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La Commission européenne reporte à nouveau sa « loi biotech »
Le report par la Commission européenne de sa « loi biotech » à fin 2026 soulève des interrogations. Présentée comme un futur « règlement », cette loi doit s’articuler avec d’autres actes juridiques encore en discussion, notamment celui sur les nouvelles techniques génomiques (NTG). Mais le règlement sur les données de santé (dit « EEDS »), adopté en février 2025, pourrait aussi être une cause de ce report.

Via une consultation (un « appel à contribution ») publiée en avril 2025i, la Commission européenne a confirmé que sa proposition de « loi biotech »ii – qu’elle nomme désormais « Règlement sur la biotechnologie » – initialement attendue pour 2025, ne serait finalement présentée qu’au troisième trimestre 2026. Ce report pourrait viser à mieux aligner la future loi biotech avec, entre autres, le règlement sur l’ « espace européen des données de santé » (EEDS), adopté le 11 février 2025iii. Mais, au delà d’un réajustement technique, ce report pourrait en réalité viser à faciliter la prise en compte des intérêts de l’industrie, à l’heure où les exigences en matière de protection des données se renforcent.
Un report contraint ?
Le 13 mai, Olivér Várhelyi, le commissaire européen à la Santé et au Bien-être animal, entérinait le report de ce règlement sur la biotechnologie face à la Coalition européenne pour les Biosolutions, un panel d’entreprises européennes du domaine des « biosolutions »iv. « Bio » se rapporte au terme « biotechnologie » et non « biologique », comme le confirme l’intervention de Várhelyi intitulée « Perspectives et priorités pour la nouvelle loi européenne sur les biotechnologies »v. Il y explique que la Commission « entend adopter une loi [NDLR : bien que la Commission n’adopte pas techniquement une loi] sur la biotechnologie ambitieuse et solide en 2026 », et qu’elle se trouve dans une « phase préparatoire » de cette loi au cours de laquelle elle « examine plusieurs domaines clés pour le secteur de la biotechnologie ».
Afin de « tirer le meilleur parti de la révolution biotechnologique dans tous les secteurs », la Commission annonce, via Olivér Várhelyi, vouloir examiner les domaines clés suivants : environnement réglementaire, accès aux capitaux et au capital-risque, infrastructures existantes, capital humain, chaînes d’approvisionnement et… les outils numériques. Le travail qui reste à fournir par la Commission pour élaborer sa loi biotech serait donc conséquent. L’institution ne s’est-elle pas simplement estimée contrainte de reporter ce « Règlement sur la biotechnologie » car, par précipitation, elle n’avait pas anticipé l’ampleur des examens à mener, notamment concernant la question des données de santé ?
L’enjeu des données de santé
En évoquant l’examen du domaine « outils numériques », Olivér Várhelyi fait référence au règlement EEDS de février 2025. « L’accès aux données, aux services de stockage et aux ressources informatiques sera bien sûr essentiel pour la recherche et l’innovation dans le domaine des biotechnologies. À cet égard, nous pensons que l’espace européen des données de santé apportera un soutien très important » affirme Várhelyi au panel d’industriels, le 13 mai dernier. Ce dispositif, qui entrera en vigueur en mars 2027, est d’une importance cruciale pour la Commission, les données de santé numériques étant une « matière première » précieuse pour la recherche biomédicale
C’est pour cette raison que le Commissaire a également rassuré le panel d’industriels concernant l’exploitation des telles données : « Nous cherchons donc à faciliter le développement et l’adoption des solutions numériques et de l’intelligence artificielle dans tous les secteurs de la biotechnologie. Et bien sûr, nous devons utiliser cette richesse de données dont nous disposons de manière très stratégique. D’une manière stratégique qui garantira le leadership mondial de l’Europe ». La place croissante de l’intelligence artificielle dans la gestion et l’exploitation des données de santé attise sans nul doute les convoitises de nombreux acteurs économiquesvi.
Le règlement EEDS
L’hypothèse selon laquelle le cadre imposé par l’EEDS est une des principales causes du report du règlement biotech semble plausible. Ce très récent règlement – février 2025 – encadre l’utilisation des données primaires et secondaires de santé numériques en Europe. L’utilisation primaire correspond à leur collecte et à leur utilisation dans le cadre des actes de soins apportés à un patient (article 2.1). L’utilisation secondaire concerne l’exploitation des données collectées et produites à l’occasion du soin, pour la recherche scientifique et dans le secteur de la santé (article 50 et s.).
Selon l’EEDS, l’utilisation secondaire peut être autorisée sans le consentement explicite du patient, à condition que le traitement repose sur une base légale établie, telle que l’intérêt public, la santé publique ou la recherche scientifique (Règlement « RGPD », Article 9)vii, et qu’il soit assorti de garanties appropriées (comme l’anonymisation, la pseudonymisation ou l’accès sécurisé). Le règlement EEDS demande aussi une transparence des traitements, une portabilité des données, un encadrement de leur utilisation secondaire ainsi que des standards techniques d’interopérabilité. L’accès aux données n’est autorisé qu’à ces conditions, pour des entités publiques, privées ou à but non lucratif, ainsi que pour les chercheurs individuels. Cette utilisation secondaire peut se faire à des fins de recherche scientifique, d’innovation, d’élaboration de politiques de santé, de sécurité des patients, d’activités réglementaires, ou encore de médecine personnalisée, notamment à partir de données (épi)génomiques, moléculaires, etc. (considérants 56 et 61, et articles 51 et 61 du règlement EEDS).
Le règlement EEDS mentionne explicitement que les données de santé peuvent être utilisées pour le développement de médicaments, de dispositifs médicaux ou de systèmes d’intelligence artificielle (article 53, point e), donc des usages à fort potentiel commercial et technologique. Théoriquement, ces traitements ne sont autorisés que lorsqu’ils visent à « contribuer à l’intérêt général » (considérant 61) et sont encadrés par un certain nombre de conditions énoncées à l’article 54. Celles-ci incluent notamment l’interdiction des usages expressément prohibés, tels que le marketing ciblé, la discrimination ou l’exploitation abusive des données, ainsi que le respect des droits de propriété intellectuelle et des secrets commerciaux.
Un agenda guidé par des intérêts économiques
La solidité effective des garanties proposées par le règlement EEDS soulève des interrogations. Leur application concrète dépendra largement de la rigueur des contrôles exercés par les organismes responsables (ORAD), des interprétations nationales et de la capacité à détecter et sanctionner les détournements d’usage. En l’absence de consentement explicite des personnes concernées, la réutilisation massive de données, y compris sensibles ou génétiques, appelle donc à une vigilance particulière, tant sur le plan éthique que juridique.
Dans ce contexte, le futur « Règlement de la biotechnologie », levier central de la stratégie santé de la Commission, devra nécessairement s’articuler avec le règlement EEDS. Si ce dernier impose des contraintes quant à leur exploitation, il laisse aussi de nombreuses perspectives au secteur des biotechnologies dans l’accès aux données de santé. Dès lors, le cadre posé par le règlement EEDS est-il perçu par les entreprises biotech comme suffisamment flexible pour accompagner leurs ambitions ? Ou redoutent-elles de se heurter à un environnement réglementaire trop rigide pour évoluer librement ? Le report du « Règlement de la biotechnologie » à fin 2026 permettrait en tous cas à la Commission de l’adapter pour palier ou lisser de possibles obstacles de l’EEDS.
L’émergence d’un risque démocratique
Ce report pourrait être plus une opportunité politique pour revoir les intérêts du marché qu’une simple mesure de prudence juridique. Si la Commission souhaitait introduire, dans ce futur texte, des dispositifs permettant un accès et/ou une exploitation encore plus aisés des données de santé pour les industriels, elle devra en assumer les conséquences : cela reviendrait à redéfinir le statut même de ces données, non plus comme une extension protégée de la personne, mais comme un ressource économique partagée, soumise à transaction.
Le règlement EEDS ne propose pas la protection absolue des données de santé. Il serait inquiétant que l’Union européenne accroisse cette fragilité en orientant le futur règlement sur la biotechnologie dans la même direction. Le risque ne serait alors pas seulement juridique mais aussi démocratique. En maintenant par exemple aux acteurs industriels un accès privilégié à des données issues de systèmes de santé publics, l’UE prend le risque de compromettre la confiance du public dans sa capacité à protéger les données personnelles. Le modèle européen, fondé sur la primauté des droits fondamentaux des personnes, serait affaibli au nom de la compétitivité.
Données de santé : les pratiques étasunienne, suisse et israélienne
Aux États-Unis, la protection des données de santé repose principalement sur la loi HIPAA, qui s’applique aux acteurs du système de santé (hôpitaux, assureurs, etc.), mais n’encadre pas les données collectées par des applications mobiles ou objets connectésviii. Ce régime fragmenté permet une utilisation relativement libérale des données de santé, surtout lorsqu’elles sont anonymisées. De nombreuses entreprises privées peuvent accéder à ces données à des fins de recherche, de marketing ou de développement de produits, avec moins de contraintes que les normes européennes actuelles.
En Israël, les autorités ont mis en place des partenariats entre les hôpitaux publics et les start-ups du secteur, en autorisant l’accès à des bases de données de santé anonymiséesix. L’État y joue un rôle de facilitateur, permettant aux entreprises d’exploiter ces ressources dans des conditions avantageuses, sans réelle obligation de consentement préalable ni de partage des bénéfices. Ce modèle d’innovation rapide se fonde implicitement sur la disponibilité gratuite ou quasi gratuite de données privées et de biens publics hautement sensibles : les données médicales des citoyens.
La Suisse, de son côté, combine un programme ambitieux de numérisation de la santé (DigiSantéx) avec une politique open data qui ouvre la porte à une réutilisation commerciale de certaines données publiques pour lesquelles le consentement des patients peut être implicite dans certains cas de soins. Là encore, le flou persiste sur les contreparties : les entreprises peuvent-elles construire des services ou produits sur la base de données privées et publiques sans qu’aucune obligation de consentement préalable et de redistribution des bénéfices n’existe ?
i Commission européenne, Consultation publique « Règlement sur la biotechnologie », mai 2025.
ii Denis Meshaka, « La Commission européenne veut sa « révolution biotech » », Inf’OGM, 11 février 2025.
iii Union européenne, « Règlement (UE) 2025/327 du 11 février 2025 relatif à l’espace européen des données de santé et modifiant la directive 2011/24/UE et le règlement (UE) 2024/2847 », 5 mars 2025.
iv La « Coalition européenne pour les biosolutions » regroupe plusieurs organisations industrielles européennes défendant les biotechnologies (Allemagne, Royaume-Uni, Belgique, Autriche, Danemark Pays Bas, Suisse…), la France étant représentée par le Medef.
v Commission européenne, « Speech by Commissioner Várhelyi at the European High-Level Conference on Biosolutions », 13 mai 2025.
vi Laure Belot, « Les données de santé, un trésor mondialement convoité », Le Monde, 2 mars 2020.
vii Union européenne, « Règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données », 4 mai 2016.
viii « États-Unis : les données relatives à la santé mentale en vente pour quelques dollars », Gènéthique, 14 février 2023.
ix Ricky Ben-David, « Santé numérique en Israël: 19 projets pour un montant de 100 millions de shekels » , The Times of Israel, 31 mai 2022.
x Confédération Suisse, Office fédéral de la santé publique (OFSP), « DigiSanté : promouvoir la transformation numérique du système de santé ».