Le bras faible du cocher, le mythe de Phaeton

En 1993 Les rédacteurs de la plate-forme pour un monde responsable plurielle et solidaire ont écrit : « Les deux piliers de la modernité – la liberté des échanges et la science – devaient être des moyens au service du progrès des hommes. Ils sont aujourd’hui trop souvent considérés comme des fins en soi. Ainsi, selon la mythologie économique à la mode, la libéralisation de tous les échanges, de marchandises comme d’argent, est censée assurer, en tout domaine, un équilibre automatique et optimal des échanges entre les hommes. De même, selon la mythologie scientiste, par delà les problèmes ou les dégâts, l’alliance de la science, de la technique et de l’industrie finira toujours par apporter les solutions et faire progresser l’humanité. Ne resterait dès lors qu’à s’en remettre au marché et à la science. Certes la science est une source de compréhension, de capacité d’agir et de créativité exceptionnelle ; mais, si elle peut être mobilisée pour le meilleur, elle peut aussi l’être pour le pire. De même, le marché est un instrument irremplaçable pour mettre en relation de façon souple une multitude d’agents ayant chacun des besoins, des désirs et des capacités à offrir en échange ; mais les populations démunies, les besoins fondamentaux non solvables, les risques écologiques, les intérêts des générations futures sont, si l’on peut dire, hors de son ressort. Science et marché ne valent en définitive que par rapport aux choix et aux finalités des sociétés dans lesquelles ils se développent. Ils doivent retrouver leur juste place d’outils ; outils essentiels certes mais outils mis au service d’autres finalités qu’eux mêmes. » (1)

Or, à l’heure actuelle, c’est la capacité, voire la volonté de définir et de porter les finalités des sociétés qui fait défaut. Quelles en sont les conséquences ? Il est intéressant pour cela de recourir au mythe de Phaeton.

« Celui qui brille », tel est le sens du mot grec Phaéton. Ce fils d’ Hélios et de l’Océanide Clyméné aimait à se vanter auprès de ses compagnons de son origine, et, chaque jour, il leur montrait avec fierté la course du char de son père dans les cieux. L’un d’eux, cependant, le mit au défi de prouver son ascendance solaire. Piqué au vif, Phaéton se rendit chez son père pour lui demander un signe de sa naissance. Hélios jura par le Styx de lui accorder tout ce qu’il voudrait. Phaéton lui réclama son char et le droit de le conduire toute une journée. Horrifié, car nul mortel n’est assez puissant pour dompter les chevaux qui tirent le char, Hélios tenta de dissuader son fils. Mais rien n’y fit : enflé de vanité, Phaéton n’écouta pas les supplications de son père, qui, tenu par son serment, fut obligé de se soumettre. Les chevaux fougueux s’élancèrent ; mais comme Hélios l’avait prévu, Phaéton fut bien dépassé par sa tâche : les coursiers ne répondirent plus à son commandement, et le char commença à suivre une route désordonnée : tantôt il montait trop haut et risquait de brûler la route céleste ou de heurter les constellations, tantôt il descendait trop bas, et les montagnes prenaient feu, les fleuves se transformaient en vapeur, la terre se craquelait sous la chaleur. Pour éviter la destruction de l’univers, Zeus foudroya Phaéton et réduisit son char en miettes, et le fils d’Hélios fut précipité dans le fleuve Éridan. » (2)

Livrés à eux mêmes, l’innovation technique et le marché ressemblent aux deux puissants coursiers du char solaire, leur course est désordonnée, erratique, et menace de détruire l’univers. En l’absence de gouvernance puissante, l’humanité est semblable au malheureux Phaeton, dont le bras trop faible était incapable de maîtriser l’attelage. Loin de conduire son destin, Phaeton le présomptueux, est entraîné par les forces mêmes qu’ils croyait dompter et, entraîné par elles, il est finalement englouti. Les forces du marché et de l’innovation technologique ne doivent pas être détruites mais assurément domptées par une main puissante.

Le Roi et le champion

Mais pourquoi la main de l’humanité semble si frêle et comme débile, incapable de tenir les rênes de son char ? Quels facteurs internes l’affaiblissent ?

Pour comprendre le phénomène actuellement en cours dans ce que l’on appelle la mondialisation économique, nous pouvons faire appel à un autre mythe qui traverse l’imaginaire européen, celui du conflit entre le roi et le guerrier. Arthur et Lancelot, Marc et Tristan, Agamemnon et Achille, Charlemagne et Renauld et surtout, surtout, Gunther et Siegfried, autant de couples de légende qui mettent en scène le conflit entre le Roi (Arthur, Marc, Agamemnon, Charlemagne ou Gunther) et son champion (Lancelot, Tristan, Renauld, Achille ou Siegfried). Si les interprétations et les morales données dans les différents textes diffèrent, le schéma archaïque est le même. Confronté à un danger extérieur, le roi (le pouvoir politique, régulateur), doit faire appel à son champion (la force belliqueuse). Mais, loin de rentrer dans le rang, le champion conscient de la nécessité dans laquelle se trouve le roi en profite pour n’en faire qu’à sa tête. Il ne vise que sa propre jouissance qui passe par l’humiliation du roi. Notons que le champion ne prétend en aucun cas remplacer le roi, il ne convoite pas sa place. Il n’en a cure. Gouverner ne l’intéresse pas, il veut profiter. Au final le conflit entraîne généralement les pires désordres et un épouvantable carnage. Nous retiendrons donc le schéma archaïque :

 l’existence d’une menace (a),

 l’appel au champion (b),

 le débordement du champion et sa quête de la jouissance(c)

 l’humiliation du roi et l’absence totale de régulation politique (d),

 la catastrophe finale qui engloutit les protagonistes (e).

Ce schéma a ceci d’intéressant qu’il s’applique étonnement bien à un discours ambiant sur la mondialisation économique.

 Il s’agit d’une lutte sans merci, l’économie étant avant tout une compétition (a) ;

 Les peuples n’ont pas de solution de régulation politique, ils n’ont d’autre choix que de s’en remettre à de grandes entreprises (les fameuses « national champion » , ces entreprises supposées nationales et dont il est attendu qu’elle protège les peuples dans la lutte économique, idée synthétisée par la formule « Ce qui et bon pour les Etats-Unis est bon pour l’Amérique et vice-versa ») (b) ;

 La constitution de multinationales poursuivant leur intérêt propre et la jouissance (c) ;

 La ridiculisation de la fonction politique, et sa domination par des acteurs économiques qui se gardent bien de vouloir assumer un rôle régulateur et qui, au contraire, prônent la dérégulation (d) ;

 La catastrophe finale avec la remontée de passions haineuses qui se déchaînent engloutissant toute la société aussi bien l’économie que le politique.(e)

On comprend que la définition de l’économie non comme l’art de la production et de l’allocation des richesse mais comme une lutte sans merci, est la base de l’émancipation des « nationals champions » , le prétexte qui justifie l’humiliation de la régulation politique, la jouissance sans frein de « guerrier » qui n’ont cure de devenir roi. La menace de l’extérieure brandie en permanence permet l’éviction du roi, c’est à dire, de la gouvernance.

L’état social et environnemental dans lequel s’enfonce la planète (et de ce point de vue le 11 septembre 2001 comme le cyclone katerina semblent en être les expressions) ne laisse guère d’illusion sur le résultat final du processus : comme dans le mythe, le crépuscule des Dieux !

Une mutation de la gouvernance

Un retour à la gouvernance des années 50 est-elle possible ou souhaitable ? En fait, même si l’histoire n’est pas dénuée de phénomènes apparemment cycliques, elle se répète rarement à l’identique. La restauration de la gouvernance passera non par un retour au passé mais par une mutation.

B) une histoire de gouvernance récente de la recherche

La gouvernance de la recherche n’est qu’une des branches de la gouvernance générale. De ce point de vue son évolution a suivi l’évolution générale des 50 dernières années avec deux grandes périodes.

1945-1975 L ’Etat promoteur, la recherche « libre »

La conscience généralisée de l’importance de la technoscience pour l’acquisition et le maintien de la puissance est finalement assez récente. La mutation s’opère entre 1850 et 1950. A cette date plus aucune force politique ne conteste vraiment qu’à défaut d’être une condition suffisante, la technoscience est pour le moins une condition nécessaire de la puissance. Dès lors, tout Etat se doit, s’il veut rester dans la cours des grands, de se doter d’une politique technoscientifique. Et de fait les Etats qui en ont les moyens se dotent d’université, de laboratoires, d’instituts. Toutefois, même si leurs objectifs sont clairs, les pouvoirs publics concèdent à la recherche une relative liberté qui procède de ce que l’on pourrait appeler le compromis Roosevelt/Bush.

En novembre 1944 Le président Roosevelt demande à Vanevar Bush responsable de l’Office of scientific research and development – office créé pour favoriser pendant la guerre les applications des acquis de la recherche – de travailler sur l’organisation de la recherche dans la perspective de la paix prochaine. Roosevelt aborde aussi bien le transfert de technologie du militaire au civil en vue de favoriser la croissance, la lutte contre les grandes maladies le lien entre recherche publique et privée et le développement de la culture scientifique chez les jeunes américains.

Vanevar Bush va répondre par un modèle « linéaire » : recherche fondamentale/applications industrielles/emplois/équilibre social/bien commun.

En outre il va défendre l’idée selon laquelle l’apparition d’une découverte en recherche fondamentale est imprédictible et qu’il est donc opérant de laisser aux chercheurs (au moins en recherche fondamentale) leur liberté. C’est le principe de serendipity.(3)

Ce modèle va dominer l’action de l’Etat durant les trente années qui suivront. Mais, et l’on n’insistera jamais assez là-dessus, la liberté concédée par le pouvoir politique à la recherche est uniquement due à la conviction que l’on ne peut l’orienter par nature. Il ne s’agit donc pas là d’un engagement politique positif en faveur de la liberté de recherche, mais de la conviction partagée alors par les politiques qu’à tout prendre une orientation est impossible.

Au reste, cette liberté ne concerne que la recherche fondamentale et est toute relative. De grands programmes militaires et civils promus par les Etats, comme le développement d’universités ou d’écoles au contenu et à la culture scientifique très orientées permettent de guider la libre curiosité des jeunes pousses dans une direction idoine. Les budgets de l’ethnologie ont rarement fait de l’ombre aux budgets de la physique nucléaire !

Toutefois tant la croissance constante des budgets que le compromis Roosevelt/Bush, font de cette époque une sorte d’âge d’or de la recherche.

1975-2005 la fin du compromis Roosevelt/Bush, le changement de doctrine

Les difficultés de l’économie américaine, les difficultés financières de l’Etat fédéral amènent une évolution très sensible de la théorie de la gouvernance de la recherche à partir des années 70. Si les objectifs d’innovation et de croissance assignés à la recherche restent les mêmes, l’idée se popularisent dans les milieux dirigeants que la liberté de la recherche n’est finalement pas le moyen le plus efficace de favoriser l’innovation technologique. Au contraire, l’accent est mis sur l’intégration de la recherche aux stratégies économiques des entreprises. Il s’agit à la fois d’alléger le participation financière de l’Etat en intéressant des acteurs privés et d’améliorer l’efficacité des investissements dans un contexte économique international qui se tend.

Il est à cet égard très important de souligner le contexte économique de l’époque, la fin de fait du cadre de Bretoon Wood, marquée par l’abandon de la convertibilité Dollar/Or (4) qui sanctionnait l’affaiblissement relatif de l’économie américaine. L’Amérique sur la défensive devait réagir. La prospérité commune dont rêvaient Roosevelt va céder la place à la guerre économique.

Dès lors, la même logique se déploie dans tous les secteurs : l’Etat régulateur et promoteur laisse la place aux champions. Ceux-ci doivent être plus libres, plus grands, plus forts. Cette logique, bien sûr, n’épargne pas la recherche, désormais elle en structure même l’évolution. Ainsi Philippe Busquin Commissaire européen pour la recherche écrit-il en introduction d’un document do’rientation intitulé Plant for the Future « Maintenir et renforcer notre base scientifique et technologique est d’une importance primordiale. Nous devons devenir un incubateur pour des entreprises innovantes et des chercheurs de haut niveau, qui sont souvent tentés de développer leurs activités ailleurs. Ce ne peut être l’oeuvre d’une seule organisation ou d’un seul pays. C’est seulement par l’union de tous les acteurs travaillant de concert dans un cadre cohérent au niveau européen qui nous serons capable de relever ces défis. […]. Sa mise en oeuvre dépendra de l’engagement continu et de la convergence de tous les partenaires et de la coordination efficace de tous les instruments et les ressources disponibles, incluant les programmes communautaires, pour atteindre une masse critique en terme de ressources financières, scientifiques et technologiques. » (5).

Ce genre de mobilisation générale amène bien évidemment à confondre intérêts publiques et intérêts privés. On voit même le commissaire européen abdiquer de lui-même. La politique publique de la recherche se réduit à la constitution d’un Europan Champion.

De fait le fonctionnement même des instances publiques pose problème. Les rédacteurs du documents sont eux-mêmes les acteurs de cette filière réuni au sein d’un groupe, le Genval group qui mêle acteurs privés et publics. Mais cette distinction a-t-elle encore un sens ? Non seulement le conflit d’intérêt est patent, mais il est institutionnalisé sous couvert de mobilisation générale. De fait, en réponse à ce document a été produit une réponse présentée le 5 juillet à Strasbourg – The « Plants for the Future » research agenda – et dont les auteurs sont à peu près les mêmes que ceux du rapport européen ! Ainsi le même groupe de personnes déterminent la politique publique et y répond sans qu’apparemment personne n’y voie malice. Gunther impuissant ne peut que se soumettre aux priorités dictée par Siegfried !

C) Restaurer la majesté du politique

Il ne convient pas ici de répondre intégralement à cette question, et nous nous contenterons d’évoquer le cas précis de la recherche. Trois éléments fondamentaux sont indispensables. Le premier c’est que le monde de la recherche change son regard sur la politique. La seconde c’est qu’il repense son intégration dans la société. La troisième c’est de rénover les modes d’action même de la définition du bien public.

Reconnaissance de la légitimité politique

Le monde de la recherche est souvent marqué par une défiance à l’égard du politique jugé comme impur. La question du lien entre politique et recherche – question qui se pose bel et bien dès qu’il s’agit d’aborder la définition des politiques de recherche – provoque souvent un émoi, voire suscite des cris d’orfraie. Et il n’est pas rare que soit invoqué le précédent Lyssenko du nom de ce scientifique russe qui, avec l’appui de Staline fit régner une terreur – et une erreur ! – dogmatique dans le monde de la génétique soviétique. Dès lors il est admis que le pouvoir politique – fut-il démocratique ! – ne doit pas se mêler de recherche.

Cette position relève d’une confusion mais est aussi dangereuse.

Elle relève d’une confusion parce que lorsque l’on parle de démocratiser l’élaboration des politiques de recherche :


 il ne s’agit bien évidemment pas de définir qu’elle est la vérité scientifique, ce qu’effectivement avait fait Lyssenko (mais encore faut-il faire remarquer que c’est lui qui est allé chercher Staline et non l’inverse !)

 mais de la répartition des grandes masses budgétaires en fonction des priorités de la société.

Or cette répartition est bel et bien une question politique. Revendiquer le droit pour les seuls mandarins des institutions politiques de faire eux-mêmes cette répartition, ce serait consacrer l’empiètement de la sphère du scientifique sur le politique ! Ou plus exactement de consacrer l’accaparement par des administrations sécrétées par l’institution de recherche de pouvoir clairement politiques.

A charge pour les chercheurs de définir des protocoles, de proposer des pistes, de s’organiser, mais en aucun cas de décider par eux-mêmes de l’emploi de l’argent public ! Au reste il faut rappeler que la lutte pour les crédits est déjà une réalité, et ceux qui conteste l’idée d’une affectation plus démocratique des moyens de recherche sont, sans surprises, ceux qui actuellement contrôlent le système et sont en mesure d’imposer leur choix et de favoriser leur propre discipline voire leur propre labo au détriment des autres.

Elle est dangereuse, parce qu’elle nourrit une culture antidémocratique rampante qui s’insère pernicieusement dans les têtes et qui amène les sociétés à désirer confusément un retour vers des pouvoirs forts, voire vers un « homme providentiel » , une sorte d’ « expert total et omniscient » , bref d’un despote éclairé. Or, il faut le rappeler, c’est la démocratie qui garantit la liberté des chercheurs et non l’inverse ! L’affaire Lyssenko elle-même en fournit la preuve éclatante. Il y a eu de tout temps des controverses scientifiques, mais c’est le caractère non-démocratique de la société soviétique qui fut la cause du drame. La démocratie renforce la recherche et le monde de la recherche devrait veiller à renforcer la démocratie et non à la sapper par des allusions à l’incapacité des gens à comprendre telle ou telle question.

La recherche couche

Au reste, il est temps que la recherche se l’avoue : elle couche ! Certes, il circule deci- delà quelques comtes pour enfants selon laquelle la recherche, vierge, n’ayant pas copulé avec la société, engendrerait un sauveur. Ainsi donc la science serait salvatrice, mais sa mère, la recherche, n’aurait eu aucun commerce avec d’autres acteurs sociaux (l’armée, l’industrie…). C’est mignon, peut-être allégorique, mais sans doute pas réaliste. Pour enfanter des innovations la recherche couche. Il n’y a pas en la matière de parthénogénèse ni de saint esprit. Et donc les productions de la recherche ont deux parents qui divergent parfois sur l’avenir du petit : droit de publication ou secret industriel ? Libre d’usage ou brevetable ? Purement intellectuel ou directement opérationnel ?

Que la science couche avec la technique, avec le militaire ou avec l’économie, ce n’est pas nouveau, et à peu près aucun sociologue ou historien des sciences ne prétendraient désormais que la connaissance d’une époque est indépendante des préoccupation de la l’époque. Citons, en vrac, le lien entre la cartographie et la découverte des routes maritimes, les travaux sur le vide liés au développement des pompes nécessaires à l’exploitation minière, l’astronomie et l’astrologie, la botanique et l’acclimatation à des fins économiques, la trigonométrie et l’artillerie, la stérilisation et la conservation des aliments pour les flottes de guerre, la résistance des matériaux et la construction, les semi-conducteurs et la communication et bien sûr l’atome et la bombe. En la matière c’est plutôt la recherche déconnectée des priorités de son temps qui est l’exception plutôt que la règle.

Est-ce mal, honteux, dégradant ? Ne professant pas de vertu particulière pour la virginité, ma réponse est plutôt non, ou plus exactement pas nécessairement. Tout dépend avec qui l’on couche et pour quoi faire. Ce qui est honteux, c’est l’hypocrisie, à savoir clamer haut et fort sa virginité et finir par coucher avec le plus offrant. Un bon mariage honnête et public est plus honorable à mon sens que l’hypocrisie actuelle.

Par un effet tout à fait étrange, le fait de travailler pour de l’argent paraît pour une partie de la recherche être un moindre mal. On ne ferait en quelque sorte que participer au vice et à la vénalité de l’époque. Inversement travailler pour un groupe social affichant des « valeurs » – entendez par là tout objectif autre que l’enrichissement – paraîtrait plus suspect, plus « idéologique » plus dangereux pour l’objectivité de la recherche. C’est la réactivation sous une autre forme de la vieille formule de Vespasien : « l’argent n’a pas d’odeur » . C’est là une vue singulière que de penser que la recherche peut être moins affectée par les intérêts économiques que par la défense de la santé ou de l’environnement ! En fait cela traduit la conviction que l’argent est plus neutre qu’une idée, et sans doute le vieux postulat libéral selon lequel l’appât du gain est un vice de moindre importance que la recherche de la gloire : le « doux commerce » serait alors une vertu au regard de la politique (7).

L’indépendance de la recherche, garantie partiellement par un Etat tout puissant dans le contexte de l’après-guerre comme on l’a vu est derrière nous. Car cet Etat régalien est lui-même affaibli. S’il refuse les sirène du libéralisme le chercheur n’a que deux alternatives, soit espérer une restauration de l’Etat fort, soit trouver d’autres alliés sociaux.

Ce dernier point est crucial, car dans le rapport de la recherche à la politique, le problème est moins l’intervention du politique dans la recherche, que la désaffection du champ politique élémentaire par les chercheurs. Le chercheur se doit de participer à la vie publique non pas seulement comme expert, mais d’abord comme citoyen. C’est à dire qu’il ne doit pas seulement délivrer un message sur son champ de connaissance restreint, mais être capable d’intégrer et de contextualiser son action dans le cadre de la recherche du bien public. Le chercheur doit se faire citoyens au risque sinon d’être inutile à la cité, comme tout un chacun d’ailleurs dans une démocratie. Dans son oeuvre « Démocratie antique et démocratie moderne » Moses I. Finley note : « Le contrôle de soi est tout à fait différent de l’apathie, mot qui signifie littéralement « manque de sentiment » , « insensibilité » , toutes caractéristiques inadmissibles dans une communauté authentique. Il existait une tradition selon laquelle Slolon, dans sa législation du début du VIème siècle av J-C, avait institué la loi suivante visant spécialement l’apathie : « Celui qui dans une guerre civile ne prendra pas les armes avec un des partis sera frappé d’atimie (privé des droits civiques) et n’aura aucun droit politique » (Aristote, Constitution d’Athènes). L’authenticité de la loi est douteuse, mais non le sentiment qu’elle traduit. Périclès l’exprima dans cette même Oraison funèbre où il notait que la pauvreté ne constituait pas un obstacle, en ces termes : « Ceux qui participent au gouvernement de la cité peuvent s’occuper aussi de leurs affaires privées et ceux que leurs préoccupations professionnelles absorbent peuvent se tenir au courant des affaires publiques. Nous sommes en effet les seuls à penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile » (Thuydide 2.40.2). » (8) .

Au reste, c’est exactement le même sentiment que traduit en des termes moins rudes Joël Gellin dans son article « Chercheurs entrez dans le débat » . « Nous avons à entrer dans le débat loin de notre savoir habituel. Nous devons le faire au plus vite, sans arrogance, dans tous les milieux, en acceptant d’autres visions du monde. » (9)

Des chercheurs multiples

Le témoignage de Joël Gellin rappelle l’engagement très courageux de nombreux chercheurs. Les chercheurs ne représentent pas, loin s’en faut, un corps homogène. Au delà même de leurs engagements civiques ils sont également confrontés à une réalité prosaïque, l’immense disparité de moyen d’un secteur à l’autre ! Car le monde de la recherche est d’abord un gigantesque orphelinat. On ne compte plus les sujets de recherche abandonnés faute de crédits (les recherches orphelines), même si l’on compte, et ce n’est pas un effet du hasard, en même temps des rejetons choyés et bichonnés. Selon le principe des vases communiquant, la prospérité des uns entraînent la misère des autres. Ce dont il s’agit en fait dès que l’on parle d’orientation des politiques de recherche, c’est bel et bien d’un rééquilibrage des crédits. C’est peu de dire qu’à l’heure actuelle les recherches touchant le bien public mais qui, de près ou de loin sont suspectées de pouvoir porter préjudices à la croissance (plus promise que réelle) n’ont guère la cote auprès des gouvernants. Les recherches susceptibles de se traduire en point de PIB raflent plus souvent les crédits que celles susceptibles d’orienter les politiques publiques de prévention.

Or, au moment de la répartition des crédits, il n’est pas certain que la solidarité soit réellement le sentiment le plus partagé au sein de la communauté même des chercheurs. Bien au contraire, chacun se bat pour attirer le plus de crédit sur sa discipline ou sur son laboratoire. Ceci a notamment pour effet le développement de discours mirifiques et pour tout dire à la limite de la charlatanerie sur les perspectives de développement de telle ou telle recherche dont on promet en vrac différents miracles : faire marcher les paralytiques, éradiquer la famine, relancer la croissance etc… Il va sans dire que dans ce contexte le collègue qui a des états d’âmes ou des interrogations sur telle ou telle promesse est non seulement un casse-pied mais un danger économique. En relativisant l’enthousiasme que l’on s’efforce d’insuffler aux financeurs, ne risque-t-il pas de diminuer les crédits ? Derrière les oppositions théoriques, se profilent des conflits bien plus terre-à-terre et qui peuvent s’évaluer en monnaie sonnante et trébuchante. Le financement de la recherche, comme la bourse repose singulièrement sur l’euphorie quelque peu excessive entretenue chez les financeurs. Les bulles scientifiques n’ont rien à envier aux bulles financières. Il va sans dire que les creveurs de bulles et les cassandres sont les mal venus.

Les jurys citoyens

L’engagement des chercheurs ne résoudra pas à lui tout seul la question de la gouvernance démocratique de la recherche en tant qu’elle exprime la faillite du politique. Il est également devenu indispensable, particulièrement sur les questions réputées complexes, c’est à dire relevant à la fois de la technique, de l’économie, du droit et de l’éthique, de retrouver des solutions renouvelées de « mise en débat » . La démocratie représentative seule présente de nombreuses limites, ne serait-ce que par le fait que sociologiquement les représentants sont bien peu représentatifs des populations et des intérêts.

C’est pourquoi plusieurs pays, ou plusieurs collectivités territoriales aux USA, au Danemark, en Angleterre, en Suisse, ont développé des modes alternatifs de mise en débat de questions complexes et d’émergence de solutions. La plus aboutie de ces solutions est sans conteste le Jury de citoyen qui en s’inspirant de la procédure judiciaire traite d’une question complexe. Face à un panel de citoyens, les différentes « parties » porteuses d’intérêt ou d’opinions contradictoires viennent présenter leur perception de la question. A la suite de ces auditions le jury formule un « jugement » . Le processus repose donc sur quelques principes simples.


 Le premier est de distinguer le jury, composé de citoyens n’ayant pas de formation (et de déformation ! ) particulière et à ce titre collectivement neutres, des parties prenantes, à charge ou à décharge. Il ne s’agit donc pas de trouver un gentlemen agreement entre parties, mais bel et bien de trancher une controverse.

 Le second principe est celui d’une décision collective, la qualité de la décision naissant de la diversité sociologique des membres du jury.

 Le troisième principe repose sur l’impossibilité d’user d’argument d’autorité, puisque chaque partie doit s’attacher à convaincre le jury et non à le disqualifier, ceci oblige notamment les experts à clarifier leur discours plutôt qu’à l’obscurcir…

Un jury citoyen c’est ce qu’un pool d’acteurs de la société civile réunis autour d’inf’OGM avait proposé à l’INRA, en décembre 2002, de demander conjointement au gouvernement. Cette demande faisait suite à un article de la direction publié dans un journal National et intitulé « Oui aux essais en plein champs » qui avait eu le mérite de montrer clairement l’engagement pro-OGM de l’INRA et le fait qu’il n’était pas un acteur neutre. Les acteurs de la société civile reconnaissaient également qu’ils étaient désormais devenus des parties-prenantes engagées donc subjectives. A l’époque, la direction de l’INRA avait refusé arguant que ce genre de demande n’était pas compatible avec sa mission. Certes, mais le 20 janvier 2003, l’INRA publiait son rapport final du groupe de travail « OGM Vigne » . Dans sa réponse au groupe, la direction de l’INRA affirmait sans rire :

« L’objectif de l’expérience pilote de co-construction d’un programme de recherche sur vigne OGM était double : d’une part concevoir une méthode de dialogue et d’analyse d’une question complexe par un groupe de personnes aux sensibilités variées, d’autre part éclairer la décision de la direction de l’Inra sur la question de la poursuite d’un essai sur une vigne OGM dans le cadre de la résistance au court noué.Les apports du groupe dépassent ce que l’Inra aurait été en mesure d’analyser seul, ainsi que les expressions habituelles dans le cadre d’un débat public. » (11)

Ainsi la direction de l’’INRA si effarouchée à l’automne à l’idée de s’associer pour demander l’organisation d’un débat avait trouvé l’hiver venu l’allant nécessaire pour consacrer un débat effectué par ses propres laboratoires. Il est vrai que cela réduisait considérablement l’incertitude de ce genre d’exercice. On est jamais si bien servi que par soi-même !

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