Protocole de Cartagena en Afrique : une déclinaison orientée
L’Afrique a longtemps été un continent exempt d’OGM. À part l’Afrique du Sud qui a accueilli de telles cultures dès 1999, et qui désormais en cultive sur des surfaces importantes (2,7 millions d’hectares de coton, maïs et soja), les autres pays ont commencé ces cultures plus tardivement. Et certains les ont depuis abandonnées. Pourquoi ce continent est-il d’abord resté à l’écart des cultures transgéniques et comment y ont-elles été introduites ensuite ?
L’Afrique a été un moteur de l’adoption du Protocole de Cartagena. « Les pays en développement ont joué un rôle crucial dans l’adoption du Protocole de Carthagène », écrit Anne Chetaille dans la revue Tiers Monde. « Durant les cinq années de négociation, le G77, à l’exception de l’Argentine, du Chili et de l’Uruguay, a soutenu une position très ferme, militant pour une régulation contraignante sur la biosécurité. À plusieurs étapes du processus, il s’est positionné en acteur incontournable du débat ». Elle précise que « les pays du G77, et les pays africains en particulier, exigent en effet que des mesures sur la responsabilité et la réparation en cas de dommages liés aux OVM soient définies dans le cadre du Protocole. Il s’agit de reconnaître la responsabilité stricte des exportateurs. Finalement, face à l’opposition de plusieurs pays développés, c’est une mesure de compromis qui est retenue ».
Le Protocole de Cartagena a été signé par de nombreux pays africains mais ces derniers ont mis des années avant d’introduire les obligations du Protocole dans leurs législations.
Une loi modèle pour l’Afrique
En parallèle de l’adoption du Protocole, l’Union Africaine (UA, appelée à l’époque Organisation de l’Unité Africaine), avait adopté une loi cadre de biosécurité. Cette initiative menée par Tewolde Gebre Egziabher, directeur de l’agence de l’Environnement de l’Éthiopie, devait servir de référence unique aux pays africains pour établir leurs lois de biosécurité nationale. Cette loi modèle était une adaptation relativement stricte et protectrice du Protocole. En 2003, le Conseil des Gouverneurs de l’UA encourage vivement ses États membres à utiliser la loi cadre en lieu et place du Protocole de Cartagena. En 2004 [1], ils enfoncent le clou : un groupe d’experts africains, réuni au Bénin sous les auspices d’une des Commissions de l’Union Africaine, reconnaît expressément la nécessité de mettre en œuvre un moratoire sur les OGM tant que les États n’ont pas de réelles capacités en biosécurité.
Le Protocole impose aux pays l’ayant ratifié de mettre en place un cadre national de biosécurité et un volet du Protocole est consacré aux aides financières et au « renforcement des capacités ». De l’argent est massivement investi pour « aider » les pays du Sud, notamment en Afrique, à mettre en place un tel cadre pour renforcer leur capacité en matière de biotechnologie. Ces programmes feront fi du travail de l’Union Africaine.
Le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et le Fond mondial pour l’environnement (FEM) ont déployé dès la fin des années 90 et encore actuellement un important dispositif visant à aider les pays en développement à mettre en place des lois nationales sur la biosécurité, inspirées du Protocole de Cartagena. Anne Chetaille, qui a suivi ce programme de près, écrivait en 2006 [2] : « La plupart de ces cadres contiennent des projets de loi, sans véritables textes d’application. Certaines pressions extérieures ainsi que le manque de capacités institutionnelles et scientifiques et de ressources financières peuvent expliquer ce difficile passage à des législations opérationnelles ». Face à cet échec, le PNUE / FEM lancera à intervalles réguliers de nouveaux programmes d’aide à la mise en place de lois pour encadrer les OGM.
1997 – 2006 | 60 millions de dollars (FEM) et 17 millions de dollars (PNUE) | Ce programme a bénéficié à plus de 130 pays. |
2006 – 2010 | 90 millions de dollars [3] | |
2010 – 2014 | Le montant n’est pas détaillé. | Un document de 2011 atteste d’un financement d’un million de dollars pour les pays africains [4]. |
2014 – 2018 | 30 millions de dollars [5] | |
2018 – 2022 | 7 millions de dollars (et 37 millions au Protocole de Nagoya) [6]. | Sur cette enveloppe, le FEM décide en juillet 2020 de verser 1,5 million de dollars (et 1,3 million de dollars de co-financement) aux pays africains pour qu’ils établissent leur 4e rapport national de biosécurité. |
Des aides… très intéressées
Les rapports nationaux ou internationaux liés aux programmes du FEM/PNUE montrent des faiblesses et des lacunes importantes et une lenteur excessive ou délibérée dans la mise en place de structures précises et opérationnelles. Tous les programmes du FEM sont co-financés. Par exemple le programme d’aide à six pays d’Afrique de l’Ouest (dont le Sénégal et le Bénin) entre 2007 et 2010 a bénéficié d’une aide de 6,1 millions de dollars de la part du FEM et d’un co-financement de 18,9 millions de dollars [7] de la part de l’USAID (Agence de développement international des États-Unis), de la France et des entreprises privées (5 millions pour le secteur privé). Parmi les activités attendues dans le cadre de ce financement, figure par exemple une étude menée par l’IFPRI consacrée aux bénéfices attendus (et non aux échecs !) du coton Bt pour les agriculteurs [8].
L’IFPRI est un outil au service de la promotion des biotechnologies et est notamment financé par Alliance for a Green Revolution in Africa (AGRA) [9], la fondation Bill et Melinda Gates, CropLife International, la fondation Syngenta, la fondation Rokfeller, etc. En règle générale, les experts invités dans les ateliers mis en place par le PNUE / FEM sont plutôt favorables aux biotechnologies végétales. Nous retrouvons régulièrement des « cours » organisés par l’Université du Michigan (MSU) [10].
Court-circuitant l’Union africaine et son projet d’harmonisation des législations, la Banque mondiale / FEM décide en 2006 de financer à hauteur de 5,4 millions de dollars l’Union économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) [11] [12] pour qu’elle élabore un projet régional de biosécurité. Ce programme est dénoncé par la société civile africaine notamment car l’UEMOA est une structure plus facilement manipulable et influençable. Elle craint que cette loi régionale ne soit trop permissive et facilite de fait l’introduction des OGM en Afrique de l’Ouest. Et là encore, on retrouve le bras intellectuel du lobby des OGM : « Le projet a demandé à l’IFPRI de mettre au point une méthodologie pour l’évaluation de l’impact économique potentiel du coton Bt en Afrique de l’Ouest ».
Ces éléments permettent déjà de mieux comprendre pourquoi ces programmes n’ont pas forcément abouti à des législations concrètes et protectrices. Doter les pays africains du cadre légal promu par tous ces programmes « d’aide » et non par la loi cadre de l’UA permet d’introduire légalement les OGM, peu importe si le cadre est inefficace ou laxiste. L’intérêt majeur de ces programmes de formation, c’est de former justement une élite scientifique et politique qui sera favorable aux biotechnologies. Ainsi, reprenons l’exemple de la MSU. Cette université a créé un réseau [13] qui organise des visites en Afrique du Sud, au Brésil, etc. afin de montrer les réussites « incontestables » des OGM. Phinehas Tukamuhabwa, directeur de l’Institut de Recherche Agricole de l’Université de Makerere en Ouganda, a ainsi pu rencontrer Dechun Wang, chercheur à la MSU, lequel l’a convaincu que le soja RR était une solution écologique et économique. En 2018, il introduisait les essais en champs de soja RR en Ouganda.
Des cadres de biosécurité très permissifs
Ainsi, actuellement, de nombreux cadres nationaux de biosécurité sont encore peu fonctionnels comme en témoigne un document publié par le gouvernement du Sénégal [14] : dans sa stratégie nationale de biosécurité établie pour les années 2018 / 2022, un budget de 2,8 milliards de francs CFA (4,3 millions d’euros), financé en partie par le FEM, est alloué pour améliorer les dispositifs juridiques et techniques liés à la biosécurité. Et le Bénin a officialisé en 2021 [15] sa loi nationale de biosécurité, après avoir bénéficié de nombreuses aides du PNUE / FEM. Le Bénin avait ratifié le Protocole de Cartagena en 2005 et un moratoire avait été maintenu pendant de nombreuses années. Les cadres de biosécurité qui ont abouti sont globalement assez permissifs comme au Ghana, au Kenya, ou au Burkina Faso.
Le Protocole de Cartagena, même s’il a été instrumentalisé par de nombreux acteurs pour introduire des lois permissives, reste une référence pour la société civile africaine. Elle continue de demander une application stricte de ce texte et se bat contre des versions édulcorées.
Les États-Unis à la manœuvre
Au-delà de ces programmes, l’échec de la mise en place de loi contraignante et efficiente sur les OGM et l’abandon par les États africains de leur opposition face à ces OGM viennent aussi des pressions économiques de certains États, avec à leur tête les États-Unis.
L’USAID n’intervient pas seulement en cofinançant le FEM, mais aussi directement via son propre programme d’aide à la mise en place de cadre de biosécurité. Début 2000, l’USAID lui a dédié 14,8 millions de dollars sur cinq ans. Le projet est coordonné par l’IFPRI et mené en collaboration avec l’Université de l’État du Michigan. Toujours en 2000, les États-Unis lançait l’initiative Millenium Challenge Corporation avec un budget de cinq milliards de dollars par an à un groupe de pays sélectionnés (Bénin – 300 millions, Mali – 212 millions, Sénégal – 255 millions et Burkina Faso). Cette aide était dépendante à la mise en place de « politiques sûres ». En 2005, le secrétaire d’État américain au commerce extérieur, Rob Portman, précisait que cette aide devait permettre de « s’attaquer à des obstacles qui freinent depuis longtemps son développement, notamment ceux auxquels doivent faire face les cultivateurs de coton » [16]. En 2013 et en 2014, l’USDA, l’autorité nationale de biosécurité du Sénégal et la fondation du Conseil international d’information sur l’alimentation (Ific) [17] organisaient des ateliers à l’attention des parlementaires et des membres de la société civile africaine. Comme le relate le journal lejecos.com [18] « durant les deux jours, les participants vont, avec l’aide des experts américains travailler à la mise en place d’un système de communication adéquat visant non seulement à éclairer le choix des consommateurs mais aussi à leur fournir un outil d’aide à la décision ». En ouverture de l’atelier, Souleymane Diallo, directeur de cabinet du ministre de l’Environnement et du Développement durable, déclarait que les plantes génétiquement modifiés ont contribué à la sécurité alimentaire, au développement durable et à l’adaptation au changement climatique.
[1] , « BENIN – Demande de moratoire », Inf’OGM, 16 janvier 2004
[2] « La biosécurité dans les pays en développement : du protocole de Carthagène aux réglementations nationales«
[3] Troisième Assemblée du FEM, GEF/A.3/6, 25 août 2006, Le Cap (Afrique du Sud), 29-30 août 2006, Point 9 de l’ordre du jour, Quatrième reconstitution des ressources de la caisse du FEM, Résumé des négociations.
[4] Support to Preparation of the Second National Biosafety Reports to the Cartagena Protocol on Biosafety-Africa
[5] Cinquième Assemblée du FEM, 28 – 29 mai 2014, Cancún (Mexique), Point 8 de l’ordre du jour, Rapport sur la sixième reconstitution de la caisse du FEM, (Document établi par le Secrétariat du FEM et la Banque mondiale en qualité d’Administrateur)
[6] https://www.thegef.org/sites/default/files/council-meeting-documents/GEF.A6.05.Rev_.01_Replenishment.pdf
[8] « The likely consequences on seed supply and product channels in West Africa, and (3) the range and distribution of potential economic benefits. It was used to identify factors that could influence the success or failure of Bt cotton introduction and to serve as a basis for future regional policymaking » THE WORLD BANK/IFC/M.I.G.A. OFFICE MEMORANDUM DATE : April 24, 2007) et Refining Opportunity Cost Estimates of Not Adopting GM Cotton : An Application in Seven Sub-Saharan African Countries
[10] Le site dédié aux OGM mis en place par la MSU est assez explicite comme en témoigne par exemple la FAQ sur la sécurité des plantes transgéniques (Are GMOs Safe ? Exploring the safety of genetically modified foods.) ou celle sur les super mauvaises herbes (Superweeds, secondary pests & lack of biodiversity are frequent GMO concerns).
[11] Rapport préliminaire – Projet régional de biosécurité, en Afrique de l’Ouest, Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo, UEMOA, Cadre de gestion environnemental et social pour la biosécurité, Août 2006.
[12] Document de la Banque mondiale, Rapport nº : 36383, Document d’évaluation de projet relatif à une proposition de don par le fonds fiduciaire de l’environnement mondial d’un montant de 5,4 millions d’usd à l’union économique et monétaire ouest-africaine et à une proposition de crédit de l’association internationale de développement d’un montant de 2,6 millions de dts (contrevaleur 3,9 millions d’usd) au Burkina Faso pour un projet regional de biosécurité en Afrique de l’Ouest, 19 octobre 2007.
[14] Autorité nationale de biosécurité, Stratégie Nationale de Biosécurité, 2018 – 2022.
[16] U.S. launches West Africa Cotton Improvement Program, Forrest Laws 2, Nov 30, 2005
[17] Les membres de l’Ific sont en partie des entreprises agro-alimentaires comme Cargill, Coca-Cola, semencières comme Corteva (ex Dupont-Dow) : https://ific.org/work-with-us/our-membership/ et SourceWatch décrit cette fondation comme défendant activement les OGM : International Food Information Council