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Coévoluer avec la nature ou la reprogrammer ?
Certaines personnes pensent que le progrès, c’est s’affranchir de la nature dans tous les domaines, y compris celui de l’agriculture et des semences. Leur rêve : reproduire la vie ex nihilo (à partir de rien), grâce au génie humain, à sa science et ses techniques. Guy Kastler, ancien délégué général du Réseau Semences paysannes et actuel représentant de la Confédération paysanne, montre dans cet article les dangers d’un telle approche et les gains qu’aurait l’Homme s’il retrouvait une réelle humilité et harmonie avec la Nature.
L’agriculture paysanne s’est construite par l’adaptation patiente de populations de plantes à la diversité des terroirs et aux évolutions des climats, des techniques culturales et des besoins humains. Une « population » est un « écosystème complexe » composé d’individus doués d’une grande variabilité génétique et tous différents les uns des autres. Ces deux caractéristiques lui permettent de s’adapter aux évolutions constantes des écosystèmes naturels [1] et sociaux [2] au sein desquels elle vit.
A l’opposé de l’image d’Épinal du « livre immuable de la vie », le génome est, lui aussi, un écosystème complexe qui interagit et évolue en permanence avec son environnement. Certains de ses composants se transmettent de manière stable pendant plusieurs générations, mais ce n’est pas le cas de la totalité d’entre eux. Il est maintenant largement admis que les relations entre le génome et son environnement ne sont pas en sens unique et que les modifications épigénétiques ou génétiques provoquées par l’environnement peuvent se transmettre aux générations suivantes. La transgenèse et la mutagénèse ne sont que de mauvaises copies industrielles par génie génétique des phénomènes naturels d’échanges horizontaux de matériel génétique ou de mutations dites « spontanées ». On sait aussi que toute modification d’un seul composant du génome provoque une modification de ses relations avec de nombreux autres composants susceptible d’entraîner d’importantes recompositions dans l’ensemble de génome. Lorsqu’elles ne sont pas modifiées en profondeur par des produits chimiques ou des travaux culturaux trop perturbants (labour profond…), ces interactions génome/environnement sont à l’origine des substances nutritionnelles les plus nobles que nous offrent les plantes. C’est en effet pour moduler leurs relations avec les microbes, les champignons, les insectes et autres organismes avec lesquels les plantes co-évoluent qu’elles assimilent et transforment les oligo-éléments et produisent les antioxydants, les protéines et sucres complexes indispensables à notre alimentation et à notre santé. Autrement dit, lorsque l’agriculture chimique moderne supprime toute vie pour faire du champ un substrat stérile, ces interactions disparaissent et les plantes, qui n’ont plus à coopérer avec un milieu riche et varié, s’appauvrissent.
La résilience est la seule performance durable
Les sélections paysannes sont à l’origine de la diversité des espèces cultivées aujourd’hui disponibles. Ces sélections se font selon des indicateurs globaux et qualitatifs – parfois esthétiques – bien plus qu’analytiques ou quantitatifs. Leurs deux outils sont : 1) le prélèvement dans la récolte des graines ou des plants les plus beaux, donc les plus adaptés localement, pour les ressemer ou les replanter localement à la saison suivante afin de favoriser l’adaptation locale ; et 2) les échanges de petites quantités de graines ou de plants venus d’ailleurs destinés à renouveler régulièrement la diversité locale afin de favoriser sa résilience. Par résilience, on entend la capacité des plantes à s’adapter en permanence pour garantir une récolte suffisante et de bonne qualité nutritionnelle quelles que soient les conditions climatiques et/ou économiques annuelles. On est loin de l’objectif de la sélection industrielle qui est d’atteindre la meilleure performance quantitative dans les conditions de culture les meilleures (irrigation, engrais, pesticides…). Si la meilleure performance est toujours éphémère, la résilience est la seule performance durable.
Au XXe siècle, le travail paysan a été pour une large part remplacé par l’énergie fossile nécessaire à la production des engrais chimiques, des pesticides et à la mécanisation. Cette énergie était alors peu coûteuse et semblait inépuisable, ses conséquences sanitaires, environnementales, sociales et climatiques n’étaient pas encore reconnues. La métamorphose de l’agriculture qu’elle a engendrée s’est traduite par une augmentation du rendement quantitatif des monocultures et une diminution drastique du nombre de paysans. Ces deux évolutions inverses ont justifié la construction de la légende de l’amélioration de la productivité des plantes. Seule la part irréductible du travail de l’agriculteur qui n’a pas pu être remplacée par les nouveaux intrants et équipements a semblé gagner en productivité. Mais elle fait appel à bien plus de travail indirect destiné à produire ces intrants et ces équipements puis à transformer et distribuer les matières premières qu’elle livre à l’industrie agroalimentaire. Par ailleurs, la réparation des dégâts sanitaires et environnementaux engendrés tout autant par la consommation excessive d’énergies fossiles que par la chimie agricole est facturée pour une petite part aux contribuables et pour l’essentiel aux générations futures. Dès lors, l’augmentation de la productivité du travail qu’auraient engendrée les révolutions vertes n’est qu’illusoire. Les gains de productivité des plantes résultant de leur adaptation à une très forte consommation d’intrants et à la mécanisation ne sont eux aussi qu’apparents. Ils n’ont jamais compensé la perte de quantité et de qualité de nourriture produite à l’hectare résultant de toute monoculture. Concrètement, les cultures associées menées en agroécologie paysanne produisent toujours plus de nourriture à l’hectare que les monocultures industrielles, tout en enrichissant les sols. Peu mécanisables, elles mobilisent plus d’emplois paysans et peu d’énergie fossile.
La prétendue « amélioration » des plantes a inversé les principes des sélections paysannes. Au lieu d’adapter chaque population de plantes à son terroir, elle a diffusé massivement quelques plantes élites sélectionnées pour s’adapter au nouveau paquet technologique destiné à remplacer les terroirs. Pour cela, elle a croisé entre elles des centaines de milliers de plantes cultivées collectées aux quatre coins de la planète et n’a gardé que celles qui se montraient le plus à même de valoriser ce « paquet technologique ». Elle a ainsi remplacé la gestion dynamique de populations paysannes de plantes diversifiées et variables par la sélection de la plante élite, sa reproduction à l’identique et l’éradication des hors-types. Elle a remplacé la résilience durable par la performance éphémère. Incapable de s’adapter à l’environnement naturel de chaque champ, la variété homogène et stable devient malade, appelle un recours toujours plus important aux pesticides chargés de gommer les symptômes de ses maladies, puis dégénère avant de disparaître. La durée de vie des nouvelles variétés de blé, quand on les ressème, est aujourd’hui inférieure à cinq ans, celle des plantations de clones viticoles à 30 ans !
Depuis un demi-siècle, la multiplication des collectes de semences paysannes a constamment agrandi le réservoir de ressources génétiques utilisées pour sélectionner de nouvelles plantes destinées à remplacer les « vieilles » variétés en fin de vie. Mais aujourd’hui, il n’y a plus rien de nouveau à collecter pour abonder le pool génétique adapté au paquet technologique des révolutions vertes. Les sols s’épuisent et les rendements plafonnent quelles que soient les quantités d’engrais et de pesticides utilisées. On commence à réaliser que les énergies fossiles ne sont pas inépuisables et que l’émission de CO2 dans l’atmosphère liée à leur utilisation a des conséquences catastrophiques sur le climat. On constate que les pathogènes s’adaptent et contournent les uns après les autres les produits chimiques destinés à les détruire et que les dégâts sanitaires et environnementaux des engrais et des pesticides ne sont plus supportables.
Améliorer les gènes, pour améliorer les plantes ? Sûrement pas !
Pour faire face à cet épuisement de « l’amélioration » des plantes, la recherche industrielle a décidé « d’améliorer » leurs gènes. En prétendant résoudre le problème, elle ne fait ainsi que l’aggraver. Au lieu de croiser entre elles des plantes entières, elle modifie les gènes de leurs cellules multipliées in vitro en laboratoire avant d’en refaire des plantes entières. Ce fut d’abord la transgenèse consistant à rajouter dans les plantes un ou plusieurs gènes destinés à leur permettre de tolérer un herbicide ou de tuer un insecte ou un champignon. Mais l’environnement naturel dans lequel se déroule encore l’agriculture n’est pas un laboratoire ni une usine. Il est vivant, évolue et s’adapte sans cesse. A peine sorties du laboratoire, les plantes issues de ces manipulations génétiques ont été cultivées sur d’immense surfaces. Résultat : en quelques années, cette nouvelle stratégie a été, elle aussi, contournée par les plantes adventices (dites « mauvaises herbes »), les insectes ou les virus… De plus, parce que le génome est un système complexe et non une simple addition de gènes, il est impossible de modifier un gène sans en modifier d’autres. Ces effets « non intentionnels » de la transgenèse ont causé des dommages sanitaires et environnementaux qui amplifient le refus que leur oppose une part toujours plus importante des consommateurs. Autrefois dotée de toutes les qualités, la transgenèse est aujourd’hui qualifiée de technique grossière, imprécise et aléatoire.
Désormais, grâce aux progrès fulgurants du séquençage génétique, le chercheur « réécrit » quelques gènes des plantes et non la totalité d’entre eux comme le laisse entendre la formule « édition du génome ». Il ne sélectionne plus de vraies plantes dans de vrais champs, mais les bits de méta-bases de données numériques qui lui permettent de programmer sur son ordinateur les nouveaux arrangements génétiques brevetables susceptibles de rapporter de gros retours sur investissement. Que ce soit par mutagenèse assistée par marqueurs, par mutagenèse dirigée, greffe, méthylation de l’ADN, Crispr ou la prochaine trouvaille qui va sortir, il force ensuite les cellules à produire ou à accepter toute la série de nouveaux gènes programmés avant de les multiplier, puis d’en faire de nouvelles semences commerciales. Il prétend faire ainsi la même chose que ce que fait la nature, mais plus rapidement. Or, les nouveaux arrangements génétiques ainsi sélectionnés ne sont adaptés qu’au bits virtuels qui ne reflètent de manière déformée que les petites fractions du monde réel pouvant être numérisées. Ils additionnent par exemple plusieurs gènes de résistance condamnés à être contournés juste un peu moins vite que les résistances monogéniques des premières transgenèses, mais qui sont accompagnés d’autant d’effets non intentionnels potentiellement dangereux dès qu’ils sont confrontés au monde réel du champ.
Peut-on supprimer le temps pour en gagner ?
La sélection au laboratoire ne permet aucune adaptation locale. Le temps qu’elle permet de « gagner » n’est pas neutre. Il supprime la confrontation de la plante avec l’environnement naturel après chaque modification génétique ou épigénétique. Or c’est justement cette confrontation-là, faite sur plusieurs générations, qui permet aux nouveaux génomes issus d’une première modification de se ré-organiser pour s’adapter aux réalités du champ, puis aux sélections, naturelle et paysanne, de choisir les plantes qui se sont le mieux adaptées avant de sélectionner éventuellement de nouvelles modifications. Elle seule permet aussi l’observation et l’élimination des plantes porteuses d’effets non intentionnels dommageables qui sont beaucoup plus difficiles à repérer lorsqu’on additionne plusieurs modifications avant toute évaluation comme le fait la sélection au laboratoire.
Le temps supprimé grâce aux nouvelles techniques de modification génétique peut, selon l’industrie, permettre aux nouvelles semences d’arriver sur le marché de cinq à dix ans plus tôt. La contrepartie est une durée de vie de plus en plus courte comme le montrent les nombreux échecs des plantes transgéniques [3]. La société américaine Pioneer propose de limiter la protection totale par brevet des nouvelles innovations semencières à une durée de cinq ans car elle estime que, au-delà, elles sont systématiquement remplacées par d’autres innovations : l’obsolescence programmée ne concerne donc pas que les machines à laver !
Supprimer l’espace ?
La sélection paysanne ne cherche pas à griller les étapes. Elle observe et évalue longuement chaque innovation d’abord localement à petite échelle avant toute éventuelle dissémination plus large. Les effets négatifs non prévisibles et « non intentionnels » ne sont ainsi jamais diffusés à grande échelle. Les OGM sont au contraire disséminés sur toute la planète dès leur sortie du laboratoire, souvent dans plusieurs espèces à la fois. Les promoteurs des nouveaux OGM, issus des prétendues New Breeding Techniques (NBT) qui sont en fait toutes des techniques de modification génétique in vitro, réclament qu’ils ne soient pas soumis à la réglementation OGM. Leur simplicité d’élaboration pourrait les voir se multiplier aussi vite que les kalachnikov en vente libre dans tous les marchés légaux ou parallèles de la planète et provoquer autant de dégâts collatéraux, non intentionnels ou volontaires [4], aux plantes, aux humains et aux animaux qui les consomment, à l’environnement…, avant de disparaître les uns après les autres victimes de leur inadaptation au monde réel. Par quoi pourrons-nous alors les remplacer ? Si d’ici-là nous avons perdu toutes les semences paysannes non manipulées, aurons-nous le choix de ne pas les remplacer par de nouveaux OGM encore moins durables et plus dangereux ?
Aujourd’hui, nous avons encore le choix : contrairement à ce qui se passe dans nos pays riches, la majorité (jusqu’à 80% de l’alimentation des pays non industrialisés, selon la FAO) de la nourriture disponible sur la planète est produite par les petits agriculteurs familiaux qui n’ont pas d’argent pour acheter les semences industrielles « améliorées » et les intrants indispensables à leur culture [5]. Et selon l’ONG GRAIN (en se basant sur les données officielles d’Eurostat), « dans l’Union européenne, 20 pays enregistrent un taux de production à l’hectare plus élevé dans les petites fermes que dans les grandes ». Ces petits paysans ont hérité, conservent et re-sélectionnent jour après jour, surtout dans les pays dits « les moins avancés », une immense diversité végétale et animale dont les gènes n’ont jamais été manipulés. N’attendons pas que les nouveaux OGM brevetés, qu’ils soient étiquetés ou cachés [6], détruisent toutes ces agricultures paysannes, car alors nous n’aurons plus le choix.
[1] sols, eau, autres organismes microbiens, champignons, végétaux et animaux
[2] agricoles, culturels, économiques…
[3] On trouvera de nombreuses références sur le site d’Inf’OGM : par exemple : , « CHINE : Moins d’épandage d’insecticides favorise la biodiversité », Inf’OGM, 11 septembre 2012), , « Résistances aux herbicides et OGM : la fuite en avant des semenciers… », Inf’OGM, 20 mars 2013), ou encore , « Burkina Faso – La fin de la culture du coton OGM Bt pour 2018 ? », Inf’OGM, 7 avril 2016…
[4] L’Agence américaine de sécurité a elle-même alerté contre les risques de « bioterrorisme » résultant de ces nouvelles « biotechnologies de garage » si elles venaient à être déréglementées.
[5] https://www.grain.org/fr/article/entries/4960-affames-de-terres-les-petits-producteurs-nourrissent-le-monde-avec-moins-d-un-quart-de-l-ensemble-des-terres-agricoles
http://www.etcgroup.org/fr/content/avec-le-chaos-climatique%E2%80%A6-qui-nous-nourrira
[6] cf. , « Des techniques et des lois pour confisquer la nature », Inf’OGM, 29 avril 2016