Bidouillage génétique : jusqu’au point de rupture ?
Tout être vivant est situé dans un contexte évolutif, mais les « créateurs » d’OGM (anciens et nouveaux) le nient. Résultat : ils nous entraînent vers un « point de rupture » de nos écosystèmes. C’est ce qu’explique ici Frédéric Jacquemart, médecin, ancien président d’Inf’OGM, et ancien membre du Haut Conseil des biotechnologies.
La célèbre phrase du biologiste Theodosius Dobzhansky : « rien, en biologie, n’a de sens si ce n’est à la lumière de l’évolution », signifie que tout, en biologie, tout être, en fait, est constitué par son histoire et l’histoire du système (la biosphère) dans lequel il a émergé. Elle signifie donc la nécessité (condition pour avoir du sens !) de resituer tout être, tout concept, dans un contexte qui est l’histoire du monde.
Très curieusement, alors que Dobzhansky est cité « quarante douze mille fois » dans la littérature scientifique, il n’est jamais tenu compte de la signification pourtant très profonde de ce qu’il dit. Ainsi, pour la plupart des biologistes, les OGM, y compris les derniers produits des dernières technologies, n’ont pas d’histoire et sont réduits au seul contexte implicite du laboratoire et ce alors même que ces produits, pour ceux qui nous intéressent ici, sont utilisés dans la société et dans la nature, c’est-à-dire dans un contexte totalement différent ! Ce qui constitue l’identité de l’OGM au laboratoire, c’est-à-dire essentiellement sa séquence génétique, perd sa pertinence dans les contextes ouverts de son usage (à savoir : la société n’a rien à faire de la séquence d’un OGM utilisé dans les champs ou ailleurs dans la nature).
Depuis des années, le Groupe International d’Études Transdisciplinaires (Giet) incite les militants et citoyens à se réapproprier la parole, c’est-à-dire à ne pas se placer dans le contexte fourni par les laboratoires et l’industrie, comme s’il s’agissait de la seule manière de penser possible. Ces OGM-là ne sont pas les nôtres et pourtant, la propagande de l’industrie, partagée par les experts, nous a largement fait croire que si.
Dangereux experts
Avant d’aller vers le thème de la santé, qui nous occupe dans l’immédiat et qui découle de ces préliminaires, allons directement vers les dernières techniques de manipulation du vivant, pour mieux nous faire comprendre : dans leur argumentation visant à faire en sorte qu’une partie des OGM obtenus par « édition de gènes », dont Crispr/Cas, ne soit pas règlementée, les « experts » se sont basés sur le fait que si on regarde une séquence d’organisme muté, on ne peut pas savoir avec ces seules données si la mutation a été naturelle, provoquée par des méthodes classiques ou par des techniques modernes, dont Crispr/Cas. Donc, si on ne sait pas distinguer, c’est pareil, clament-ils ! Voilà qui rappelle furieusement un temps pas si lointain (juste avant le temps de la vache folle) où les experts disaient que comme on ne sait pas distinguer une protéine animale d’une protéine végétale, les deux sont identiques et utilisables de la même façon.
Outre le fait que l’impossibilité de distinguer ces différents mutants n’est pas tout à fait vraie (Inf’OGM l’a montré), le point essentiel est que cette réduction à la vision du laboratoire ne convient en rien à la situation. Comme l’ont souligné un certain nombre d’ONG dans une lettre à la Commission européenne, « la nature « peut » produire les « mêmes » mutations, mais dans un temps qui n’a rien à voir avec les réalités biologiques et humaines ». Ainsi, parlant du blé résistant à l’oïdium obtenu avec Crispr/Cas9 qui a nécessité la modification simultanée de trois gènes, Limagrain déclare : « la probabilité d’occurrence naturelle d’obtenir les trois bonnes versions du gène dans la même plante était de 10-21. Ça veut dire quoi ? Il aurait fallu observer tous les plants de blé cultivés sur la planète pendant quatre millions d’années pour avoir une chance de trouver une seule plante présentant spontanément les trois bonnes versions du gène ».
Cette fantastique accélération des possibilités de transformer le vivant est-elle compatible avec l’organisation sociale et l’organisation de la biosphère ? Qu’il s’agisse de la société ou des écosystèmes ou de la biosphère (écosystème global), il s’agit de systèmes hypercomplexes de connexions et de flux de matière, d’énergie, d’information, voire d’autres choses ou non-choses. Ces systèmes ont une organisation qui provient de leur histoire (ils ne sont pas quelconques). Ces systèmes complexes ont aussi un caractère essentiel : ils ont une très forte résilience. Ce caractère a fait qu’on a considéré implicitement, dans la civilisation occidentale, qu’il n’était pas nécessaire de se préoccuper des effets que pouvaient avoir nos actes sur l’organisation des systèmes sus-cités, notamment sur la biosphère, qui apparaissait comme ayant une résilience infinie. Or, cet a priori implicite ne peut plus être considéré aujourd’hui comme étant valide et LA question majeure actuelle est, justement « est-ce que l’organisation qui nous permet d’exister est mise en péril par nos actes ? ».
Les biologistes changent le rythme de l’évolution
Pour les systèmes vivants, l’évolution a consisté essentiellement à varier les vitesses des réactions biochimiques. Toutes les transformations des molécules de la biosphère sont spontanément possibles. La première gorgée de lait ingérée par le nourrisson peut être spontanément digérée dans un tube stérile… mais en une vingtaine d’années. Ce qui permet la vie, c’est l’accélération modulée des réactions biochimiques par les enzymes, qui ne font rien d’autre qu’accélérer des réactions qui se produisent spontanément. Ainsi, la biosynthèse de l’ADN comporte une étape, qui est la décarboxylation de l’acide orotique. Cette substance, en milieu aqueux et à température ordinaire, se décarboxyle spontanément avec une demi-vie de… 78 millions d’années. L’enzyme en cause accélère la réaction de décarboxylation par 1017 fois (la demi-vie passant à 0,025 secondes), ce qui rend la vie possible. C’est bien cette temporalité différentielle qui sous-tend l’organisation des systèmes vivants à toutes les échelles. Elle n’est pas quelconque, elle est le fruit de l’histoire des systèmes vivants. Au niveau de l’évolution de la biosphère, on ne modifie pas notablement les vitesses des changements sans prendre des risques pour le maintien de l’organisation même de la biosphère (et de l’organisation sociale).
Les systèmes naturels évoluent. A priori, ils évoluent sans intention de devenir quoi que ce soit, ils évoluent, c’est tout. Lorsqu’un nouvel élément, un nouveau flux, survient, c’est que le système a rendu possible cette émergence, du fait de la compatibilité (non absolue) de cette nouveauté avec l’organisation actuelle du système. Les actions humaines, elles, sont intentionnelles. Elles cherchent à atteindre un but. Elles sont, en ce sens, artificielles. Il est possible d’évaluer la satisfaction apportée par ce résultat (évaluation classique) mais non la cohérence de ce qui est produit avec le système avec lequel la nouveauté interfère. La majorité des interactions sont en effet hors de la vue, quelconques et donc aléatoires par rapport à l’organisation du système.
Si nous écrasons une mouche, à l’instant même, tous les éléments de la mouche sont toujours présents. Ce que nous avons fait, c’est d’introduire une quantité considérable d’aléatoire dans le système organisé « mouche » et nous l’avons désorganisé. Cette même mouche vivante a besoin d’aléatoire pour vivre. Mais la quantité est une notion pertinente. Un peu d’aléatoire est nécessaire à la vie, trop la désorganise. Depuis 20 000 ans, l’humanité artificialise les êtres vivants qu’elle cultive ou élève. Ce qui est maintenant en cours, c’est de changer cette petite quantité d’artificiel en une énorme quantité. Encore une fois, les systèmes complexes sont résilients, mais jusqu’à un certain point de rupture. Où est ce point ? La réponse est impossible à donner, par contre, on peut voir que la technoscience évolue de manière grossièrement exponentielle. Après une évolution très longue et très lente, nous sommes maintenant dans une phase quasi-verticale de cette évolution. Il n’est donc pas nécessaire de savoir quantifier l’aléatoire introduit puisqu’on sait, par l’allure de la courbe évolutive, que dans quelques pas (années), le seuil, quel qu’il soit, sera dépassé.
L’accélération exponentielle des biotechnologies via, notamment, Crispr, potentialise l’accélération de l’évolution des technosciences. À partir de quand le point critique de basculement du système sera-t-il atteint ? Manifestement très bientôt. Et l’effet des OGM sur la santé dans tout ça ? Je vous laisse en juger.