Un paysage normatif opulent et impuissant pour une biodiversité déclinante
Partout les normes environnementales prolifèrent et pourtant la biodiversité régresse. En une cinquantaine d’années ont été adoptées des normes, internationales, européennes ou nationales, qui matérialisent la responsabilité de l’Homme à l’égard de l’environnement et qui visent à concilier les activités humaines avec sa protection. Un constat est malgré tout largement partagé : la perte de la biodiversité avance à grand pas. Si des avancées juridiques sont à noter, le foisonnement des normes environnementales ne paraît globalement profiter ni à l’environnement ni au droit.
Le droit de l’environnement est né dans les années 1970. En une cinquantaine d’années, la prise de conscience croissante de la nécessité de protéger l’environnement a donné lieu à une production abondante de normes, à tel point que le droit de l’environnement encadre un nombre toujours plus important d’activités humaines relevant de l’industrie, de l’agriculture, de la production d’énergie, de la gestion des déchets…
Une production abondante de normes
L’abondante production de normes touche l’ordre international, européen et national. À titre d’exemple, au niveau international, ce sont plus de 300 conventions ou traités multilatéraux qui ont été adoptés, l’un des plus récents étant le traité visant à protéger la biodiversité marine en haute mer et l’un des plus connus étant la Convention sur la diversité biologique [1]. Selon le préambule de cette convention, « la conservation de la diversité biologique est une préoccupation commune à l’humanité ». À ces textes juridiquement contraignants s’ajoutent une multitude de textes sans force juridiquement contraignante (déclarations, résolutions, stratégies…).
Toutes ces normes visent pour l’essentiel à limiter les droits de ceux qui utilisent et/ou s’approprient les ressources naturelles, que ce soit en protégeant des espèces et des espaces particuliers ou, suivant une approche globale, la biodiversité, c’est-à-dire le vivant dans son ensemble. Des normes ambitieuses sont adoptées pour empêcher le commerce international d’espèces menacées d’extinction, pour conserver les espèces migratrices ou les zones humides, ou encore pour diminuer l’usage des pesticides, etc. En France, en 2016, la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a inscrit dans le droit le principe de non-régression. Selon ce principe, « la protection de l’environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l’environnement, ne peut faire l’objet que d’une amélioration constante, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment ». Ce principe s’impose uniquement au pouvoir réglementaire et non au pouvoir législatif, mais a déjà fait l’objet d’applications, certes nuancées, par le juge administratif. D’autres principes caractérisent le droit de l’environnement (voir encadré).
Omniprésence du principe de précaution
L’un des grands principes du droit de l’environnement est le principe de précaution. Il a été consacré au niveau de l’Union européenne (Traité de Maastricht), au plan international (Déclaration de Rio et Convention sur la diversité biologique, entre autres) et a été repris en droit français (Code de l’environnement puis Charte de l’environnement à valeur constitutionnelle). Selon ce principe, l’absence de connaissances quant aux conséquences exactes, à court ou à long terme, de certaines actions ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures visant à prévenir la dégradation de l’environnement. Le principe de précaution est devenu la pierre angulaire de la réglementation applicable aux OGM. En France, le Conseil d’État y a fait référence pour la première fois en 1998 à propos de variétés de maïs transgéniques. Récemment, la Cour de justice de l’Union européenne s’est appuyée sur ce principe pour juger que les États membres ne peuvent pas autoriser la commercialisation de semences traitées avec des produits (les néonicotinoïdes) qui ont été bannis par un acte réglementaire de la Commission européenne. Les dérogations que l’État français avaient accordées en 2021 et 2022, pour la culture de betteraves sucrières, étaient donc illégales.
Des normes globalement inefficientes
Peu d’activités humaines échappent désormais aux exigences de conditionnalité environnementale. C’est l’une des conséquences du principe d’intégration énoncé dans la Déclaration de Rio, d’après lequel la protection de l’environnement doit être intégrée dans les autres politiques. Au niveau de l’Union européenne, « les exigences de la protection de l’environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions de l’Union, en particulier afin de promouvoir le développement durable » (article 11 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne).
Mais, malgré la consécration du principe d’intégration, la profusion de normes environnementales, les 26 935 sites Natura 2000 dans l’Union européenne, dont 1 753 en France (en décembre 2021), etc., l’activité humaine continue de nourrir le rythme inquiétant de la disparition de la faune, de la flore et des habitats. En France, le dernier rapport de l’état de l’environnement, publié par le ministère de la Transition écologique et solidaire, indique qu’entre 1998 et 2018, l’abondance des oiseaux spécialistes des milieux agricoles a baissé de 38 %. À l’échelle de la planète, le dernier rapport scientifique de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) dresse, lui aussi, un constat alarmant : 1 million d’espèces végétales et animales seraient menacées d’extinction. La perte de diversité touche également les variétés et races locales de plantes et d’animaux domestiqués [2]. Quant aux micro-organismes, l’évolution de leur diversité reste un trou noir de la connaissance.
Dispositifs trop complexes, retards dans l’adoption des mesures de transposition nationales ou des décrets d’application, principes sans effets juridiques, non-respect du droit, insuffisance des sanctions en cas de non-respect des règles, moyens de surveillance et de contrôle trop faibles… : autant de raisons pouvant expliquer, d’un point de vue juridique, l’ineffectivité de la norme environnementale. Mais toutes ces raisons sont surtout révélatrices d’une volonté politique qui s’incline face aux intérêts économiques, qu’ils soient défendus par des entreprises ou par des États économiquement puissants contre des États plus faibles.
La biodiversité subordonnée aux intérêts économiques
La logique économique s’immisce dans l’architecture même des normes environnementales. Un bon exemple en sont les divers mécanismes de compensation, comme celui appliqué aux émissions de gaz à effet de serre ou encore la séquence « Éviter, réduire, compenser » (ERC). Derrière cette formule se cache une approche comptable : une entreprise peut détruire un écosystème pour y construire une usine si elle contribue financièrement à restaurer ou protéger un autre écosystème. Il s’agit donc de circonscrire les droits de ceux qui veulent exploiter les ressources naturelles dans les limites de l’acceptable… pour les activités économiques. Ce type de mécanisme induit un raisonnement similaire à celui d’un délinquant : ne pas respecter l’environnement me coûtera-t-il plus ou moins que le fait de le respecter ? Alors que la séquence ERC vise l’absence de perte nette voire un gain de biodiversité, elle est, en pratique, déséquilibrée au profit d’une compensation nécessairement non équivalente à l’écosystème détruit.
Bien souvent, les normes environnementales contribuent à créer un marché (celui du carbone par exemple) ou cherchent à créer des conditions normatives favorables au développement de nouvelles poches de croissance, sous de faux prétextes de protection de l’environnement. C’est le cas, entre autres, avec les « nouveaux OGM ». La Commission européenne a ainsi justifié la nécessité d’adopter des règles plus souples pour ces OGM par leur supposée capacité à réduire la quantité d’eau et de pesticides utilisée, à s’adapter au changement climatique, etc. La proposition législative que l’exécutif européen envisage de présenter s’inscrit d’ailleurs dans le cadre de son « Pacte Vert » et de sa stratégie « De la ferme à la table ».
Malgré leur profusion, les normes environnementales, qui ne sont évidemment pas toutes à jeter, ne parviennent pas à enrayer la perte de biodiversité. Au-delà de la question environnementale, ce constat est aussi le symptôme d’un droit qui ne parvient plus à s’imposer et dont la finalité première, celle de fonder un contrat social, a été oubliée. L’insincère logorrhée normative ronge la crédibilité du droit pendant que l’activité humaine, alimentée par l’avidité et l’appât du gain à court terme, continue inéluctablement de ronger la biodiversité. Les peuples sauront-ils renverser ces tendances ?