Yves BERTHEAU (Inra) : “Ne pas répéter les erreurs du passé”
Yves BERTHEAU est directeur de recherche à l’Inra de Versailles et coordinateur du programme européen CoExtra : http://www.coextra.eu
Quelles sont pour vous les conditions de faisabilité de la coexistence ?
YB – Le programme européen Co-Extra sur la coexistence et la traçabilité a montré que quasiment aucune entreprise européenne (transformateurs, distributeurs, etc.) n’a mis en place d’outils permettant d’assurer la coexistence. Hormis des sociétés d’alimentation animale, les sociétés agro-alimentaires européennes se prémunissent contre les aléas de l’échantillonnage et des incertitudes de mesure en éliminant systématiquement les régions européennes à OGM, en utilisant des importations à 0,1 ou 0,01% et globalement en utilisant un seuil pratique de 0,1% afin de ne pas risquer l’étiquetage des produits. Il convient dès lors de traduire ces données économiques en pratiques au long des filières.
Souvent réduite à l’utilisation de bonnes pratiques agricoles (ségrégation des récoltes, distances d’isolement, nettoyage des outils), la coexistence nécessite un guide pratique européen officiel d’application obligatoire [1]. Nous devons également tirer les leçons de l’observation des pays tiers : zones refuges peu considérées par les agriculteurs états-uniens, mauvaise ségrégation du maïs Starlink, semences contaminées… Décalage des semis et systèmes de confinement biologique, trop dépendants des variations climatiques, induiront des pertes de rendements pour les premiers et s’avèrent non disponibles avant plusieurs années pour les seconds.
Les outils actuels de simulation de flux de pollen sont encore insuffisants sachant que les modèles développés sur certaines espèces ne sont pas généralisables. Les disséminations à longue distance, la fragmentation des paysages, les OGM à plusieurs transgènes – une préoccupation croissante – ne sont pas pris en compte. La localisation parcellaire prévue dans la loi va dans le bon sens mais les données météorologiques devront être parfaitement connues. Enfin les techniques simples et bon marché d’échantillonnage au champ ne sont pas disponibles. La recherche a de quoi faire avant de pouvoir proposer un outil fiable facilement utilisable.
Et les nombreux récents cas de disséminations incontrôlées (maïs Bt10, riz LL601, etc.) font craindre que les contrôles des semenciers soient toujours insuffisants, comme le sont les crédits des laboratoires de contrôle pour la détection d’OGM non autorisés.
Les observations de Co-Extra sur ce seuil économiquement nécessaire de 0,1% et les résultats récemment publiés du programme SIGMEA [2] indiquent qu’il faudrait donc s’orienter vers la spécialisation de bassins de production, une forte concertation encadrée entre agriculteurs et un cahier des charges européen, officiel et d’application obligatoire à partir de semences à moins de 0,1% de présence fortuite.
Au-delà de ces aspects techniques, des données manquent-elles au dossier ?
YB – Les outils de biovigilance sont oubliés mais, surtout, les débats au parlement ne se sont malheureusement quasiment pas faits l’écho de la question des analyses coûts-bénéfices. Or aucune analyse coûts-bénéfices n’est disponible pour l’agriculture européenne. L’éventuelle augmentation des revenus des systèmes agricoles à “commodities” (produit non transformé), les réductions d’intrants et de teneurs en mycotoxines – dont la filière aval bénéficie mais pas le consommateur – s’avèrent peu convaincantes par rapport aux modèles économiques des régions européennes favorisant les signes de qualité. L’étude de pays tiers récemment engagés dans les OGM, comme l’Argentine, est nécessaire au vu de l’augmentation des prix du Round Up (multiplié par deux en deux ans) et des semences (multiplié par trois) et de l’irréversibilité du système constatée par les producteurs locaux. De même déterminer les impacts technique et financier de l’élimination par les firmes des repousses de colza tolérant aux herbicides au Canada nous serait utile.
La France marque un retard certain dans ce domaine d’analyse et en ce sens, prévoir dans la loi de séparer les scientifiques des représentants de la société civile répète l’erreur de composition des précédentes commissions françaises.
En tant que scientifique, le Haut conseil vous paraît-il apte à répondre à toutes ces questions ?
YB – Tout d’abord, un homme politique devrait présider ce qui aurait dû rester une “Haute autorité”. La science n’a pas été “bafouée” par la présentation qu’a faite le Sénateur Le Grand de l’avis du comité provisoire [3]. Comme homme politique, il était dans son rôle d’interprète. Pour les raisons énoncées précédemment, ce Haut conseil doit comporter un collège unique de scientifiques et de représentants de la société civile, avec des représentants de l’agriculture biologique, des filières sous signes de qualité et des régions “sans OGM”.
La base scientifique doit être élargie aux économistes, sociologues, juristes et experts en traçabilité et détection [4] ceci afin d’éviter de rééditer les erreurs du passé. Pour exemple, le Comité scientifique des plantes européen avait rendu un avis en 2001 sur des seuils de présence fortuite d’OGM (0,3 à 0,7% selon les espèces) dans les semences [5]. Si cet avis avait été suivi, les disséminations à longue distance du pollen, les problèmes d’échantillonnage et d’incertitude de mesures, le type d’unité de mesure du pourcentage OGM et l’effet des empilages de gènes auraient déjà fait disparaître les filières conventionnelle et biologique. L’idée de créer un véritable statut de l’expert devrait permettre de disposer enfin d’expertises approfondies avec des avis réellement motivés, transparents et rapportant les avis minoritaires.
Ce Haut conseil devrait bénéficier d’un budget de fonctionnement et de recherche pour des études à long terme, comme les analyses coûts-bénéfices ou les mesures d’implantation pratique des bassins de production. Enfin, un conseil des laboratoires de contrôle devrait être instauré avec deux représentants du Haut conseil, son président et un de ses scientifiques permanents, pour favoriser les synergies, éviter des prises de décision contradictoires des administrations et lancer les études au cas par cas nécessaires comme la vérification des contaminations rapportées par les journaux et en cours d’instruction (ex. du Bt11 en Bretagne [6]).
Il faut une vraie rupture avec des structures et habitudes passéistes, ce qui n’apparaît pas dans l’actuel projet de loi. Car de notre capacité à maîtriser actuellement la coexistence et la traçabilité des OGM alimentaires dépendra celle de ségréguer de manière fiable les futurs OGM non alimentaires.
[1] actuellement en France, il n’y a aucune obligation (NDLR)
[3] L’avis de la Haute autorité provisoire sur le Mon810 soulève des questions et réveille les lobbies
[4] Décret n°2007-1710, JORF n°0283