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Inde : une étape judiciaire peu éclairante pour une moutarde OGM

Par Denis MESHAKA

Publié le 26/09/2024

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En Inde, le long chemin judiciaire de l’autorisation de la moutarde génétiquement modifiée DMH-11 a franchi une nouvelle étape cet été avec le verdict rendu par la Cour suprême. Sans mettre fin à la saga, ce jugement provisoire continue à nourrir des incertitudes pour l’agriculture indienne et sur le devenir des OGM dans ce pays.

La Cour Suprême de l’Inde a rendu, le 23 juillet 2024, une décisioni qui n’a pas mis fin à plus de 20 ans de bataille judiciaire concernant l’autorisation de la moutarde génétiquement modifiée DMH-11ii. Celle-ci, développée en 2002 par le Pr. Pental, de l’Université de Delhi (Inde), a été modifiée pour tolérer un herbicide (le glyphosate d’ammonium) et pour se reproduire par croisement, cette moutarde étant en effet autogame à l’origineiii. Cette décision a vu les deux magistrats de la Cour Suprême, B.V. Nagarathna et Sanjay Karol, s’opposer dans un jugement qui est qualifié de « partagé ». Ce verdict rappelle les divisions profondes qui entourent la dissémination et la commercialisation de cette moutarde GM, tant sur les plans scientifiques que réglementaires.

Un jugement partagé non définitif

Depuis deux décennies, l’affaire oppose notamment l’organisation « Gene Campaign », ainsi que la militante Aruna Rodrigues (voir encadré 1), au gouvernement indien. Dans le jugement à deux voix du 23 juillet, la juge B.V. Nagarathna a critiqué l’autorisation accordée en octobre 2022 par le Comité d’évaluation du génie génétique (GEAC). Pour elle, cette décision viole le principe de précaution et la « confiance publique ». La juge souligne que les études locales et indépendantes sur la sécurité et l’impact écologique faisaient défaut, et que les conclusions tirées de recherches étrangères et fournies dans le dossier de demande d’autorisation ne pouvaient s’appliquer de manière fiable au contexte indien. « Le refus général d’admettre les effets écologiques néfastes de la pollinisation croisée ou autre est principalement basé sur des recherches menées dans des contextes étrangers. Il se peut que ces recherches ne soient pas du tout pertinentes dans le contexte et l’écosystème de l’Inde ». À l’inverse, le juge Sanjay Karol a estimé qu’aucune faille juridique n’entachait le processus d’examen mis en œuvre par le GEAC. Karol a toutefois insisté sur la nécessité de conduire des tests indépendants et plus approfondis sur les effets potentiels de la DMH-11 sur la santé humaine. On peut rappeler ici que ce type de tests est effectué par les fournisseurs ou défenseurs mêmes des produits à tester et que l’indépendance recherchée ne peut donc être atteinte.

A la suite de cette décision partagée, la Cour Suprême a émis des directives claires mais pouvant paraître volontaristes. La première directive demande que, dans un délai de quatre mois suivant de la décision de la Cour, soit élaborée une « politique nationale » sur les cultures génétiquement modifiées dans les domaines de la recherche, de la culture, des échanges et du commerce. La Cour précise que cette politique « doit être formulée en consultation avec toutes les parties prenantes, telles que les experts dans le domaine de l’agriculture, la biotechnologie, les gouvernements des États, les représentants des agriculteurs… et qu’elle fera l’objet d’une publicité appropriée ». On observera que l’Inde dispose pourtant déjà d’un cadre législatif avec la « Loi indienne sur la protection de l’environnement » de 1986 iv, qui constitue le fondement de la réglementation des OGM en Inde, ainsi qu’une série de lignes directrices et de protocoles concernant les OGM et les produits qui en sont issusv. Dans une autre directive, la Cour Suprême demande la publication par le gouvernement d’un rapport officiel et détaillé sur la nature de la DMH-11, notamment sur ses propriétés de tolérance aux herbicides.

Aruna Rodrigues : figure de la lutte anti-OGM en Inde

Aruna Rodrigues est une militante indienne de premier plan connue pour son opposition aux OGM en Inde. Depuis 2005, elle mène des recours juridiques contre l’introduction des OGM, dénonçant leur impact potentiel sur la santé, la biodiversité, et l’agriculturevi. Elle a notamment révélé l’existence illégale de semis d’aubergine Bt et souligné les lacunes dans la gestion des essais en champs. Aruna Rodrigues milite pour des analyses toxicologiques approfondies et un moratoire illimité sur ces essais tant que des protocoles de biosécurité stricts ne sont pas en place. En 2024, elle a été la pétitionnaire principale devant la Cour Suprême contre l’approbation de la moutarde génétiquement modifiée (DMH-11)vii, mettant en avant des préoccupations liées à l’environnement et à la transparence du processus réglementaire. Soutenue par l’ONG Gene Campaign, Rodrigues continue d’être une voix influente dans les débats sur les OGM, plaidant pour une meilleure protection de la santé publique et de la biodiversité.

Une culture sous surveillance

A l’origine, la moutarde DMH-11 était promue comme permettant de réduire la dépendance de l’Inde aux importations d’huile comestibleviii. Basée sur la construction génétique Bar-Barnase-Barstar, cette variété hybride (qui bénéficie d’un caractère de résistance à la rouille blanche) est censée permettre l’amélioration des rendements agricoles tout en résistant aux herbicides. Cependant, depuis le début de son développement, cette moutarde OGM est au cœur de diverses controverses.

L’histoire de la DMH-11 est en effet marquée par des inquiétudes environnementales et sociales. Les opposants à cette moutarde, parmi lesquels la « Coalition pour une Inde sans OGM », ont régulièrement souligné ses effets possibles sur la santé publique et la biodiversité, notamment les pollinisateursix. Des écologistes s’inquiètent notamment de l’augmentation possible de l’utilisation d’herbicides, qui est une conséquence directe de la résistance de la DMH-11 au glufosinatex. Ce débat met aussi en lumière les tensions entre la promesse d’une meilleure production agricole et la protection des écosystèmes locaux. Notamment, les organisations paysannes indiennes contestent les rendementsxi annoncés par rapport aux variétés non-GM déjà disponibles, accusant les promoteurs de la DMH-11 de surévaluer les bénéfices économiques de la culture.

Par ailleurs – nous en faisions part en avril 2023xii– des interrogations d’ordre juridique subsistent également sur les droits de propriété intellectuelle, les brevets sur la technologie Bar-Barnase-Barstar détenus par la multinationale Bayer n’étant apparemment pas en vigueur en Inde.

Un processus d’autorisation semé d’obstacles

Le processus d’autorisation par l’Inde de la moutarde DMH-11 est tout aussi complexe que les débats qui l’entourent (voir encadré 2). En 2015, l’Université de Delhi avait soumis une demande au GEAC pour la dissémination de cette variété de moutarde. Sept ans plus tard, en octobre 2022, après plusieurs essais en champ et une évaluation par le Conseil indien de la recherche agricole (ICAR), le GEAC a autorisé cette dissémination. Cependant, la Cour Suprême est intervenue à plusieurs reprises pour suspendre la commercialisation de DMH-11 en raison, notamment, des préoccupations soulevées par les organisations environnementales. Le dernier rebondissement du 23 juillet 2024, avec ce jugement partagé, illustre l’impasse dans laquelle se trouve la DMH-11.

L’issue de l’histoire de la moutarde DMH-11 indienne reste incertaine. Bien que le jugement de la Cour Suprême marque une nouvelle étape dans ce dossier au long cours, il ne sera pas le dernier. La décision finale, qui sera prise par une formation plus large de la Cour, pourrait avoir des implications majeures non seulement pour l’agriculture indienne, mais aussi pour l’avenir des OGM dans le pays, déjà bien affecté par la culture du coton Bt.

Historique de la moutarde DMH-11 en Inde

  • 2000 : début du développement de la DMH-11 par le Pr. Deepak Pental à l’Université de Delhi.
  • 2002 : demande d’approbation de DMH-11 par le Pr. Pental et dépôt d’une demande de brevet.
  • 2012 : Cour Suprême indienne met en place un Comité d’experts techniques (TEC) pour évaluer les OGM.
  • 2014-2015 : réalisation des essais en champ confinés sous la supervision du Conseil indien de la recherche agricole (ICAR).
  • Septembre 2015 : l’Université de Delhi soumet une demande au GEAC pour la dissémination environnementale de la DMH-11.
  • 25 octobre 2022 : le GEAC approuve la dissémination environnementale de la DMH-11.
  • 23 novembre 2022 : la Cour Suprême ordonne la suspension de la dissémination de la moutarde OGM.
  • 25 juillet 2024 : la Cour Suprême rend un verdict partagé sur l’approbation de la DMH-11.
  • Novembre 2024 : échéance pour l’élaboration d’une politique nationale sur les OGM.
  • i B.V. Nagarathna, Supreme Court of India, « Gene Campaign c. Union of India », 23 juillet 2024.

    iiDhara Mustard Hybrid-11

    iii Denis MESHAKA, « Inde : le destin sous tension d’une moutarde transgénique », Inf’OGM, 5 avril 2023.

    ivGouvernement de l’Inde, « The environnement Protection act », 1986 (consulté le 23 septembre 2024).

    vMinistère de l’environnement, de la forêt et du changement climatique, « Directives et protocoles concernant les OGM et produits issus » (consulté le 23 septembre 2024).

    viAruna Rodrigues, « How GMO will destroy indian agriculture », Off Guardian, 9 février 2024.

    viiB.V. Nagarathna, Supreme Court of India, « Gene Campaign c. Union of India », 23 juillet 2024.

    viiiDenis MESHAKA, « Inde : le destin sous tension d’une moutarde transgénique », Inf’OGM, 5 avril 2023.

    ixGrain, « Moutarde OGM en Inde : des milliers d’années d’héritage culturel menacées », 9 février 2023.

    x « Qu’est-ce qu’une plante tolérant un herbicide (Roundup Ready ou autre) ? », Inf’OGM, 28 août 2014.

    xi Aishwarya Iyer, « Does India really need GM Mustard? », Down To Earth, 18 décembre 2022.

    xiiDenis MESHAKA, « Inde : le destin sous tension d’une moutarde transgénique », Inf’OGM, 5 avril 2023.

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