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De la levure de bière OGM contre la maladie du sommeil
Pour lutter contre la maladie du sommeil, des chercheurs alimentent des pièges à mouches tsé-tsé, vecteur de cette maladie, avec des molécules issues de levure de bière génétiquement modifiée (GM). Ces mêmes chercheurs développent aussi des levures OGM pour la production d’agrocarburant…
Des biologistes moléculaires de l’université Goethe en Allemagne ont trouvé un moyen de produire des pièges à mouches tsé-tsé en utilisant de la levure de bière génétiquement modifiée (GM). Objectif affiché : la lutte contre la maladie du sommeil qui dévaste l’élevage du bétail dans les régions rurales d’Afrique et qui touche aussi les êtres humains [1].
Mimer l’urine de vache
La mouche tsé-tsé est le vecteur principal du parasite unicellulaire responsable de cette maladie, le trypanosome. L’un des moyens de lutte contre la mouche tsé-tsé consiste à utiliser des pièges attractifs. Les mouches sont attirées par les substances présentes dans l’urine du bétail, les 3-alkylphénols. Ces derniers « sont principalement produits à partir de ressources fossiles ou sont synthétisés chimiquement, par exemple à partir de liquides de coques de noix de cajou, ce qui nécessite des procédures d’extraction complexes et des catalyseurs coûteux » [2]. Cette méthode n’est pas abordable pour les communautés rurales d’Afrique, soutiennent les chercheurs. Quant à utiliser directement de l’urine de vaches dans les pièges, le professeur Eckhard Boles, l’un des chercheurs, nous répond que cela n’est pas possible « principalement pour des raisons hygiéniques ». Alors l’idée des chercheurs allemands est de produire en grande quantité des molécules attractives en utilisant de la levure de bière (Saccharomyces cerevisiae) génétiquement modifiée. Ils ont donc modifié une levure qui, en présence de sucre, produit plusieurs molécules (3-éthylphénol (3-EP) et 3-propylphénol (3-PP)) qu’on retrouve dans l’urine des vaches.
Les auteurs indiquent dans leur article que de plus amples recherches et approches doivent compléter ces premiers résultats. Interrogé par Inf’OGM, le professeur Eckhard Boles nous précise : « nous devons encore tester si les quantités sont suffisamment élevées et optimiser légèrement la production de 3-EP et de 3-PP. Et nous devons vérifier si les levures ne produisent pas d’autres substances qui effraient les mouches ou qui étouffent l’effet du EP et du PP. De plus, nous devons tester les extraits de levure avec une colonie de mouches tsé-tsé en laboratoire ».
Concernant le coût de son innovation, le chercheur précise : « les molécules pures issues des levures GM seraient plus chères que la molécule produite par la pétrochimie… Mais comme elles doivent être produites localement par des communautés rurales pauvres, il est souhaitable d’utiliser les résidus de l’agriculture, de l’alimentation humaine ou animale comme substrats appropriés. Et par conséquent, le prix devrait être extrêmement bas, voire ne rien coûter. Cela pourrait nécessiter une ingénierie plus poussée des levures pour l’utilisation de substrats provenant de matériaux tels que la biomasse lignocellulosique, la pectine ou les graisses ». Et il conclut : « Toutefois, pour remplacer ou compléter ces alkylphénols, principalement dérivés de ressources fossiles, le processus de production par fermentation doit encore être considérablement amélioré ».
Sans Bill et Melinda Gates, point de salut ?
Interrogé sur le devenir de ce projet, le chercheur nous répond qu’il n’a aucune idée du temps qu’il lui faudra pour le finaliser. Il nous précise que « cela dépendra du financement et des résultats ultérieurs en laboratoire. Pour l’instant, je n’ai pas de subvention ou d’argent pour poursuivre le projet, mais je suis à la recherche de cela, notamment auprès de la Fondation Gates et de l’OMS ».
De même sur les dépenses que cela engendrera pour un gouvernement, le chercheur répond qu’il ne peut rien en dire. Cependant, il espère pouvoir « donner quelques levures aux agriculteurs afin qu’ils cultivent eux-mêmes la levure à partir de résidus de nourriture humaine ou animale pour produire ainsi les appâts. Ils pourront ainsi mettre cet appât dans les pièges traditionnels. Les coûts seront ainsi réduits à l’administration et à l’aide aux agriculteurs pour mettre en place la technologie. Les levures ne sont pas chères, comme les paquets de levure dans un supermarché pour faire du pain ou des gâteaux ». Il nous précise encore : « il est très facile de cultiver et de faire fermenter des cultures de levure. Il suffit d’utiliser un pot contenant une solution aqueuse de sucres. Il suffit d’y mettre des levures de démarrage, qui se développeront et produiront les molécules en quelques jours, dont les pièges seront alors imprégnés. Et il est tout aussi facile de stocker quelques résidus de ces bouillons et les utiliser à nouveau comme culture. Le système s’auto-réplique ». Interrogé sur la modélisation de la dispersion des levures OGM, le chercheur nous répond n’avoir pas « encore » entrepris une telle étude. Cela paraît assez incroyable que ce risque tout à fait probable ne fasse pas l’objet d’étude a priori.
Le chercheur nous précise également qu’une demande de brevet a été déposée par l’Université de Francfort, mais qu’elle n’est pas encore publiée. Cela a été fait « uniquement pour protéger la technologie, et non pour gagner de l’argent ».
Plus fondamentalement, cette maladie infectieuse est notamment dangereuse dans les zones rurales africaines du fait d’une défaillance du système de santé (diagnostic et accès aux médicaments essentiels). Les auteurs le disent d’ailleurs explicitement dans leur introduction : « La maladie du sommeil chez l’homme est mortelle si elle n’est pas traitée et a de graves répercussions sur la santé humaine, en particulier dans les communautés rurales où les soins de santé sont inefficaces ».
La santé comme leurre d’un futur brevet industriel ?
Cette innovation humanitaire ne serait-elle pas encore un énième cheval de Troie de l’industrie ? Cette levure humanitaire n’est-elle pas une façon de détourner l’attention du grand public et d’en favoriser l’acceptation ?
Le but de cette recherche pourrait être tout autre : en effet, le chercheur précise que « le potentiel des nouvelles levures va au-delà des appâts de la tsé-tsé. À l’avenir, d’autres substances qui ont été précédemment produites grâce au pétrole ou au charbon pourraient être produites par les nouvelles levures : nos levures pourraient être développées pour produire d’autres alkylphénols en plus du 3-EP et du 3-PP. Ces alkylphénols pourraient être utilisés pour la production d’additifs pour lubrifiants ou de substances tensioactives dans les agents de nettoyage ».
Le chercheur ne se fait-il pas payer une innovation au nom de la santé pour ensuite la vendre à l’industrie ? Cette thèse est plus que probable au regard de la trajectoire professionnelle du chercheur. En 2007, Boles a co-fondé la société Butalco GmbH avec Gunter Festel en tant que spin-off de l’université Goethe de Francfort (les levures turbo de Butalco ont été développées à l’Université de Francfort) [3]. En 2012, Butalco a vendu une technologie pour produire du xylose au producteur français de levure Lesaffre [4], qui voulait devenir le leader mondial de la levure pour la production de bioéthanol à base de céréales de première génération et qui était également actif dans le secteur de la deuxième génération. Deux ans plus tard, Lesaffre a repris complètement Butalco [5] et l’a intégré au groupe Lesaffre en tant qu’unité indépendante. Il est un des co-fondateurs de l’entreprise de biotechnologie suédoise Gothia Yeast Solutions. Cette entreprise possède notamment un brevet sur une levure transgénique destinée à la production d’éthanol dont un des inventeurs est le chercheur Eckhard Boles [6].
[1] D’après Wikipédia, entre 50 000 à 70 000 individus sont actuellement infectés par an, le nombre ayant diminué légèrement ces dernières années
[2] Julia Hitschler, Martin Grininger, Eckhard Boles : « Substrate promiscuity of polyketide synthase enables production of tsetse fly attractants 3-ethylphenol and 3-propylphenol by engineering precursor supply in yeast ». Scientific Reports, juin 2020, https://doi.org/10.1038/s41598-020-66997-5