n°171 - avril / juin 2023

OGM : entre « objets scientifiques » et autoritarisme

Par Inf'ogm

Publié le 24/04/2023

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Je ne m’occuperai pas ici de savoir si la culture de tel ou tel OGM est agronomiquement ou sanitairement dangereuse ou non, mais plutôt de la différence entre une connaissance et son énoncé, d’un côté, et un objet, tel organisme génétiquement modifié, de l’autre.

Le discours commercial sur les OGM, aussi bien que le discours de leurs promoteurs scientifiques, cherchent à faire passer ces objets pour des objets spéciaux, « science based », des objets scientifiques en quelque sorte. Or, l’idée même d’un objet « science based » est absurde. La méthode, la transgenèse en l’occurrence, qui l’a produit peut effectivement l’être, mais non un objet en lui-même. Seul un énoncé, c’est-à-dire une assertion, peut relever de la modalité de jugement selon le vrai et le faux, consubstantielle au discours scientifique. Un objet quant à lui n’est ni vrai ni faux, mais est. Il peut supporter pour cette raison un grand nombre de modalités de jugement (selon le beau/laid, lourd/léger, cher/bon marché, etc.). Un énoncé, comme un argument imparable, peut fermer une discussion ; pas un objet qui, cependant, doit pouvoir l’ouvrir (sauf exception, comme l’arme signée d’un crime).

Les OGM sont des produits de la science combinatoire

Les sciences sont, en premier lieu, productrices d’énoncés permettant de décrire la relation stable entre des phénomènes déterminés, préexistants, et partant, de les prévoir. Pour reprendre la nomenclature de Nicolas Bouleau, cela vaut pour la science nomologique, pour la physique, pourvoyeuse de lois fondamentales, mais aussi pour les sciences interprétatives, celles qui procèdent par construction de modèles numériques utilisant les lois de la science nomologique pour décrire et prédire le fonctionnement de systèmes [1]. Il en va différemment avec le troisième type d’activité scientifique, la science combinatoire, à savoir la chimie et la biologie. C’est en l’occurrence la manipulation du réel, sa transformation et non sa simple description, qui engendre la connaissance. Il y a une différence de nature entre une théorie physique et l’une de ses applications possibles, alors qu’il n’y en a pas entre une molécule de synthèse produite en laboratoire à des fins cognitives, et la même molécule synthétisée industriellement et vendue sur un marché. Toutefois, la connaissance est la description de la manipulation circonstanciée et de son résultat, et non la molécule de laboratoire.

Raffinons un peu cette analyse. Considérons désormais l’objet climat, à savoir l’objet des sciences du climat. Il ne s’agit pas d’un objet au sens traditionnel, accessible à nos sens, ni même d’une entité discrète accessible par une procédure de laboratoire, mais d’un objet en un sens métaphorique, à savoir une synthèse théorique, un concept, construit scientifiquement, s’exprimant via des graphes et des courbes. Nous ressentons la météo, à savoir la chaleur, l’humidité, la force du vent, etc., mais nullement le climat. Nous pouvons percevoir des manifestations indirectes du climat, par exemple l’ordonnancement d’une ville du Nord par opposition à une ville méditerranéenne, ou une forêt tropicale par contraste à une forêt boréale, mais non le climat lui-même, qui est une tendance au long cours. Dès lors, le climat en tant qu’objet théorique ne relève que d’une modalité de jugement, celle selon le vrai et le faux. On ne peut en parler qu’en reprenant les assertions scientifiques avec plus ou moins d’exactitude.

Or, il en va tout autrement d’un OGM, d’une plante génétiquement modifiée par exemple, un être normalement familier. En laboratoire, c’est le résultat d’une méthode, la transgenèse ou la mutagénèse, mais c’est une chose ordinaire, si ce n’est qu’elle est réservée à la fréquentation d’une catégorie d’individus, les chercheuses et chercheurs. Un modèle climatique, objet théorique donc, qui fait exister le climat, qui le construit, peut quant à lui être faux, par exemple parce qu’il est incapable de reproduire correctement les grandes variations du climat passé. Il n’en va pas ainsi de l’OGM de laboratoire. Il peut, en tant que construction théorique, avoir affaire à l’erreur, pour autant qu’il ne correspond pas au résultat attendu ; mais il n’en constitue pas moins un objet ordinaire. A ce titre, il ne saurait être vrai ou faux, mais relève en revanche d’un grand nombre de modalités de jugement : selon le beau/laid, le lourd/léger, le sec/humide, le dangereux/inoffensif, le cher/bon marché, etc. Un objet ne saurait être vrai ou faux. La toile d’un faussaire, objectera-t-on, peut être fausse. Non pas en tant que toile, mais que tableau prétendu de.

Les OGM ne sont pas « science based »… ils sont

Et donc un OGM, ne participant pas à la catégorie de vérité, ne saurait être « science based ». Il est simplement. Et, à ce titre, il peut recevoir des jugements divers. Le registre de la « science » à laquelle on tente de le raccrocher ainsi ne qualifie que très partiellement cet objet, en évoquant la méthode qui l’a produit. Parler d’objet « science based » revient à conférer à cet objet ordinaire un statut illégitime, une autorité, voire une transcendance qu’il ne possède nullement. Le dessein visé est alors de couper court aux autres modalités de jugement. Rappelons que le fait de soumettre les plantes génétiquement modifiées à une évaluation préalable spécifique a dû être imposé ; leurs promoteurs le refusaient. Une plante génétiquement modifiée donnera lieu à une multitude de modalités d’appréciations possibles : elle peut être jugée économiquement ruineuse ou intéressante, facile ou non à cultiver, fragile ou résistante à des attaques diverses, être malodorante ou non, flatteuse au regard ou non, etc. En outre, ces jugements, qui peuvent donner lieu à des controverses ou désaccords, ne sont pas suspendus aux cieux. Ils renvoient systématiquement à des référentiels particuliers et divers. Parmi la multitude des référentiels possibles, qui sont des visions différentes, figurent par exemple : celui de l’agroécologie et de la permaculture attachées à la complémentarité entre espèces inhérente aux écosystèmes, celui de la volonté de renouer avec le sauvage via divers projets de ré-ensauvagement, celui de la paysannerie autonome soucieuse de l’indépendance – notamment financière et technique – des paysans, celui d’une pratique étroitement comptable de l’agriculture, indifférente aux effets extra-financiers, notamment climatiques et en termes de biodiversité, celui de l’agriculture biologique, etc. Une diversité analogue vaut pour n’importe quel domaine d’activités dans une société « démocratique ».

Plus généralement, certaines pratiques de l’industrie ne sont pas sans lien, sous un autre plan, avec des pratiques politiques « autoritaires ». Je rappelle succinctement le critère du totalitarisme selon Claude Lefort : lorsque l’État, avec prétention scientifique, en l’occurrence le matérialisme dialectique historique, prétend résorber la diversité inhérente à la société civile et décider du vrai/faux, du juste/injuste, du beau/laid, du mal/bien, du payer/ne-pas-payer, etc., en lieu et place de la société civile dans sa diversité, et au nom d’une seule modalité de jugement, la sienne (le légitime/illégitime). Il intervient alors dans tous les domaines d’activité – scientifique, juridique, esthétique, moral, économique, etc. – pour y imposer une posture unique, politiquement déterminée. Cette résorption des modalités de jugement par une seule peut aussi s’imposer via le marché, et on parlera d’« impérialisme de marché » avec Michael Walzer ; c’est alors le payer/ne-pas-payer qui décide de tout [2]. Or, telle est bien la prétention de certains acteurs du domaine des OGM. Leur intention est de soustraire leurs objets au domaine de la contestation discursive et même d’en imposer l’existence et la diffusion, alors qu’il s’agit de substituer des artefacts produits par des groupes industriels et commerciaux aux cultivars hérités d’un passé au moins séculaire, et d’une multitude de traditions et pratiques collectives, non appropriables. C’est en réalité d’une violence inouïe.

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